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L’utérus, pooq ou puuq[1], figure au centre de la grandiose représentation structurale, sur trois niveaux, que Bernard Saladin d’Anglure a faite de la vision du monde des Inuit canadiens (1986 : 39). Ce terme de pooq signifie « mère » dans toutes les langues des esprits (parlées par les non-humains) répertoriées de l’Alaska à la côte est du Groenland[2]. Dans la langue vernaculaire, le sens commun de pooq est encore plus large : il désigne un sac. À peine antérieurs à l’expansion de la culture Thulé dans l’ensemble des régions yupiit et inuit à partir du XIIe siècle, les sens correspondants de pooq et d’autres notions associées peuvent être considérés comme un patrimoine commun à tous les Inuit et traités comme tels, en dépit de différences marquées dans l’organisation sociale et les représentations culturelles entre le sud et le nord, l’est et l’ouest des régions yupiit et inuit (Dumond 1977 : 151-159)[3].

Si l’on examine les paliers supérieurs du modèle structural de Saladin d’Anglure, on constate que l’utérus est, au deuxième palier, identique à l’habitation et, au troisième palier, à la notion de sila, l’air, le temps, l’extérieur et la raison. Toutefois, la polysémie de pooq en fait un symbole central qui investit d’autres aspects de la cosmologie. L’analyse des rituels et des mythes précoloniaux de la côte est du Groenland permet d’établir que pooq est au coeur d’une constellation de concepts dont on peut reconnaître des éléments plus ou moins importants dans tout le monde yupiit et inuit, et qui n’a rien perdu de sa fertilité dans certains mythes groenlandais de la période d’acculturation des XIXe et XXe siècles[4].

La polysémie de pooq rend la théorie de Viveiros de Castro (2002) sur le perspectivisme somatique parfaitement adéquate pour l’analyse. Dans la perspective d’un chasseur, selon cette théorie, tous les êtres sont identiques en tant que « personnes » semblables aux humains (l’animisme est redéfini : les saumons se voient eux-mêmes comme des saumons de la même façon que les humains se considèrent comme humains). Mais ils diffèrent (par espèce essentiellement) de par leurs capacités corporelles, leur mode de vie, leur culture, leur habitus. Ces différences donnent lieu à des perspectives divergentes, dans le sens où bien que les « autres » voient le monde de manière identique aux humains, ils voient d’autres mondes. Et la peau, plus que toute autre partie du corps, représente l’habitus et la perspective de la « personne ». En outre, le mélange des perspectives ne se produirait que dans le monde indifférencié du mythe des origines (ibid.).

La culture cynégétique des Inuit respecte la plupart de ces critères. Elle assigne la même « vie », inua ou yua, sa « personne », à n’importe quel être vivant ; la signification de pooq, dans la langue vernaculaire, recouvre la peau animale tout entière (et le vêtement qui couvre la peau humaine) dans une perspective humaine, mais comprend quelque chose d’autre (« mère ») dans la perspective des « autres » (non-humains). Ces différentes perspectives se trouvent en avant-plan tant dans le mythe que dans la langue des esprits, qui ne diffère que par un nombre substantiel de métaphores et d’archaïsmes du dialecte local. Les chamanes étaient experts dans le maniement de cette langue, mais il ne s’agissait pas d’une langue secrète (Thalbitzer 1910 ; Oosten 1989)[5], et depuis que la langue des esprits s’est fondue dans la langue vernaculaire, l’affirmation de Viveiros de Castro quant au fait que les perspectives ne se confondent que dans les mythes n’apparaît donc pas tenable.

Dans ce qui suit, des références seront faites à Viveiros de Castro ainsi qu’à d’autres auteurs. Nous y reviendrons également dans la discussion finale[6].

Le Pooq comme sac rempli d’air

« La manière des humains est celle d’un sac rempli d’air, qui peu à peu se dégonfle jusqu’à ce qu’il soit complètement vide » (P. Egede 1971 : 93, 1939 : 65). Le Groenlandais qui, en 1738, prononça cette réflexion, publiée en danois par le missionnaire Poul Egede, avait sans doute utilisé le mot pooq, « sac », mais visualisait l’objet qui y est le plus étroitement associé du point de vue d’un chasseur, l’avataq, sorte de coussin de flottaison fabriqué à partir de la peau d’un phoque, puis gonflé et scellé[7]. Dans le même ordre d’idées, les deux figures masquées de la fête annuelle de la déesse Sedna, dans l’île de Baffin, tombent mortes quand les flotteurs accrochés à leur dos se déchirent, mais reviennent à la vie grâce à l’ingestion d’un peu d’eau, suivant en cela le même procédé qui permettait à l’âme d’un phoque tué de se réincarner (Boas 1964 : 195-196).

Bien que l’avataq (en langue vernaculaire) soit, littéralement, un dispositif gonflable extérieur alors que le pooq, dans la langue des esprits, est un « sac » intérieur rempli de liquide, les deux sont assimilés, par analogie, au concept de « Sila » dans le précepte suivant : lorsque éclate un orage, un chasseur dont la femme est enceinte doit laisser sortir l’air de son coussin de flottaison, sans quoi le ventre de sa femme exploserait (Rasmussen 1979 : no 476). Ainsi les significations dans la langue des esprits et dans la langue vernaculaire peuvent interagir, tout comme le font dénotations et connotations ou mots et métaphores. Elles créent des cohérences cosmologiques de par leur source commune qui, dans la plupart des cultures, y compris la nôtre, est constituée des parties du corps, de ses fonctions et des sens (Ortner ; Fernandez ; Lakoff et Johnson ; et, dans une certaine mesure, Viveiros de Castro[8]).

Poche des eaux, intestins et autres puuat internes

La poche des eaux est le pooq par excellence dans la langue vernaculaire, ce qui entretient la relation la plus étroite avec la « mère » dans la langue des esprits. Les personnes nées coiffées pouvaient se servir de la poche qui les avait enveloppées comme d’une amulette protectrice, à l’instar de l’adulte Kunngaseq qui avait « mis » sa coiffe, se dissimulant ainsi à la vue d’un ours polaire agressif (H. Lynge 1955 : 62-65). De même, un lemming nouveau-né, glabre comme un bébé humain, attaché à l’intérieur d’un coussin de flottaison, pouvait prévenir l’éventuelle lacération de ce coussin par un morse en colère (Boas 1901-1907 : 152 ; Rasmussen 1929 : 186, 235-237). Sur la côte est du Groenland, un bébé coiffé était réputé avoir les qualités d’un futur chamane (voir par exemple Rosing 1963 : 173), et était ainsi présumé pouvoir explorer l’ « autre monde » sans en craindre les dangers, protégé à la manière d’un foetus au sein de cet autre monde intérieur qu’est le pooq.

Étroitement associé à la poche des eaux est l’ikiaq[9], anorak fait de viscères autrefois utilisé dans l’est du Groenland et dans la région tout aussi humide du sud-ouest de l’Alaska pour se protéger de la pluie et du vent et dans les rituels. De fait, la parka de boyaux constituait la robe rituelle du chamane esquimau d’Alaska et de Sibérie (Merkur 1985 : 3, note 17), et pouvait vêtir à l’occasion autant le chamane de l’est du Groenland (Rosing 1963 : 167-169, 247-252, 277-280 ; Rosing 1957-1961, I : 116-122 ; Rasmussen 1921-1925, I : 72) que le nouveau-né dont les frères et soeurs plus vieux étaient tous morts jeunes (Gessain 1978 : 208). En complète harmonie avec cette idée, Fienup-Riordan conclut de façon tout à fait indépendante que l’obtention d’une protection était le but de tout participant qui revêtait une parka de boyaux dans les cérémonies yupik, au cours desquelles les êtres de l’autre monde étaient invités à franchir les frontières ouvertes rituellement entre ce monde et les autres (1994 : 260).

Pooq et pullaq

À propos des connotations relatives à la vie prénatale et à la « naissance », l’énoncé suivant est particulièrement digne de mention. Commentant, dans les années 1730, le niveau chamanique d’un angakkoq puulik, littéralement « chamane avec pooq », de l’est du Groenland, Poul Egede traduit cette expression par « chamane portant un sac, son âme » (1971 : 13, 1939 : 14). Ce rapprochement d’avec l’âme nous conduit immédiatement à comparer pooq à pullaq, la bulle-âme des Iglutik, bulle remplie d’air qui entoure le tarniq, ce corps-âme ayant la capacité de voyager seul. À la première inspiration d’un nouveau-né, la bulle se gonfle et le tarniq s’y glisse. Lorsque la respiration cesse, le tarniq quitte le corps pour (l’)un (des) royaume(s) des morts (Saladin d’Anglure 1986 : 39, 1990a : 82-84, 88, 94, 96 ; Boas 1901-1907 : 353). De même, le chamane Ammassalimiut pouvait libérer en toute quiétude son tarneq pour voyager en expulsant son souffle par l’anus. Son souffle se cachait sous terre, attendant le retour du tarneq qui émergerait, entrerait et réveillerait le chamane en poussant l’ungaa – le cri – d’un nouveau-né (voir J. Rosing 1963 : 242-244). Le chamane d’Igloolik (voyageant avec ou sans souffle, les sources ne le précisent pas) devait déclarer en langue des esprits, lors de ses visites à la Déesse de la mer ou aux défunts du paradis : pullaliuvunga (je suis pullaq + -lik, littéralement, rempli d’air, sémantiquement, vivant) (Rasmussen 1930 : 78 ; 1929 : 127, 130), sans quoi ils ne l’auraient pas laissé retourner sur terre. Dans le même ordre d’idées, lors de la Bladder Feast, dans le sud-ouest de l’Alaska, des vessies d’animaux abattus (nakasut) étaient séchées, perforées puis installées dans des trous ménagés dans la banquise, et les bulles remontant à travers elles à la surface annonçaient au chasseur le retour de l’« âme » libérée dans une nouvelle chair (Lantis 1946 : 197 ; Morrow 1984 ; Fienup-Riordan 1994 : Index, Bladder Festival)[10].

Les termes pooq et pullaq sont associés. Ils appartiennent tous deux au champ sémantique de la naissance et des concepts apparentés de « vie » et d’« âme ». Le tarniq dans sa bulle ressemble au foetus dans son liquide amniotique ou au nouveau-né dans la poche des eaux, mais il en diffère par le souffle. Pooq et pullaq diffèrent aussi étymologiquement. La racine de pooq est pugi- (ce qui est émergé, en surface) et celle de pullaq est puvi- (protubérance) (Fortescue et al., 1994). Dans la langue vernaculaire, toutefois, certains amalgames se sont produits entre les significations de mots dérivés de différentes racines (ibid. ; Fortescue, comm. pers.). C’est pourquoi je n’approfondirai pas davantage ces considérations.

Macro- et microcosmes

Si l’on revient au modèle cosmologique de Saladin d’Anglure, le foetus dans son pooq est un microcosme de Sila personnifié dans les mythes par un bébé nain géant doté d’un ventre énorme, Naar-juk (ventre-gros), qui peut changer de taille à volonté et qui produit du vent en pétant et de la neige et de la pluie au moyen d’un pénis surdimensionné. Même s’il n’est pas un nain géant, le bébé-époux d’Asiaq, l’inua des précipitations dans l’est du Groenland, est doté de capacités similaires (voir Rasmussen 1921-1925 I : 99-104)[11]. Issu de la même racine naar-, le terme naar-ta (ventre-le sien), qui signifie air, atmosphère ou paradis, est lié à maints égards aux chamanes de l’est du Groenland (Robert-Lamblin 1996 : 127). Dans la langue des esprits, les verbes naar- étaient particulièrement utilisés pour les phases liminaires du temps, de l’aurore et du crépuscule, tout comme l’était naarjuk dans les langues des esprits des Inuit canadiens (ibid. ; O. Rosing 1957-1961 I : 92,109 ; J. Rosing 1963 : 242 ; Qúpersimân 1972 : 59-61 ; Sandgreen 1967 II : 22, 29). Ce constat me semble important, parce que la transformation d’un monde en un autre constituait le point de non-retour autant pour les chamanes visitant le monde des esprits que pour les esprits visitant notre monde (ibid.).

Dans l’ouest du Groenland, la racine vernaculaire naar- renvoie à la fois à l’estomac où s’effectue la digestion et à l’utérus (naat, au pluriel), comme dans naartu, foetus, et dans naartuvoq, elle est enceinte. Cette racine commune peut conduire à des analogies aussi intriquées entre le temps atmosphérique (sila), pooq, l’utérus d’une femme enceinte et la poche flottante que nous avons évoqués plus tôt. À l’instar du mot et de la métaphore, les deux mondes interagissent.

Le statut d’angakkoq puulik

Pour un chamane, tant homme que femme, parvenir au grade de puulik (avec pooq) était considéré comme un exploit remarquable dans l’est du Groenland précolonial, accessible autant aux hommes qu’aux femmes. Cette initiation était réputée conférer la capacité de se protéger ou de se prémunir contre les attaques des esprits agressifs, sans pour autant que soit explicité le pourquoi ou le comment de cette capacité (J. Rosing 1963 : 191 ; O. Rosing 1957-1961, I : 84-85 ; Sandgreen, 1967 II : 20-23 , 1987 : no 6). Les sources s’accordent pour affirmer que la personne initiée était un chamane notoire qui, lors d’une séance, était transporté plutôt brutalement par un ours polaire et un morse jusqu’à un lieu éloigné au-delà de la mer. Il n’était pas lié par des lanières de cuir comme l’étaient les chamanes voyageant par la voie des airs[12]. Il perdait sa chair à l’aller et la récupérait morceau par morceau, les yeux en dernier, lors de son voyage de retour qu’il accomplissait seul[13]. Manifestement, acquérir un pooq pouvait renvoyer autant à la perte qu’à la récupération d’une enveloppe charnelle. Par ailleurs, lorsqu’un jeune apprenti chamane en début de formation perdait ou retrouvait semblablement sa chair, il n’obtenait pas pour autant de pooq, mais plutôt une lumière intérieure, le qaamaq. Cette lumière lui permettait de voir « les autres mondes » et d’être vu par les esprits, mais non pas de voir les différents mondes en même temps[14]. Au contraire, le chamane puulik parvenait à se cacher des esprits, ou plutôt à devenir invisible de leur point de vue (ce qui lui conférait sa protection).

Ces deux initiations apparaissent également opposées dans le temps et dans l’espace. L’apprenti chamane marchait dans les terres en été et appelait l’initiateur, un énorme ours polaire ou un chien qui, contre nature, émergeait d’un lac ou d’un cours d’eau (douce) pour le dévorer puis (lorsque cela est mentionné) le recracher. Le puulik en devenir, au contraire, se faisait capturer par un ours, l’hiver ou au début du printemps, à l’intérieur d’une habitation côtière et envoyer dans la direction opposée par-delà la mer (d’eau salée). Il arrivait, quoique rarement, qu’il se fasse dévorer par l’ours polaire et le morse qui le transportaient. Contrairement à ce qui se passait en eau douce pour l’apprenti, tant le morse que l’ours venant chercher le puulik demeuraient dans leur habitat naturel : l’ours nageait en surface, le morse sous l’eau où il demeurait durant de longues périodes (ou sous la glace, auquel cas l’ours marchait au-dessus). Par ailleurs, comme dans le monde réel, le morse de l’initiation restait sur le bord de l’eau, tandis que l’ours marchait jusqu’à la rive, allait chercher le chamane et le ramenait au morse ; ensemble ils le lançaient, comme quelque balle vers la mer, en le perçant de toutes parts de leurs défenses ou de leurs dents.

Au-delà de l’opposition entre l’eau salée et l’eau douce (potable), à quel type d’animaux avons-nous affaire dans ces initiations? Le chien ou l’ours de l’apprenti est indubitablement associé à Lune, à ses connotations phalliques. Ces animaux sont surdimensionnés et ils apparaissent parfois dans l’eau montante. L’ours polaire d’eau douce[15] annonce parfois son élévation verticale à partir du milieu du lac par des colonnes d’eau jaillissant dans les airs de façon répétée (Sandgreen 1967, II : 21, 1987 : 232), et le chien peut prendre forme dans une chute d’eau qui soudainement se met à couler vers le haut (Sandgreen 1967, I : 63-64, 1987 : 94-95)[16]. Ils semblent appartenir à un monde renversé. Il est vrai que des eaux au débit inversé sont également clairement visibles dans ce monde (arctique) lorsque, lors d’une marée haute ou de grandes marées, l’attraction de la pleine lune fait craquer la glace qui recouvre les lacs et les eaux côtières (N. Egede 1943 : 52). Ces eaux montantes accentuent encore les pouvoirs fécondateurs attribués à Lune[17] qui peut à l’occasion, en représailles à la suite de transgressions, envoyer son chien agressif auquel il manque de la peau sur le front (Holm 1888, no 34 ou 1957 : 281, nos italiques)[18]. Ce chien est explicitement assimilé à l’ours d’eau douce initiateur qui, comme Lune, punit les actions mauvaises en envoyant de la neige, de la grêle, des éclairs, le tonnerre ou des tremblements de terre (Rüttel 1917 : 216 ; Sonne 1990 : 15 ; Victor et Robert-Lamblin 1989-1993, II : 334, 387). Ainsi, le rituel d’initiation ayant doté l’apprenti de qaamaq, la lumière nécessaire pour voir l’autre monde et être vu par ses « gens », est intimement associée à la terre, à l’été et aux pouvoirs fécondateurs de Lune.

Selon la théorie de Viveiros de Castro, la seule rencontre de l’apprenti avec l’animal initiatique suffit à métamorphoser cet « autre » d’un « il » en un « vous », ce qui permet alors à l’apprenti de s’identifier à l’ « autre » jusqu’alors subjectifié. Transformé en animal, l’apprenti devient la proie de l’ « autre ». En vérité, le fait d’être dévoré lui permet d’obtenir la perspective de cet « autre » dans un sens très littéral, celui de « lumière » pour voir. De plus, en comparant tous les récits groenlandais dont nous disposons sur l’initiation des apprentis chamanes, nous constatons que le qaamaq est de fait la lumière (ou les lumières) au moyen de laquelle la lune, les étoiles, les aurores boréales et les innersuit, ce peuple du feu sous le rivage, observent le monde humain la nuit (par phosphorescence ou réflexion du clair de lune) (Sonne 2004)[19].

Par ailleurs, les initiateurs du chamane puulik sont de toute évidence des corps célestes, puisqu’ils apparaissent comme deux flammes à l’horizon qui s’approchent du chamane (par exemple Rasmussen 1921-1925 II : 224). Mais après avoir jeté leur « balle » loin dans la mer, ils disparaissent brusquement et mystérieusement, laissant au pauvre chamane devenu aveugle à ce monde le soin de retrouver seul le chemin du retour[20]. Heureusement, une variante de ces récits mentionne le but du voyage : la Voie Lactée (Sandgreen 1967, I : 116 ; 1987 : 157), et un autre mythe de l’est du Groenland précise que les deux animaux vivent dans des habitations voisines l’une de l’autre, derrière la grande faille, la profonde fissure de la Voie Lactée. Ces animaux reçoivent la visite d’une femme mourante, et après une querelle due au tempérament impétueux du morse, ce dernier et l’ours polaire s’entendent pour la renvoyer. Elle se perd plusieurs fois, mais sa famille parvient à la ramener à la maison, étape par étape, grâce à des chants magiques (Holm 1888, no 24 ou 1957 : 266-267).

D’un point de vue abstrait, je considère que la re-création que connote la collaboration entre l’ours et le morse mythiques est confirmée par leurs positions liminaires dans l’espace. Ils sont ennemis dans la réalité comme dans le mythe, mais sont capables de coopération à court terme en tant qu’initiateurs ; chacun d’eux couvre des aspects de la mer et de la terre dans des mesures diverses, mais ensemble ils recouvrent un territoire complet. Ils se rencontrent et se séparent à deux points liminaux dans l’espace, l’un situé au-delà de la faille séparant le ciel et la mer et le second sur le rivage sans cesse transformé par la marée qui va et vient entre mer et terre. Les contrastes s’estompent pendant un court laps de temps, les passages s’ouvrent, multiples métaphores de la naissance. Ils personnifient la créativité de ce qui est liminal (dans le sens où l’entend Victor Turner). Pourtant, pourquoi le pooq serait-il la métaphore du rôle d’initiateur de ces deux animaux? Et comment se fait-il que le chamane puulik obtienne la protection que lui confère l’invisibilité? Le mythe sur Puulineq peut nous ouvrir une piste à cet égard. Ce chamane puulik voyage sans encombres au travers d’un immense intestin gonflé par un fort vent, véritable image d’un pooq (Rasmussen 1981, III : 26-30 ; 1939 : 30)[21]. De quel intestin pourrait-il bien s’agir? D’un intestin de phoque barbu, je suppose, parce que cette espèce occupe une position mythique importante en relation avec l’ours polaire et le morse.

Le phoque barbu

Le phoque barbu apparaît en même temps que l’ours polaire et le morse dans deux mythes de la côte est du Groenland, l’un précolonial, l’autre de la période d’acculturation. Plus précisément, on le retrouve dans ces mythes non pas en tant qu’animal entier, mais sous forme de peau convertie en un fouet et en viscères, matériau sine qua non de l’ikiaq, cet anorak fait de membranes intestinales. Dans le mythe précolonial, variante d’un récit pan-inuit, Lune engendre un fils avec une femme humaine. Il offre à son fils nouveau-né une épaule d’ours polaire, des nageoires antérieures de morse en guise de nourriture, un ikiaq en guise de vêtement et un fouet en guise d’arme. Cette dernière s’avère fatale en ce que le fils fouette à mort l’un de ses compagnons de jeu et, vêtu de son ikiaq, nage sans être vu sous l’eau, se retourne et noie tous les kayakistes qui arrivent pour se venger (Holm 1957 : 253-255). Contrairement à ce fils asocial de Lune, le héros du récit de la période d’acculturation, fils unijambiste de l’unijambiste Ittuku (« moitié d’homme »), tente de sauver des pairs de deux monstres menaçants. Mais après avoir vaincu l’ours de glace monstrueux, il est taillé en pièces par le faucon géant qui nourrit sa couvée des lambeaux de sa chair. Triste fin, quand on considère la joie que sa naissance a provoquée, comme le souligne explicitement le récit, et les capacités surhumaines qui lui ont été conférées par son père, Ittuku, qui s’apparenterait à une étoile si l’on considère le fait que, dans les récits groenlandais, les unijambistes ou les demi-hommes sont identifiés à des étoiles (Sonne 2004 : doc. 1977 ; Thisted et Thorning 1996, nr 26). Comme la mère du fils de Lune, la mère du fils unijambiste est une femme humaine. Elle est l’épouse d’un hôte humain d’Ittuku, Tunutoorajik, et ce fils est issu d’un échange ordinaire d’épouses entre Inuit. Ittuku lui-même est un surhomme. Il vit loin au sud dans une île proche d’une autre île plus petite et, au moyen de son immense fouet, vient à bout de plusieurs groupes en migration : bateaux commerciaux des Blancs, pingouins, ours polaires et enfin morses, dont la multitude est telle qu’il doit consolider les piliers de sa maison. Étonnamment, au plus fort d’un hiver extrêmement rigoureux, avant que l’ours polaire n’arrive, Ittuku traverse la banquise, seul, et parcourt une longue, longue distance, plus longue que celle que Tunutoorajik, l’homme ordinaire, serait capable de franchir. Parvenu aux confins, Ittuku retourne sur ses pas avec les entrailles d’un phoque barbu. Singulière chose à rapporter chez soi, mais ô combien significative : voilà que se met en place la constellation pooq, constituée de l’ours polaire, du morse et du phoque barbu!

En vérité, pooq, dans le sens de revêtement protecteur, constitue le fil conducteur de ce récit. Le vêtement de fer qu’il se procure en échange de fourrures d’ours polaire sur les bateaux de traite rend Ittuku invulnérable. L’homme ordinaire, Tunutoorajik, part à la chasse aux pingouins, mais ceux-ci laissent une épaisse couche de fientes qui détruit son kayak. Ittuku répare celui-ci promptement. Ensuite, parce que les ours polaires, agiles et forts, sont trop dangereux, Tunutoorajik ne peut prendre part qu’à leur écorchage. Les morses sont plus faciles d’approche lorsqu’ils se déplacent par voie de terre, parce que leur peau se craquelle sous l’effet de l’air glacial. Le monstre couvert de glace n’est vulnérable que sous les aisselles. En revanche, le faucon géant est invulnérable et prend le dessus parce que le fils d’Ittuku, prisonnier de ses serres, tente de s’en libérer en se dévêtant. À la vue du corps nu, le faucon attaque sa proie et la met en pièces (c’est moi qui souligne).

Le fils unijambiste s’est-il départi d’un ikiaq fait d’entrailles de phoque barbu que son père lui aurait fournies au mitan de l’hiver? C’est fort possible, parce que dans certaines variantes de ce même récit, le héros échappe à la mort de justesse et lorsque, dans l’une de ces versions, il revêt l’ikiaq, son premier vêtement de nouveau-né, le faucon ne peut pas le voir. À l’issue de deux attaques successives, ce dernier s’envole d’abord avec le dos de ce vêtement impénétrable, puis avec le devant (Sonne 2004 : doc. 379).

Vulnérable et nu, issu d’un être céleste et d’une femme humaine, célébré à sa naissance, doté de pouvoirs magiques par son père, mais sacrifié quand il tente de sauver le peuple de la terre, abandonné à son sort par son père tout puissant dont le fouet peut pourtant soumettre même les Blancs, ce fils a tous les attributs du Christ. Si on la compare au fils dévastateur de Lune des mythes traditionnels, cette figure révèle manifestement une reconfiguration de la cosmologie. Mais comment expliquer que ce même complexe de pooq soit au coeur de cette nouvelle configuration[22]?

L’étoile du phoque barbu

Un examen des mythes inuit canadiens ne révèle aucun mythe équivalent relatif aux chamanes puulik, mais fait néanmoins ressortir quelques éléments intéressants à propos des trois animaux. Si on retourne à Igloolik en 1822, on voit Anautalik qui vit dans une habitation irradiante, inaccessible aux chamanes parce qu’elle est gardée par des ours polaires et des morses féroces. L’arme d’Anautalik, anautaq, une massue ou une batte, est un phoque barbu complet et sa fille serait la Déesse de la mer (Lyon 1824 : 362). De toute évidence, Anautalik est un corps céleste associé aux trois animaux. Entre le ciel, l’ours polaire et le morse, un lien est instauré, renforcé par l’idée que tout chasseur qui serait tué par l’un de ces animaux aboutirait au ciel (ibid. : 372), à l’instar, d’ailleurs, des chamanes angakkut puullit à leur mort (P. Egede 1971 : 13-14 ; 1939 : 14 ; H. Egede 1971b : 112-113). Pourtant, les femmes d’Igloolik devaient s’abstenir de manger de la viande d’ours ou de morse durant le solstice d’hiver (Rasmussen 1929 : 195), tandis que durant la même période la chasse au phoque barbu battait et bat toujours son plein près d’Igloolik (MacDonald 1998 : 48). Il s’agit du moment où les deux étoiles annonçant la Nouvelle Année, Altaïr et Tarazed, sont visibles par tous les Inuit. Ensemble, elles forment le groupe d’Aagjuuk (voir les équivalents phonologiques, Fortescue et al. 1994 : 1). En tant qu’étoiles, les ours polaires et les morses peuvent-ils être assimilés à Aagjuuk? Dans l’est du Groenland, les gens comptent sur ces étoiles pour aider Soleil, qui disparaît durant quelques jours lors du solstice d’hiver, à retourner en orbite (Rosing 1989). La coopération de ces animaux à partir de points liminaux de l’espace suggérerait l’existence d’un point liminal dans le temps. Mais cela reste une conjecture : de nombreuses étoiles doubles (une grosse étoile associée à une autre plus petite – à la manière des îles d’Ittuku) pourraient être concernées (MacDonald 1998).

Pour en revenir à Anautalik, celui-ci se retrouve en tant que spectre mythique sous différents noms dans un récit pan-esquimau sur des enfants bruyants jouant seuls dans une maison. Le vacarme de leurs jeux attire ce personnage irradiant qui traverse la mer pour les tuer avant d’être abattu par les adultes qui, l’ayant rappelé en faisant beaucoup de bruit, le trempent dans de l’huile (ou de l’eau) bouillante au seuil du tunnel d’entrée. Les détails varient, bien sûr. Boas rapporte, vers 1890, une version où le spectre est une femme qui n’est pas tuée, mais est transformée en un esprit bienveillant pour la divination. L’informateur de Rasmussen à Igloolik, en 1922, s’en tient à une figure masculine, qu’il renomme Unatautilik, l’homme à l’arme mortelle. En groenlandais, ce même personnage s’appelle Innersuaq, « gros feu ». Lorsque le récit le précise, son arme est soit une peau entière de phoque barbu coupée en une seule lanière continue, soit son corps tout entier, ou bien encore il est lui-même à moitié phoque. Le Grand feu yupik (Itqiirpak) est différent. Celui-ci a plutôt une énorme main dont chaque doigt est doté d’une bouche[23]. Par ailleurs, dans cette même région de l’île Nunivak, la figure spectrale du phoque barbu est convoquée rituellement à la fin de la Bladder Feast. Un phoque barbu mâle fait mine de violer les femmes assises ensemble dans le tunnel, après quoi les petits enfants sont poussés dans le tunnel et offerts en pâture à un phoque barbu femelle et à ses petits. Excitant, vraiment! (Lantis 1946 : 186). Si l’on examine de plus près les variantes des mythes d’Igloolik et du MacKenzie, le personnage à la massue en forme de phoque barbu constitue également un spectre effrayant lors des cérémonies hivernales, et dans les variantes de Boas ou d’autres récits du Groenland, les adultes sont aussi partis fêter dans une autre habitation en laissant les enfants seuls. De même enfin, l’informateur de Rasmussen associe une variante de l’est du Groenland à un jeu de spectres (Rasmussen 1921-1925, I : 111).

En conclusion, l’étoile mythique dans son association intime au phoque barbu semble avoir constitué également une figure rituelle lors des festivités hivernales. Si l’on observe plus attentivement l’habitus de cet animal auquel nous ajouterons les multiples utilisations que les humains font de sa peau, ce dernier se révèle chargé d’une multitude de significations potentielles dans la cosmologie inuit.

Le phoque barbu dans le cycle annuel, l’usage quotidien, les pratiques rituelles et comme métaphore

Lorsqu’il commence à geler et que la glace est libre de neige, le phoque barbu révèle sa présence par la formation d’une coupole de glace très semblable à un pooq qui se forme au-dessus de ses trous de respiration et qui reflète la lumière du soleil et de la lune. Quand la neige commence à tomber, cet animal retourne vers le large où il demeurera durant tout l’hiver, au-delà de la banquise. Le chasseur groenlandais qui se rend au large au printemps rencontrera des femelles près d’accoucher ou des mères avec des jeunes qui se traînent sur la glace derrière elles peu après la naissance (Muus et al. 1981 : 416).

Pas étonnant que le phoque barbu soit associé à la renaissance temporelle, donc au cycle annuel de la chasse, comme nous le montrerons ci-dessous.

Dans la tradition orale groenlandaise, les hivers rigoureux et l’arrivée de printemps précoces constituent des attributs du phoque barbu. En 1816, peu avant le début de deux hivers successifs qui ne furent interrompus par aucun été, le chamane Naaja fut averti de ce phénomène par deux phoques barbus (Victor et Robert-Lamblin 1989-1993, II : 141-142). Parmi les récits mettant en scène un personnage héroïque dont l’intervention sauve un village de la famine figure un gendre paresseux qui ne rapporte rien de la chasse, jusqu’à ce que, le terrible hiver touchant à sa fin, tous soient émaciés et si faibles qu’ils ne parviennent plus à se lever. Ce gendre pagaie sur une distance extraordinaire jusqu’au large et ramène à l’habitation un phoque barbu (Rasmussen 1981 II : 73-74 ; Sonne 2004 : doc 39, doc 397 ; Kreutzmann 1997a : 158-161 ; 1997b : 158-161).

Comme je l’ai mentionné plus haut, à Igloolik, le phoque barbu arrive beaucoup plus tôt dans l’année, au solstice d’hiver ; dans le sud-ouest de l’Alaska, il se manifeste autour du 1er mars et, en tant que première espèce à réapparaître, figure au coeur du rituel élaboré de lancement du kayak (Lantis 1946 : 117 ; Fienup-Riordan 1994 : 14). Dans le mythe, un vieux phoque barbu apprend à un garçon humain qui est allé vivre avec les phoques le point de vue de ces derniers sur les êtres humains et leurs façons de faire (Fienup-Riordan 1994 : 3). De fait, le phoque barbu était apprécié par-delà tout bénéfice économique, et le prestige accordé au chasseur qui rapportait le plus grand nombre de ces animaux durant l’année était avidement recherché par les hommes (Fienup-Riordan 1994 : 61, Lantis 1946). Encore aujourd’hui, la chasse printanière au phoque barbu est la plus importante chez les Esquimaux de la côte ouest de l’Alaska (Burns 1994).

En tant que matériau entrant dans la fabrication de nombreux objets, le phoque barbu était préféré aux autres mammifères marins. Comme je l’ai déjà souligné, ses entrailles servaient à la confection des anoraks-parkas, mais elles étaient aussi transformées en fenêtres qui permettaient à la lumière du jour d’entrer et à la lumière des lampes d’éclairer la nuit. La peau taillée en lanières servait à de nombreux usages : fils de harpon liant le chasseur à sa proie, filins de traction, cordons pour serrer les vêtements et les sacs, lanières de fouet pour faire avancer les chiens, attaches pour les traîneaux et les embarcations, lacets. La peau du phoque barbu était préférée à toute autre quand il s’agissait de fabriquer des semelles de bottes. Ainsi son utilisation courante était-elle associée à la protection et la mobilité[24].

En matière rituelle, la protection spirituelle que conférait l’ikiaq a déjà été abordée. De même, de nombreuses connotations associaient le phoque barbu aux déplacements et aux liens entre le monde visible et les mondes invisibles, comme en témoigne l’utilisation des lanières et des semelles de bottes : lors de ses envolées spirituelles, le chamane était lié (voir J. Rosing 1963 : 220, 226 ; Saladin d’Anglure 2001 : 86-87), alors que les semelles de bottes servaient à ceux et celles des chamanes qui ne maîtrisaient pas le vol (J. Rosing 1963 : 277-280 ; Rasmussen 1921-1925, I : 72). Semblablement, en frappant une pièce de peau circulaire destinée à la fabrication de semelles, le chamane de la côte est du Groenland pouvait accéder à l’« autre monde » (O. Rosing 1957-1961 I : 108 ; J. Rosing 1963 : 241-242). Un fil de harpon enroulé représentait le trou de respiration où les chamanes attiraient puis tuaient ou chassaient la Déesse de la mer lors de la Fête de Sedna (Boas 1964 : 196). Maratsi, dérobant un fouet magique à un chamane plus faible fut grâce à cela autorisé à accéder aux deux royaumes de la mort, au-dessus et en-dessous (Rosing 1963 : 277). À cet égard, Aupilaarjuk donne à la lanière attachée au qilaneq, bâton de divination, une signification particulière dans la langue des esprits, en parlant de son jeune frère comme d’un compagnon-nouveau-né du fait qu’il a été attaché avec lui, par le cordon ombilical, à un pooq commun, leur mère (Saladin d’Anglure 2001 : 15). Dans la même veine, une autre image de cordon ombilical devient soudainement intelligible. Elle évoque des viscères de phoque barbu, et le voyageur mythique Kivioq qui se rend loin au large à la rencontre de ces viscères jusqu’à un grand remous, le nombril de la mer (Rasmussen 1981, III : 135-139), constitue encore un autre symbole de la naissance associé au phoque barbu!

Conclusion

Le phoque barbu occupe une position de premier plan dans la cosmologie traditionnelle inuit. Sa peau et ses téguments dénotent des communications sans danger entre ce monde et les autres et symbolisent de multiples façons la naissance, la mort et la renaissance dans le cycle temporel et spatial de la vie. Cet animal marque le commencement de la chasse annuelle. En tant que partie d’une initiation, au mitan de l’hiver, au stade chamanique du puulik, dans des contextes rituels et mythiques de la période d’acculturation, il peut être considéré comme le lien implicite ou manquant qui permet de comprendre comment le chamane puulik est initié à l’invisibilité protectrice de l’utérus maternel.

Discussion

Le perspectivisme somatique de Viveiros de Castro éclaire sans conteste des parties importantes de la culture inuit, à savoir une vision multiforme du pooq comme abri qui permet de différencier les espèces, une conception du chamane considéré comme capable de changer de perspective et la crainte que ne se confondent ces perspectives, crainte qui motive diverses précautions rituelles : les chamanes inuit ne peuvent voir (être dans) deux mondes en même temps ; les précautions religieuses désubjectifient les animaux, c’est-à-dire leur permettent d’être tués. Leur « vie » est restituée grâce à la protection que confèrent les rites. Néanmoins, comme je l’ai déjà souligné à plusieurs reprises, la confusion des perspectives que Viveiros de Castro restreint au mythe originel se manifeste dans la pensée, dans l’imaginaire et dans le langage : dans l’interaction des tropes (Fernandez) ; dans les transformations entre catégories (Bloch 1993) ; dans l’interaction de la langue vernaculaire inuit avec celle des esprits ; dans les analogies entre Sila, l’extérieur, l’habitation ou l’intérieur et le pooq dans le sens de « mère ». Ce monde invisible du foetus sans souffle est associé également au coussin de flottaison visible du chasseur, et tant cet objet que le pooq sont assimilés aux manifestations audibles de Sila dans ce monde. La polysémie de pooq, métaphore clé (Ortner), révèle des parallèles frappants avec l’utilisation que font de la peau et des téguments les Inuit de la culture arctique Thulé. Tant les similarités que les divergences associent des connotations rituelles à des usages courants. Dans ce monde ou dans les « autres », dans l’usage quotidien comme dans les rituels, la peau et les téguments connotent la protection, la mobilité et les liens. Distinguer les deux domaines est une chose. C’en est une autre que de les associer de manière créative, par leurs analogies, en une mythopoïèse de la pensée.

Article inédit en anglais, traduit par Catherine Broué.