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Sound of Africa propose au lecteur une ethnographie de l’interaction et de la collaboration entre différentes personnes provenant de milieux économiques, sociaux et culturels distincts. Afin de comprendre cette dynamique humaine très complexe, Louise Meinjtes a choisi le studio d’enregistrement comme espace de travail, comme lieu d’observation. La musique, dans un tel contexte, devient alors le langage par lequel s’expriment librement les différences, les inégalités et les espoirs des collaborateurs qui participent à différents projets d’enregistrements. Rares sont les monographies qui proposent la collaboration musicale comme métaphore de la complexité des rapports humains. Loin de la performance médiatisée ou de la représentation, le studio devient pour l’auteur un laboratoire de recherche hermétique, « un » monde dans lequel s’exprime « le » monde. Autrement dit, un monde dans lequel résonne une certaine tonalité.

Savamment orchestrée autour de différentes thématiques qui rejoignent les préoccupations actuelles de l’anthropologie de la musique (médiation, authenticité, collaboration, world music, hybridité, consommation, tradition-modernité, performance, fétichisme, « cultural broker » et cannibalisme musical), et présentée selon des chapitres qui rappellent une logique informatique fréquemment utilisée par les ingénieurs de son, cette monographie cherche à démontrer toute la complexité qui se cache derrière chaque rencontre musicale observée par l’auteur. Parce qu’il semble évident que chaque pièce musicale est inspirée et modelée par le bagage individuel, social et culturel de chacun des acteurs qui participent à sa production, Meinjtes a choisi d’explorer et d’analyser la dynamique des relations dans le processus de création en se dissociant subtilement du produit final, du résultat qui émerge de cette collaboration artistique. En agissant de la sorte, elle peut, par exemple, observer l’évolution des rencontres, la mise en place des structures afin de maximiser la collaboration, les objectifs commerciaux visés par le projet, les intentions des « cultural brokers » qui produisent l’album ainsi que celles de chaque artiste qui participe à sa création. Le politique et l’économique, pour ne nommer que ceux-ci, deviennent alors les arguments qui motivent le choix du son, l’esthétisme et la direction artistique de la création musicale. Elle nous livre sans hésiter l’intimité de cet espace très restreint qui vibre parfois très violemment aux propos des échanges interpersonnels des collaborateurs et qui impose souvent le social comme paramètres conceptuels au son de la musique. Tous ces éléments deviennent pour Meinjtes des pistes qui suggèrent l’évolution d’un « son » qui cherche une finalité dans l’unité musicale avec comme toile de fond la diversité d’un social souvent controversé. En choisissant de nous raconter certains événements très précis de son terrain, elle nous rappelle que la période postapartheid a été douloureuse et que la réappropriation de son identité politique et économique a été une transition difficile à vivre.

Évidemment, et surtout parce que l’étude a été conduite en Afrique du Sud, terre promise du controversé album Graceland (de Paul Simon), le contenu théorique de ce livre ne peut éviter l’éternel débat sur la World Music. Mais plutôt que de nous servir la rhétorique habituelle qui impose des définitions souvent plus réductrices que stimulantes pour l’esprit, Meinjtes laisse les principaux acteurs de son livre déterminer à leur façon le sens que doit prendre ce genre musical, la signification sonore de cette musique. À mon avis, c’est dans cette façon de « conduire » son terrain que réside toute l’originalité littéraire de Meinjtes. Elle ne tombe pas dans le piège du mot « accessoire » et n’augmente pas la somme déjà considérable des propositions conceptuelles sur ce genre musical, mais laisse plutôt la parole aux acteurs de son livre. Elle aborde le phénomène de la world music en laissant l’instrument de cette industrie, le vrai, c’est-à-dire les artistes et les artisans du son, parler de lui-même. Autrement dit, c’est dans cette atmosphère d’interaction sociale intense et très créative que les collaborateurs auront à discuter du marché occidental ou africain à chaque fois qu’une décision importante devra être prise sur la qualité sonore d’une pièce. Les témoignages de tous les intervenants, comme les ingénieurs de son, les producteurs et les artistes sont très révélateurs et nous renvoient parfois à notre propre conception du marché de consommation de la musique.

Louise Meinjtes avait peut-être l’intention de nous démontrer que la collaboration musicale ne stimule pas toujours la rencontre, l’unicité dans la création, et ultimement un « troisième espace ». Elle avait peut-être aussi l’intention d’utiliser la musique comme véhicule afin d’observer l’interaction dans un processus de collaboration artistique. Mais à mon avis, l’objectif premier de Meinjtes a été de nous démontrer « pourquoi » un processus de collaboration est parfois absent, quelquefois chaotique et très souvent délinquant.