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Tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien.

Merleau-Ponty (1945 : 215)[1]

Les pratiques visant à éliminer toute trace de pilosité sur leur corps font partie du quotidien de la quasi-totalité des femmes (Toerien et al. 2005). À l’arrivée du printemps, les articles des magazines féminins abondent, prodiguant conseils et prescriptions pour enlever les poils de la manière la plus efficace. Dans les médias, les poils ont effectivement disparu des corps des femmes, ce qui pousse Juliette Sakoyan à se demander : « Combien de poils reste-t-il sur le corps d’une femme ? » (Sakoyan 2002 : 5). Une trentenaire me confie qu’à 11 ans, elle rêvait d’une douche magique de laquelle elle pourrait ressortir parfaitement glabre, exception faite des cheveux, sourcils et cils. Son imaginaire témoigne ainsi de l’attention portée à son corps, et notamment à son apparence. Tous les poils n’ayant pas la même signification, cet article s’intéresse aux indésirables, ceux que les femmes enlèvent.

Le thème de la pilosité apparaît souvent futile et banal mais il constitue une porte d’accès indéniable au symbolisme des soins du corps (Bromberger 2005, 2011). Les significations sociales et culturelles du poil sont nombreuses et le sujet fait souvent débat, comme en témoigne la parution d’articles rapportant des vitrines aux mannequins velus[2] ou de photos de top-modèles aux aisselles poilues[3].

Partant du fait que l’absence de poils est un traitement culturel du corps qui a des significations sociales et politiques, les pratiques dépilatoires deviennent un sujet d’étude pertinent pour une analyse anthropologique. Le poil fait office d’objet ethnographique idéal pour l’étude des normes sociales, l’absence de pilosité étant considérée comme une règle implicite que les femmes respectent plus ou moins consciemment. Il est dès lors possible d’étudier la manière par laquelle la socialisation – c’est-à-dire l’apprentissage des normes sociales – opère et a un impact sur la perception qu’ont les femmes de leur propre corps. Cette perception s’organise autour de croyances et de significations liées à la pilosité qu’il est nécessaire d’identifier, mais également autour de l’existence d’émotions. Celles-ci réfèrent aux expériences sensibles d’un objet ou d’un événement telles qu’elles sont vécues par un individu, aux significations vécues (Le Breton 1998). Je propose l’hypothèse que les émotions ressenties par rapport à la pilosité sont normalisées et induisent un respect machinal de la norme du glabre féminin. En ce sens, les femmes ne seraient pas les seules productrices de leur comportement et la socialisation impliquerait le façonnement des émotions en lien avec cette norme.

Ce travail[4] explore cette hypothèse à partir d’une analyse de discours recueillis au cours de quatorze entrevues qualitatives. Il exposera successivement la méthodologie de l’enquête, l’approche théorique, quelques concepts puis l’analyse des données.

Méthodologie

L’enquête s’est déroulée à Montréal, sur une période de deux mois au cours desquels j’ai rencontré quatorze femmes dans le cadre d’entrevues semi-dirigées. J’ai discuté avec elles de leurs pratiques corporelles, et surtout de leur vécu par rapport à leur pilosité. J’ai ainsi regroupé plus d’une vingtaine d’heures de discussion lors desquelles je les ai écoutées parler de leurs préférences, de leurs critères de beauté, de leur corps et aussi de leur manière de le considérer. L’entrevue semi-dirigée implique d’orienter la discussion sur des sujets préalablement déterminés tout en évitant de poser des questions trop précises qui viendraient biaiser considérablement les discussions. L’enthousiasme de ces femmes à parler de leurs poils m’a permis de constater la richesse de cet objet ethnographique qu’est la pilosité.

Les participantes sont âgées de 19 à 56 ans et proviennent de différents milieux sociaux. Sept se situent dans la vingtaine, quatre dans la trentaine, une dans la quarantaine et trois dans la cinquantaine. Elles sont étudiantes ou salariées ; toutes résident à Montréal depuis au moins deux ans. Les trois femmes qui gardent leurs poils sont trois étudiantes âgées de 19 à 23 ans. Discuter avec ces dernières m’a permis d’aborder le phénomène dépilatoire d’une autre manière en interrogeant les raisons et conséquences de leur subversion de la norme dominante.

Les données récoltées constituent uniquement des dires et non des faits, ce qui oriente beaucoup la recherche. Sans observations, la différence entre la mise en scène du soi dans un discours et la réalité des pratiques ne peut être étudiée. De même, les émotions ressenties[5] des femmes au moment de leur épilation ou de leur rasage ne sont pas accessibles, contrairement au récit a posteriori de ces émotions, ce qui fait la richesse de ces discours. Il est alors possible d’analyser les émotions décrites par les femmes et de les mettre en parallèle avec leurs opinions et leurs désirs, eux aussi racontés. L’interprétation de l’anthropologue est alors limitée par le fait qu’il s’agisse de propos rapportés qui sont analysés pour mettre à jour les significations et les contradictions qu’ils contiennent.

Approche théorique, anthropologie du proche et biais

Très différente de l’approche quantitative de la sociologie (Toerien et al. 2005), l’analyse de discours vise à recueillir les subjectivités des individus afin de comprendre un phénomène, ici, une norme esthétique. Ce travail s’intéresse aux individus et à leurs choix afin de questionner leur capacité d’agir en admettant que l’interaction entre individu et société s’exprime dans les discours.

La pilosité constitue un symbole à la négative (par son absence). Elle est un objet d’étude idéal pour analyser l’interaction entre les individus et les structures, entre les normes sociales et les désirs personnels. À la lumière de la pensée foucaldienne, les comportements humains ne sont pas seulement le résultat de décisions individuelles mais aussi de réponses dictées par la société. Selon Foucault (1975), le corps est le lieu privilégié où s’exerce le pouvoir par la discipline et le perfectionnement. Discutant du contrôle des institutions sur les individus, il écrit qu’« il ne s’agit pas de traiter le corps, la masse en gros, comme s’il était une unité indissociable, mais de le travailler dans le détail » (Foucault 1975 : 161), notamment en prescrivant des comportements. De même, Bourdieu et Thompson notent :

Toute domination symbolique suppose de la part de ceux qui la subissent une forme de complicité qui n’est ni soumission passive à une contrainte extérieure, ni adhésion libre à des valeurs.

Bourdieu et Thompson 2001 : 179

Les normes sociales viennent régir les actions des individus mais ils n’en deviennent pas pour autant des aliénés (De Certeau 1990). La capacité d’agir des individus se résume sous le terme d’agentivité (agency). Mon analyse cherche à questionner l’étendue et la validité de l’agentivité des femmes face à la norme du glabre féminin.

Que ce soit lors d’une observation ou d’une entrevue, la présence de l’ethnologue a un impact et vient inévitablement modifier la scène étudiée. Il convient dès lors d’adopter une démarche réflexive en analysant les changements provoqués et d’en tirer profit dans l’analyse. De plus, ma propre position par rapport à mon corps et à mes poils en tant que femme risquait d’avoir un grand impact sur les entrevues. Il était souvent pris pour acquis par mes interlocutrices que je partageais leurs opinions et leurs pratiques corporelles. J’étais donc en tension perpétuelle entre révéler ou cacher la présence de poils sur mon corps. De plus, ma recherche s’inscrit dans une anthropologie du proche. L’anthropologue qui étudie le quotidien dans sa propre société a une proximité telle avec son objet d’étude qu’il est difficile de cerner toutes les implications culturelles que celui-ci implique. Comme l’exprime parfaitement Le Breton, « il s’agit de mettre à jour des significations dont la familiarité a dissous toute épaisseur » et d’aborder « la banalité des jours à la façon d’un exotisme oublié » (Le Breton 2013 : 151). J’entends ces discours sur le corps et sur le poil avec, en arrière-plan, toutes les croyances et valeurs qui m’ont été transmises et qu’il m’est difficile d’énumérer. L’analyse est également enrichie par des expériences personnelles au sujet de ma propre pilosité et de nombreuses conversations informelles.

Quelques concepts et idées clés

Si l’ethnologie a délaissé les poils corporels pour l’étude des cheveux ou de la barbe qui sont un lieu de symbolisme fort (Bromberger 2005, 2011 ; Fliche 2011 ; Müller-Delouis 2011), l’anthropologie biologique les a également écartés de ses recherches, bien que Darwin les ait posés comme un fait intéressant au regard de la sélection sexuelle et du lien de celle-ci avec les pratiques culturelles (Touraille 2010). La pilosité des femmes a pour sa part fait l’objet de recherches en sciences sociales (Obregon-Iturra 1989 ; Sakoyan 2002 ; Toerien et al. 2005).

Ces anthropologues et sociologues ont vanté les caractéristiques de la pilosité. Elle constitue en effet une partie du corps malléable et aisément transformable, étant, avec les ongles, « la seule partie du corps qui ne meurt pas après avoir été coupée » (Auzépy in Auzépy et Cornette 2011 : 7). On peut donc la couper, l’arracher, la raser et ainsi en maîtriser l’étendue et l’apparence. Elle apparaît à la puberté et signifie dès lors que l’individu est fertile. Par ailleurs, elle change d’aspect au cours du temps et présente une répartition différente selon les sexes mais également selon les individus. Cela entraîne une diversité très forte qui tend parfois à brouiller les frontières entre les sexes et donc également entre les genres selon les codes sociaux et culturels. Par exemple, les poils pubiens sont fortement associés à la sexualité des individus et de ce fait, les soins qui leur sont dispensés également. Ainsi, l’absence de poils peut devenir une « métonymie pour désigner le sexe prêt à l’emploi » (Moulin 2011 : 61).

Obregon-Iturra (1989) et Bromberger (2011) s’intéressent justement à ces frontières à la fois spécifiques, ethniques et sexuelles que la pilosité permet de tracer. Revendiquant que la pilosité revêt une symbolique animale (sauvage), son absence permet aux personnes de signer leur appartenance à l’espèce. Les différences ethniques et sexuelles font de la pilosité un marqueur d’appartenance à un groupe social ou à un genre notamment dans des rapports de domination, comme l’indiquent Bromberger (2011) et Obregon-Iturra (1989). Selon cette dernière, les traitements dépilatoires viennent renforcer une différence biologique déjà présente et les écarts à la norme sont culturellement dévalorisés. Bromberger (2011) observe également cette stigmatisation et affirme que le dégoût du poil est universel mais non systématique. Seules certaines situations le provoquent, et elles méritent à ce titre d’être étudiées. Des recherches sur des femmes devenues glabres à la suite de traitements par chimiothérapie lui ont permis de montrer les bouleversements émotionnels provoqués par la perte de poils. La perte de pilosité assigne à ces femmes un statut d’anormales, de malades, mais représente également une perte de leur féminité. Les cheveux, les sourcils et les cils[6] sont mis en évidence comme étant davantage des « poils-parure » que des « poils-parasites »[7], pour reprendre les termes de J. Sakoyan (2002). Les uns renforcent l’identité féminine par leur présence, tandis que les autres préservent cette identité par leur absence. Par ailleurs, le statut du poil chez les femmes s’établit et change au travers du temps en résonnance avec les pratiques masculines. Il s’agit de faire contraste entre féminin et masculin tandis qu’un hygiénisme de plus en plus poussé tend à homogénéiser les pratiques.

Corps des femmes et hégémonie : contexte culturel

Le corps des femmes a été, à de nombreuses époques et en maints endroits, associé à l’absence de poils (Perrot 1984). Très présentes en Occident durant l’empire romain, délaissées au Moyen-âge puis revivifiées par l’influence des pratiques orientales durant les croisades (Moulin 2011), les pratiques dépilatoires sont aujourd’hui normales et nécessaires. Elles correspondent à une norme sociale, c’est-à-dire à une règle implicite ou explicite qui s’inscrit dans le code de conduite prescrit à un groupe social. Tout jugement se référant à un principe, il s’agit ici du glabre féminin. Les actes qui sont normalisés n’ont pas besoin d’être accompagnés d’une raison pour être posés. Ils constituent alors une évidence. « Je n’ai jamais pensé à ne pas le faire », m’affirme Valérie (20 ans, serveuse). Selon Foucault « ce qui est historiquement construit peut être politiquement détruit »[8] et l’aspect normatif des pratiques peut être rendu visible par des actes de défiance, tels que le refus de s’épiler de Soley, Laurence et Valentine. Les normes sociales ne sont pas figées dans le temps mais s’actualisent et se renouvellent sans cesse ; elles sont sujettes à la mode. Un ensemble de normes représente une véritable idéologie avec sa propre logique interne. Lorsque celle-ci est dominante et composée d’évidences, on parle d’hégémonie. Selon Williams (1977), l’hégémonie désigne l’ensemble des pratiques qui dictent la vie des individus, de la configuration d’un horaire à la conception de soi en passant par les décisions importantes ou banales. Ainsi que l’affirme Foucault (1975), l’idéologie dominante imprègne tous les domaines de la vie humaine (de la culture au social en passant par l’économie et la politique), y compris le quotidien des individus. Williams voit la tradition comme une force qui permet le maintien de l’hégémonie en justifiant l’ordre contemporain. Dans mon étude, cela s’incarne dans les sophismes naturalistes exprimés par certaines des participantes. Elles dérivent en effet une norme d’un fait quand elles réfèrent au passé et notent la permanence dans le temps des pratiques dépilatoires : « Les femmes ont toujours fait ça » (Monique, 50 ans, serveuse), et c’est donc cela qui est « normal ».

L’hégémonie actuelle présente un culte de l’apparence (Le Breton 2013) en étroit lien avec la société de consommation basée sur une économie capitaliste. Toute la culture de l’esthétique liée à la transformation des corps accompagne en effet une industrie très lucrative qui aboutit à la création d’un corps idéal. Alors que la médecine conventionnelle et la pharmacologie standardisent le corps humain et normalisent son fonctionnement et son apparence, les médias véhiculent l’image d’un corps aux mensurations parfaites. Comme le montrent les corps publicitaires retouchés, l’absence de poils et une peau visiblement lisse et uniforme constituent des standards de ce corps idéal tout en faisant office de marqueurs de genre, d’âge et de classe sociale. Les retouches de photos sont systématiques et témoignent bien de l’impossibilité de rendre un tel corps réel, ce qui en fait un mythe, au sens d’une « vérité crue de l’autre » (Pouillon 1993 [1980], in Leavitt 2005 : 1) et d’une « source explicite de données sur la vie sociale et la conception du monde » (ibid : 13). On peut dès lors parler du mythe du corps féminin, mythe auquel font souvent référence les participantes.

L’absence de poils : pratiques et significations

La pilosité revêt de multiples significations et a pour fonction principale de tracer des frontières. Garder ses poils peut être perçu comme un manque de civilité.

Mon amie avait vécu à la montagne pendant assez longtemps, là elle avait arrêté [de s’épiler], […] elle était vraiment bien comme ça. Mais après elle est revenue en ville, […] c’est dur à assumer.

Claire, 24 ans, comédienne

De même, Valentine (23 ans, étudiante) a cessé de s’épiler en voyage, loin de la ville. Le poil marque la différence entre la citadine et la campagnarde, la civilisée et la sauvage, voire même l’animale, comme en témoigne la réaction d’un ami face à mes poils de jambes : « On dirait un singe ! » (B., 20 ans, étudiant). Il s’agit donc de faire quelque chose pour correspondre à ce qu’on est, où on vit et ce qu’on fait.

Ainsi, « être imberbe n’est pas l’état inévitable du corps des femmes ; cela requiert habituellement du travail »[9] (Synnott 1993, cité dans Toerien et al. 2005 : 400) et de nombreuses façons d’enlever les poils existent. Mes interlocutrices en ont essayé plusieurs, et certaines alternent selon leur budget et le temps disponible. Le rasage est privilégié par certaines pour sa rapidité et son faible coût. En revanche, l’épilation (à la cire froide ou chaude, chez l’esthéticienne ou chez soi) est majoritairement préférée, car elle procure un résultat de meilleure qualité et de plus longue durée. Elle est utilisée pour les « sourcils » (pince à épiler), « la moustache », « les jambes », « le maillot » et « le pubis »[10] mais présente les inconvénients d’être chronophage et onéreuse. Le rasage et l’épilation induisent des évaluations différentes de la pratique en matière de contrainte du fait que le rasage apparaît moins pénible. Comme il est utilisé pour alléger cette pratique jugée « chiante », il est difficile de dire que les femmes qui se rasent se considèrent moins contraintes. Certaines ont choisi l’épilation définitive, ce qui a considérablement réduit la densité de leurs poils (sans toutefois les éliminer complètement).

« Ado, j’étais une fille assez poilue » (Alice, 31 ans, designer). Il existe une norme naturalisée de la pilosité biologique des femmes : une quantité idéale de poils. « Si on pouvait naître sans poils, ça faciliterait la vie des filles », affirme Morgane (34 ans, dentiste). Les femmes pourraient alors correspondre de facto au mythe féminin. Quatre participantes ont procédé à l’épilation par électrolyse ou au laser et enlèvent les poils restants. Faute d’un corps naturellement glabre, elles optent pour la possibilité d’éradiquer définitivement la présence de poils et de n’avoir presque plus rien à faire.

Les fréquences dépilatoires varient d’une femme à l’autre, mais la majorité estime s’occuper de ses poils une fois par mois. Certaines sont plus rigoureuses envers les poils d’aisselles (si elles les rasent) et la moustache. Il est intéressant de noter qu’à fréquence égale, les femmes qui se considèrent laxistes trouvent cette fréquence faible, alors que celles qui se considèrent assidues la jugent forte.

Les zones corporelles différentes, de par leur exposition, leur symbolisme et leurs fonctions biologiques sont rendues glabres pour des raisons variées, bien que toutes s’entrecroisent. Si les aisselles sont davantage visées pour des questions de « confort » (être à l’aise), les jambes font appel à la représentation de la féminité, plusieurs femmes mentionnant l’impossibilité de porter des jupes avec des jambes velues. Le contrôle de la forme des sourcils semble davantage un acte de coquetterie, bien qu’il s’agisse également « d’accentuer, de parfaire ce qui s’ébauche de façon brouillonne » (Nahoum-Grappe 1995 : 35), ce qui intensifie l’expression de la personnalité des femmes. De plus, l’affirmation d’un trait est finalement plus rassurante que son effacement (ibid.). « La moustache » est fortement associée à la masculinité et menace donc la féminité ; elle doit disparaître entièrement. Enfin, le « pubis » concerne l’intimité des femmes et leur sexualité. Parlant tantôt de « bikini », de « maillot » ou de « pubis », certaines enlèvent seulement les poils « qui dépassent » pour pouvoir se mettre en maillot de bain, tandis que d’autres ôtent la totalité des poils et dédient cette attention à leur partenaire sexuel.[11]

D’après les entrevues, il est principalement nécessaire d’enlever ses poils pour être « belle », « propre » et « femme ». Le tout fait appel à trois registres : l’esthétique, l’hygiène et le genre.

L’esthétique est souvent la première raison donnée et se retrouve chez toutes les participantes. Les poils, c’est « moche », « pas terrible » et « ça gâche le décor » (Sabine, 35 ans, gestionnaire d’un salon de thé), c’est-à-dire le corps dans son entier. Au contraire, le corps lisse paraît « doux », « harmonieux » et surtout « beau ». En ce sens, les pratiques dépilatoires visent à rendre le corps uniforme en tant qu’« agencement ordonné du corps selon la règle » (Sakoyan 2002 : 17). Le poil devient parasite car il ne devrait pas être là, il menace l’ordre social établi en provoquant un désordre, en étant « susceptible de jeter la confusion » et en venant « contredire nos précieuses classifications » (Douglas 2001 [1971] : 55).

L’argument esthétique relève de la subjectivité ; il permet de protéger le ressentiment envers le poil en le légitimant par un sentiment qui relève du goût. Cette valorisation de la modification du corps est intrinsèquement liée à un mépris pour celui-ci lorsqu’il est au naturel. Il semblerait que « notre corps nous fait honte » (Bruchon-Schweitzer 1989 : 112). Enlever ses poils, c’est prendre le contrôle de sa beauté ; c’est s’embellir ou, au moins, essayer d’éviter d’être laide : « Je fais quelque chose pour moi, je prends soin de moi », dit Josianne (27 ans, professeure de yoga). Selon plusieurs, ce contrôle se fait « sous l’influence des standards de beauté féminine » (Sarah, 24 ans, étudiante).

Il est très difficile pour mes informatrices d’expliquer en quoi le poil est une faille dans leur beauté. Dès lors, elles sont nombreuses à mentionner des raisons hygiéniques, affirmant que les poils « font sale », que c’est « dégueulasse », et que ne pas les enlever constitue de « la négligence ».

Mais par contre, les poils d’aisselles […] c’est même plus juste l’apparence, c’est que je me sens vraiment mieux sans. Avec on dirait que je transpire plus, que j’ai plus chaud, c’est plus agréable sans.

Claire, 24 ans, comédienne

Ce raisonnement ne s’applique pas aux autres poils du corps. Pourtant, selon plusieurs entrevues, si une femme laisse pousser ses poils sur son corps, c’est qu’elle est sale. Un tel raisonnement relève de l’induction (Sakoyan 2002) : la pilosité symbolise le corps dans son entier mais également la propriétaire du corps. Pour Morgane, ce raisonnement ne semble pas s’appliquer aux hommes : « [Mon mari] avait une aisselle qui puait et on ne savait pas d’où ça venait. On a jamais pensé à le raser ». C’est donc sur le corps des femmes que le poilest sale, tout comme il est laid, puisqu’il n’est pas à sa place (Douglas 2001 [1971]).

« Tu sais à quoi une fille doit ressembler, on est habitué à voir les femmes comme ça », me rappelle Morgane. Même si l’épilation gagne du terrain chez la gente masculine, la pilosité reste l’antithèse de la féminité. Certaines interviewées avouent aimer les poils chez les hommes (c’est « viril »), ou ne pas être gênées par leur présence. Certaines ont même une certaine réticence envers les hommes qui s’épilent (sauf Monique, qui souhaite voir son mari intégralement rasé). Pour Alice, un corps lisse est un aspect fondamental de la féminité, et c’est même la seule chose, avec ses longs cheveux, qui la distingue des hommes. Elle avoue qu’il lui est impossible de se sentir désirable et séduisante avec des poils sur le corps. Elle a alors « zéro libido ». On comprend que pour cette femme hétérosexuelle, se sentir femme dans sa sexualité est fondamental, et le contraste avec la masculinité de son partenaire est essentiel.

L’agentivité des femmes : une réalité ou une illusion ?

Enlever ses poils, c’est signer sa féminité. Si l’on considère que le sexe et le genre réfèrent à une seule et même vérité, c’est-à-dire que le genre est déterminé selon des principes physiologiques (Butler 1998 : 520), cette pratique perd de sa pertinence. Or, si l’on considère le genre comme une donnée culturellement construite, les pratiques dépilatoires s’inscrivent dans un cadre performatif visant à s’identifier à un genre et à le signifier aux autres, de manière consciente ou inconsciente. Le genre est souvent associé au sexe, car il est populairement défini selon une dichotomie homme-femme basée sur une hétéro-normativité essentialiste.

Comme le résume le célèbre « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir (1949 : 285), il faut prouver que l’on est femme par nos gestes. Ces actes reposent sur des croyances socialement et historiquement établies qui s’élaborent autour de l’idée d’une essence féminine où l’absence de poils en constitue une des caractéristiques :

[Le genre] doit être compris comme étant la manière courante par laquelle les gestes, les mouvements et les actes corporels de toutes sortes constituent l’illusion d’un soi conforme à un genre.

Butler 1998 : 519[12]

Les gestes posés construisent alors l’identité féminine. La nécessité de l’acquérir et de la renforcer est accentuée par des sanctions sociales potentielles : performer un genre autre que celui qui nous est de facto attribué constitue une prise de risque pour l’individu, mais également un acte contestataire qui modifie son statut social.

Ainsi, la présence de poils constitue un marqueur social associé à des groupes marginaux (activistes « féministes », « hippies », adeptes du « naturel »). Morgane s’épile car elle ne voudrait pas risquer d’être catégorisée comme une « grano ». Au contraire, elle accepte volontiers cette étiquette quand il s’agit de revendiquer l’allaitement maternel. Dans son cas, c’est le poil qui la dérange plus que la catégorie sociale attribuée. « Je fréquente des gars de droite, alors eux, ça marche pas bien quand t’as du poil », explique Sarah, qui associe la présence de poils à des valeurs de gauche. Ce marqueur social est redouté par celles qui souhaitent garder une certaine mobilité dans la société. Elles adoptent un conformisme utilitaire qui consiste à respecter les normes sociales pour s’intégrer : « Je veux pas m’exclure de la société » (Claire). Pour reprendre les mots de Goffman, il s’agit ici de protéger sa face, qu’il définit comme étant « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » (Goffman 1974 : 9, cité par Le Breton 1998 : 78) et qui prend forme à chaque fois que l’individu se met en scène. Penser le corps comme le reflet de l’âme (Le Breton 2013 : 78), c’est accepter l’importance de l’apparence dans les interactions sociales.

Ainsi, mes informatrices avouent vouloir « se fondre dans le moule », « ne pas paraître différentes » et « ne pas s’exclure de la société, s’ajuster ». Marion (20 ans, étudiante) ne veut pas perdre son autorité en tant que cheftaine scoute : elle veut donc « s’adapter à son entourage ». Delphine (56 ans, massothérapeute) veut « être comme les autres pour plaire à tout le monde ». Bref, il s’agit ici de devenir neutre, d’effacer le corps, lui permettant d’atteindre « son statut idéal dans nos sociétés occidentales où sa place au sein du lien social est plutôt celui de la discrétion, de l’effacement ritualisé, même si une touche d’originalité est jouable » (Le Breton 2013 : 181).

Soumettre son corps aux normes et donc aux désirs de la société, c’est signaler aux autres que l’on accepte les règles de la socialité et se protéger de l’exclusion. En ce sens, les femmes interrogées semblent se conformer par choix conscient : choisir l’inclusion plutôt que l’exclusion. Mais ce choix ne porte dès lors plus sur leurs pratiques mais sur les conséquences de celles-ci, positives ou négatives. Leur agentivité est faible et limitée par les normes existantes puisque « la décision personnelle est bornée par les pesanteurs sociologiques, la condition sociale, l’histoire propre, mais l’individu a l’impression, lui, de son autonomie » (Le Breton 2013 : 226). Elles ont un sentiment de contrôle sur leurs pratiques qui est caractéristique du maintien des normes car « l’illusion de l’indépendance nourrit le conformisme » tandis que « les goûts et les modes s’uniformisent cependant que chacun croît être davantage lui-même » (Ariès et Duby 1990 : 128, dans Mathieu 2011 : 248).

Socialisation, habitude et inhibition

Comme chaque individu mène une vie singulière, chaque femme a une relation particulière à son corps et donc aux soins du corps qu’elle s’offre ou s’impose. Ainsi, « l’individu habite son corps selon les orientations sociales et culturelles qui le traversent, mais il les rejoue à sa manière, selon son tempérament et son histoire personnelle » (Le Breton 1998 : 33). Alors que la socialisation implique une multitude de facteurs et d’influences difficilement identifiables, l’histoire personnelle réfère aux expériences vécues par les personnes et qu’il est possible de raconter. Ces récits ne sont pas le reflet de la réalité mais des interprétations (ibid.). Marion me raconte qu’adolescente, elle avait vu des garçons de son cours de sport rire en la regardant. Sans avoir entendu ce qu’ils disaient, elle était persuadée qu’ils se moquaient de ses poils naissants sur ses jambes. Que cela soit vrai ou non, l’idée que les poils des femmes sont objets de moquerie est bel et bien présente. Elle confie qu’aujourd’hui, elle s’épile notamment pour ne pas mettre en péril son autorité de cheftaine scoute car les enfants « te retiennent pour les défauts que tu as ». Alice a fait l’objet de remarques désagréables durant son adolescence, affirmant qu’elle avait une « pilosité très marquée ». Celle-là même qui rêvait d’une douche qui enlèverait les poils indésirables s’est vu offrir un rasoir par des camarades de classe. Elle est la plus rigoureuse des participantes avec ses pratiques dépilatoires, du fait qu’elle ne veut pas risquer de revivre ces expériences, quoiqu’elle avoue « s’en foutre un peu [de ses poils] ».

On pourrait supposer que plus la personne a vécu de sanctions morales, et plus elle ressent le besoin de s’épiler ou de se raser. Pourtant, la majorité des femmes m’assure n’avoir jamais souffert à cause de leur pilosité, ni n’avoir reçu de commentaires désobligeants. En revanche, elles affirment en avoir entendu à l’adresse d’autres femmes, mais « rien de très grave ». Le jugement des autres n’a pas besoin d’exister dans le vécu des femmes pour être craint.

Il m’a pas dit « j’aime pas ça », il m’a dit « t’es poilue ». Non, il ne m’a pas demandé de les enlever mais c’est fatiguant de se faire toujours répéter la même chose alors j’ai recommencé à les enlever.

Sarah, 24 ans, étudiante

Le jugement est implicite au constat. D’autres participantes expliquent qu’elles n’ont jamais été critiquées, probablement du fait qu’elles n’ont jamais dérogé à la règle. En d’autres termes, il faut se protéger des autres, de l’Autre, en étant « parfaite » et « irréprochable ». C’est grâce au contrôle qu’elles établissent sur leur apparence qu’elles peuvent éviter les désagréments sociaux.

Plusieurs participantes remettent cependant en question leurs pratiques dépilatoires et considèrent que ce serait positif si elles arrêtaient.

Je sais qu’il y a l’option éventuellement d’arrêter mais pour le moment je sais pas. J’aimerais être comme plus à l’aise avec mon environnement et mon corps. Ça voudrait dire que je m’assume.

Sarah, 24 ans, étudiante

Elle se considérerait détachée du paraître et se sentirait bien telle qu’elle est. Accepter sa pilosité correspond à accepter sa biologie et son corps dans son entier. Morgane s’exclame, ironique : « On t’explique comment faire, mais on t’a jamais dit que tu pouvais ne pas le faire ! ». Le choix concerne les techniques, mais pas la décision en elle-même d’enlever les poils. Plusieurs se justifient en déclarant qu’elles préfèrent « investir leur énergie dans d’autres combats que celui-ci ». Arrêter d’enlever ses poils correspond à une « lutte » contre les autres et contre soi, un « défi » qu’on se lance. Elles justifient leur décision de continuer en argumentant qu’elles aiment ça. Cela légitime leur pratique après que celle-ci ait été menacée par le doute.

« Ça me fait chier, je respecte la norme. Je cadre mes standards de beauté sur des choses pas naturelles, c’est pas vraiment mon choix » (Marion). Delphine est également déçue de céder à la « pression sociale ». On voit ici que deux volontés se heurtent. D’une part, se conformer pour être acceptée, d’autre part, se rebeller en refusant de suivre les normes et « pouvoir choisir ». On comprend ici que le respect des normes inspire le sentiment de ne pas être maître de ses décisions.

Les envies personnelles sont alors brouillées et la volonté se heurte aux possibilités considérées au travers de la peur. L’inhibition semble être la meilleure attitude à adopter. Celle-ci consiste, non pas à ne rien faire, mais à ne rien contester et à agir selon la norme. L’habitude justifie en soi la pratique et s’imposer un changement entraînerait un inconfort plus fort : « ce n’est pas assez important, je ne veux pas être en porte-à-faux » (Claire). Les interviewées affirment s’empêcher de « trop se poser de questions » ; l’autosatisfaction vient légitimer la pratique et les normes renforcent l’autosatisfaction.

Image sociale, normalisation des émotions et autosurveillance

Alors que Marion me déclare qu’elle ne s’est « jamais donné de conduite à tenir par rapport à [ses] poils » et que Morgane affirme qu’elle « s’en fout », leurs pratiques prouvent qu’elles prennent un soin attentionné de leur image. Leurs paroles visent à mettre en valeur leur personnalité et leurs convictions mais, au-delà des mots, elles ressentent le besoin de s’épiler. Il convient dès lors de s’intéresser aux émotions que les discours contiennent ou laissent entrevoir afin de comprendre ce besoin.

« Je trouve ça vraiment laid, surtout les poils longs, ça m’écoeure », affirme Sabine. Que ce soit dans leurs propos ou leur attitude, le dégoût est présent de manière explicite et implicite. En parlant de femmes qui gardent leurs poils ou qui laissent apparaître des repousses, mes informatrices m’expliquent qu’elles « ne le remarquent pas », puis avouent finalement « regarder, parce que ça attire l’oeil » (Morgane), être surprises mais « ne pas trouver ça dégueulasse » (Josianne), quoiqu’un peu « choquant ». Dire que toutes les participantes sont en fait dégoûtées par les poils serait exagéré, mais il est indéniable que la présence du poil dérange. Pour Dominique et Sabine, le problème ne se pose pas puisqu’elles affirment que « des femmes poilues, il n’y en a plus ».

Ce sont également la honte et la gêne envers leur propre corps qui poussent ces femmes à cacher certaines parties corporelles. Marion, Alice et Sarah iront jusqu’à refuser de prolonger un rendez-vous sentimental si elles n’ont pas eu le temps de « régler le problème ». Elles préfèrent éviter les situations qui risquent de provoquer ces émotions négatives ; « la peur de perdre la face et de ressentir de la honte » leur prescrivent de se protéger (Le Breton 1998 : 77).

Enfin, des émotions positives motivent mes informatrices à vouloir « une peau lisse ». Pour « la douceur de la peau » au toucher mais aussi pour le sentiment de « clarté », de « satisfaction » et de « légèreté » que cela procure. Pour la majorité, cela leur donne « confiance » en elles, et pour Alice, c’est « le signe que je me sens bien et que je veux plaire ». L’épilation ou le rasage apparaissent comme un « nouveau départ », une « remise à neuf ». Pour Delphine, l’instant du rasage est aussi un « moment où tu te sens femme ». Cet instant de « remise en ordre » permet de retrouver une féminité perdue par la repousse naturelle des poils. Se sentir femme, c’est en quelque sorte ressentir les émotions adéquates dans les situations prescrites. Après s’être épilées ou rasées, elles affirment : « Ça fait quand même du bien de les enlever » (Claire), « Je me sens soulagée » (Marion) ; « Je me sens mieux » (Sabine). L’image de soi que l’on présente à l’autre est sous contrôle et « à défaut de se sentir pleinement à l’aise au sein du social, l’acteur essaye au moins d’être bien dans sa peau, de se sentir “en accord” avec soi » (Le Breton 2013 : 226).

Ces émotions positives et négatives sont liées à l’image du corps féminin glabre qui a été incorporée au travers de l’habitude et de la répétition. Résultat de la socialisation, des expériences personnelles et des pratiques individuelles, l’intériorisation des normes explique le développement d’émotions qui « seraient à traiter au regard des jugements qui s’appuieraient sur les croyances que partage un groupe social, et dont le respect entraîne ou non une sanction morale » (Charaudeau 2000 : 132). Ces émotions induisent des comportements d’autosurveillance : le regard des autres n’a plus besoin d’être présent pour exercer une pression et « la femme est cernée par une infinité de miroirs qui la jugent, à commencer par son propre regard qui intériorise l’évaluation sans indulgence des autres » (Le Breton 2013 : 233). Le corps des femmes est devenu un lieu de contrôle subtil qui passe par leur volonté d’être belles et féminines. C’est finalement « le fait d’être vu sans cesse, de pouvoir toujours être vu qui maintient dans son assujettissement l’individu disciplinaire » (Foucault 1975 : 220). Ce qui correspond à un consensus social a été naturalisé et les normes sont « tellement bien intégrées qu’elles apparaissent naturelles et innées » (Dostie 1988 : 67). Les femmes interrogées aimeraient donc arrêter de s’épiler, mais à condition d’avoir des poils peu visibles. Ce désir est le reflet de l’hégémonie qui porte à croire que le « vrai » corps d’une femme ne devrait pas avoir de poils.

Poil, poilues et contestations

La culture n’est pas un bloc homogène et il existe des alternatives aux normes dominantes. Selon Williams, l’hégémonie n’englobe pas l’entièreté de la société ; elle présente des tensions qui la rendent dynamique. Certaines femmes, marginales, laissent pousser leurs poils et les « portent » (Laurence, 19 ans). Le non-traitement des poils constitue un geste symbolique très fort ; le poil féminin devient contestataire.

Trois des femmes que j’ai interrogées ont cessé de s’épiler[13] depuis au moins un an. Toutes étudiantes, elles ont en commun d’avoir participé à la grève estudiantine de 2012 et d’avoir été soit confrontées aux idées féministes du milieu activiste, soit en contact avec des femmes « poilues ». Valentine (23 ans) a décidé d’arrêter de s’épiler pour expérimenter son corps au naturel et essayer d’abandonner cette pratique qu’elle juge incohérente. Pour Soley (22 ans), cela constitue davantage une revendication politique, qui met en évidence son refus de l’objectification des femmes et de leur obligation à se soumettre à cette norme, alors que les hommes « eux, peuvent bien garder leurs poils ». Face à cette inégalité entre les genres, Soley confie qu’elle aime lever les bras en public pour afficher des aisselles poilues et faire réagir les gens. « Au moins, ils prennent conscience que ça existe », affirme-t-elle. Laurence s’épilait déjà peu par « flemme » (paresse), avant que la question féministe n’entre en jeu. Elle glisse que si elle enlevait ses poils, elle serait peut-être « décrédibilisée dans le milieu féministe ». Cette posture permet à Soley et à Laurence l’accès à un nouveau groupe de socialité. Les trois jeunes femmes ont des connaissances qui « portent » leurs poils et les « assument », ce qui semble leur procurer un soutien et leur donner le sentiment de ne pas être isolées. Ne pas s’épiler constitue une norme dans certains groupes sociaux, mais celle-ci est largement minoritaire et réprimée par la société. Que ce soit garder ses poils ou les enlever, il s’agit donc toujours de se conformer pour s’adapter à son environnement. En fin de compte, il s’agit toujours de la prescription d’un corps féminin idéal. Considéré « hors-norme », le non-traitement des poils marque un positionnement par rapport à la société, une véritable prise de parole politique. Cela n’est pas vécu de façon négative, mais plutôt perçu comme un outil pour « faire un tri dans ses relations » et contribuer à revendiquer le droit des femmes à disposer de leur corps.

Conclusion

En étudiant les pratiques dépilatoires des femmes et la manière dont cette norme s’inscrit dans leurs corps, on peut comprendre pourquoi le poil est devenu un des symboles de la libération des corps et des revendications féministes. L’agentivité des femmes face à cette norme mais également face aux nombreux standards esthétiques est très limitée. L’évidence du lisse féminin est ancrée dans la société et les émotions des femmes sont façonnées autour. S’il est aisé de considérer les pratiques comme soumises à des normes, il est souvent plus difficile d’appliquer ce constat aux émotions. Si les émotions ici présentées sont souvent expliquées par le caractère social de l’espèce humaine, elles sont néanmoins abordées comme étant personnelles (propres à chacune). Cette dichotomie qui sépare l’individu et le collectif ne semble pas exister, puisque ce sont finalement les interactions entre ces entités abstraites qui construisent le réel et façonnent les subjectivités des personnes.

Les émotions, bien que ressenties individuellement, ne prennent leur forme qu’au travers de la socialisation des individus. En ce sens, si nos émotions n’appartiennent pas qu’à nous-mêmes, elles ne sont pas non plus dictées rigoureusement par la société puisque chaque individu les interprète et leur donne vie et sens, au travers de ses préférences et de ses pratiques inscrites dans le champ de possibilités que confère l’hégémonie. On peut aisément supposer que le fonctionnement des autres normes sociales est semblable au processus décrit ici. Il est intéressant de comprendre comment les normes opèrent pour appréhender les phénomènes sociaux, d’autant plus que certaines de ces normes peuvent entraîner des souffrances (collectives et individuelles) liées à la marginalisation ou au rejet.

Il serait intéressant de mener une recherche plus approfondie avec des femmes qui conservent leurs poils pour comprendre l’impact et les revendications d’un tel geste. Cela permettrait d’étudier les significations attribuées à la pilosité dans les milieux marginaux et de comprendre la perpétuation de cette norme sociale minoritaire. Enfin, il serait intéressant de s’attarder sur la manière de véhiculer et transmettre le mythe du corps idéal, notamment au travers des premières épilations (ou rasages), qui constituent de véritables rites de passage (Sakoyan 2002). De même, il serait pertinent d’étudier les conséquences de la popularisation de l’épilation masculine sur l’association entre la féminité et l’absence de poils.