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Introduction

Cet article porte sur les figures discursives de musulmans masculins qui, dans le Canada contemporain, hantent de façon hégémonique l’imaginaire public[1]. « Figure » : le terme renvoie à des stéréotypes qui, à l’instar des personnages archétypiques de la Comedia dell’Arte, ont des caractéristiques toutes désignées, parfaitement définies, et la force des clichés. Notre réflexion s’appuie sur l’étude de trois archétypes masculins qui ont émergé d’une manière inductive de nos analyses, à savoir le Terroriste, l’Homme éclairé et le Patriarche. Pour des raisons de concision, nous nous intéressons dans cet article à trois figures masculines. Ces figures masculines ne sont pas exhaustives et il existe évidemment aussi des figures féminines, mais nous avons choisi de concentrer notre analyse autour de ces trois archétypes. Elles font montre d’une remarquable omniprésence : elles sont en effet produites et reproduites sur les plans tant local que relationnel, ainsi que dans les institutions – médias, droit, forces de l’ordre, police communautaire et éducation, entre autres. Le racisme, la xénophobie et/ou l’islamophobie[2] dont elles sont l’expression se voient ouvertement dans la discrimination ou, plus subtilement, dans les micro-iniquités véhiculées dans les gestes, les sous-entendus ou les « blagues ». À la fois hégémoniques et mobiles, ces figures se succèdent comme dans un carnaval ambulant où la panique morale (voir Cohen 1973) se transmet d’un objet à l’autre.

Si les hommes interviewés au cours de cette enquête ont aussi leurs propres perceptions et réactions quant à ces figures, nous avons plutôt choisi de nous cantonner à la façon dont elles affectent la vie des participantes musulmanes canadiennes, et dont, dans une certaine mesure, elles circonscrivent leurs discours et leurs actions. En effet, bien que dans notre recherche nous avons identifié plusieurs figures masculines et féminines (voir Selby et al. à paraître) pour ce numéro spécial sur la subjectivité des femmes musulmanes, nous avons choisi de nous concentrer sur les trois figures masculines qui apparaissent de manière récurrente dans le narratif de nos participantes musulmanes. Notons que nous faisons parfois succinctement référence également à des figures féminines lorsque celles-ci sont activées par les figures masculines analysées, notamment la Musulmane émancipée et la Musulmane menacée. Bien que notre étude ne se porte pas sur ces figures, il est important de les mentionner, leur présence montrant à quel ces différents archétypes sont tous interreliés. Nous avons par ailleurs identifié d’autres figures dans nos entretiens sur lesquelles nous ne nous attardons pas ici, comme par exemple le Musulman pieux, le Musulman pacifiste et le Musulman culturel.

Nous nous appuyons sur les analyses existantes qui ont mis en évidence des figures similaires (voir Guénif-Souilamas et Macé 2004 ; Mamdani 2004 ; Razack 2004 ; Guénif-Souilamas 2006 ; Shryock 2010 ; Hajjat 2012), ainsi que sur les entretiens que nous avons menés en 2012-2013 dans deux villes canadiennes. Après avoir fait le portrait des villes dans lesquelles les entretiens on été menés, nous présentons les conceptions existantes des figures musulmanes que nous avons sollicitées et dont nous avons prolongé l’analyse en théorisant comment les figures s’activent entre elles, avant de relater des situations dans lesquelles les participantes à la recherche ont été confrontées à ces stéréotypes. L’objectif est d’identifier ces « figures » et le moment en particulier où elles sont activées, de réfléchir à l’impact de leur présence, de questionner leur hégémonie dans la société canadienne et en particulier dans le quotidien de nos participantes et, en conclusion, de réfléchir aux reconfigurations suggérées par nos participantes.

La scène

Les récits analysés sont tirés d’entretiens menés en 2012 et 2013 auprès de 90 musulmans, auto-identifiés comme tels, à Montréal (Québec) et à Saint-Jean (Terre-Neuve-et-Labrador) au Canada, dont un peu plus de la moitié sont des femmes. Nous cherchions à collecter et à analyser des récits sur ce qui, par hypothèse, avait trait aux négociations quotidiennes ordinaires autour de la religiosité perçue et visible dans différents espaces et situations : transports publics, écoles, pique-niques entre voisins et autres interactions survenant dans la « vie de tous les jours ». Nous nous sommes particulièrement intéressées aux moments où la religiosité est « à l’oeuvre » – moments qui sont rarement théorisés comme tels. Ces moments « ordinaires » sont marqués par des relations de pouvoir asymétriques[3]. En même temps, les musulmans au Canada sont plus souvent que d’autres amenés à négocier leur différence religieuse[4]. Nous les avons interrogés sur leur expérience de l’islamophobie, mais pas explicitement sur leur impression et expérience des figures. Ce n’est qu’en lisant la totalité des transcriptions d’entretiens que la récurrence de figures similaires s’est par induction clairement dégagée du récit des participantes. Malgré les variances dans ces récits, les figures demeurent remarquablement stables, les mêmes traits de caractères étant mobilisés par nos participantes pour les décrire.

Compte tenu des similitudes trouvées dans les données, notre analyse entre les deux villes n’est pas comparative. Certes, ceux qui sont familiers avec ces deux villes souligneront à juste titre les différences dans leur géographie, leur taille et leur histoire migratoire, ou encore les différences sur le plan sociopolitique (par exemple les politiques linguistiques et les débats de souveraineté qui ont lieu au Québec et dans le contexte d’isolement géographique de Terre-Neuve). À Montréal, les entrevues ayant été menées au moment même où avec les débats sur la « Charte de la Laïcité »[5] faisaient rage, nombre de participantes québécoises étaient plus conscientes de leur religiosité perçue ou visible. Bien que 6 % des habitants de Montréal se déclarent musulmans, contre 0,05 % à Saint-Jean[6], on observe une grande similarité dans les récits. On peut émettre l’hypothèse que, compte tenu de la prédominance catholique de la population du Québec et de la prédominance protestante à Terre-Neuve, une normativité chrétienne imprègne la vie de nos répondants, ce qui rejoint la thèse d’une hégémonie chrétienne au sein du Canada contemporain défendue par certains chercheurs (Beaman 2008 ; Berger 2010 ; Klassen 2015).

C’est dans un climat de surveillance accrue et de politiques en matière de sécurité resserrées envers les musulmans et ceux perçus comme tels que les figures musulmanes émergent. Nombre d’études mettent en évidence l’impact de ce climat sur les musulmans canadiens[7]. Selon l’étude de CAIR-CAN (Conseil des relations américaines-islamiques du Canada[8]) de 2004, 43 % des répondants connaissaient quelqu’un qui avait été interrogé par la Gendarmerie royale du Canada, le Service de sécurité et de renseignement canadien ou la police locale ; la plupart étaient des hommes d’origine arabe[9]. Dans la même veine, un sondage effectué en 2016 par l’institut Environics auprès de 600 musulmans rapporte que 35 % d’entre eux disent avoir été victimes de discrimination au cours des cinq dernières années sur la base de leur religion, de leur ethnicité, ou encore de leur culture, langue ou genre (Environics 2016 : 38). Un sondage mené par Abacus (2016) montre que 46 % des Canadiens ont une opinion défavorable de l’islam, et Statistique Canada relève une augmentation de 60 % des crimes haineux contre les musulmans entre 2014 et 2015 (Harris 2017). Le cas de Maher Ahar, retenu puis emprisonné dix mois, torturé avant d’être finalement acquitté, est un des cas de profilage les plus bouleversants de l’histoire canadienne récente (Zine 2012 : 16). L’histoire d’Omar Khadr marque également l’imaginaire canadien. En juillet 2017, Khadr a reçu une compensation financière, non sans controverse, pour les tortures subies au camp de Guantanamo alors qu’il était encore mineur.

Toutefois, comme le lecteur l’aura compris, en dépit du caractère exceptionnel des « mauvais » comportements de radicalisation de musulmans canadiens, le personnage masculin du bad Muslim est encore perçu comme une menace. Pourtant, sur la base de l’analyse d’un échantillon de trente-cinq musulmans canadiens extraits du projet sur la Religion de la jeunesse immigrante au Canada, Beyer (2014 : 141) n’a trouvé que peu de trace de radicalisation et en conclut que ni le genre, ni l’âge, ni le niveau de religiosité ne sont d’utiles prédicteurs de violence potentielle. Quant aux entretiens de Liam Harvey-Crowell (2015) sur l’utilisation du web réalisés auprès d’étudiants musulmans de Saint-Jean, ils confirment la crainte qui est la leur d’être observés et détenus. Une des personnes interviewée a notamment fait référence à l’affaire Khadr[10]. Ces études montrent bien les profondes répercussions que la politique de sécurité actuelle peut avoir sur la vie des Canadiens musulmans et ce, quel que soit leur âge et leur sexe[11].

Les figures et leurs conceptualisations

Avant d’analyser la présence et le rôle des figures dans nos entrevues, faisons une brève analyse des travaux théoriques déjà parus sur les figures musulmanes afin de mieux situer notre travail dans ces discussions. En adoptant le concept de figure, nous nous inscrivons dans le prolongement de travaux de chercheurs qui ont dénoncé de diverses manières la dimension réductrice et dommageable de cette forme d’essentialisme. Plusieurs se prévalent de la critique désormais fondatrice de l’Orientalisme développée par Edward Saïd (1978) qui met en évidence comment les femmes « orientales » ont été caractérisées et fétichisées tout au long de l’histoire coloniale (Ahmed 1992 ; Clancy-Smith 1998 ; Yeğenoğlu 1998). Ces figures ne sont donc pas apparues subitement avec le 11 septembre 2001, ni avec les évènements terroristes subséquents (Saïd 1978 ; Spivak 1998 ; Yeğenoğlu 1998 ; Abu Lughod 2002), quoique leur présence s’en retrouve significativement intensifiée. Dans sa réflexion sur le Culture Talk[12] orientalisant de Huntington, Mahmood Mamdani affirme que la plupart des descriptions de l’islam reposent sur des figures « bonnes » et « mauvaises » de musulmans, simplifiées à l’extrême. Selon lui, le Culture Talk qui « défini[t] les cultures en fonction de caractéristiques présumées “essentielles” » (Mamdani 2002 : 766), participe à réduire toujours plus les identités (notamment musulmanes) à une expérience religieuse uniforme et répréhensible (voir aussi Hajjat 2012 : 264-265). Hâtivement construites, les figures musulmanes, simplifiées et essentialisées, sont alors mobilisées à des fins géopolitiques néo-impérialistes.

De son côté, Andrew Shryock (2010) attire l’attention sur le scénario spécifique qui découle de la figure du musulman pacifique, tout amour et toujours compatible avec l’Occident présumé laïque. Cette figure complète le personnage du Bon musulman. Elle contraste avec le discours négatif (islamophobe) et découle de cette opposition binaire entre le Bon et le Mauvais musulman. Cette réponse que Shryock nomme « islamophilie » et qui est destinée à combattre l’islamophobie est une stratégie qui vient avec son lot de problèmes. Parmi les stéréotypes imputés au Bon musulman, figure le fait qu’il est :

[D]e préférence Soufi (et idéalement lecteur de Rumi[13]). Il est pacifique (et assure que le jihad est un combat spirituel intérieur, et non pas une lutte pour « imposer le bien et interdire le mal » par la force des armes) ; il traite les femmes comme des égales et se veut respectueux de leur choix quant au port du hijab (jamais il ne plaide pour que les femmes se voilent le visage) ; s’il s’agit d’un sujet féminin, alors celle-ci est fortement diplômée, elle travaille à l’extérieur, elle est l’unique épouse de son mari qu’elle a choisi en toute liberté, et si elle porte le hijab c’est uniquement parce qu’elle le souhaite. Le bon musulman est également pluraliste (il aime se rappeler les vertus oecuméniques de l’Andalousie médiévale et se pose en champion de l’activisme interconfessionnel) ; politiquement, c’est un modéré (avocat de la démocratie, des droits de l’homme et de la liberté religieuse, il est opposé au conflit armé contre les États-Unis et Israël) ; enfin, il est plutôt originaire de l’Afrique, de l’Asie du sud et plus encore de l’Indonésie ou de Malaisie ; il est peu probable que ce soit un Arabe, mais comme les amis du « bon musulman » aiment à le rappeler, de toute façon seule une faible proportion de musulmans est arabe.

Shryock 2010 : 10

Pour Mamdani comme pour Shryock, qu’il s’agisse du discours public ou de littérature universitaire, la figure idéalisée du « bon » musulman sert à réifier l’opposition binaire entre bon et mauvais musulman et à maintenir la présence du mauvais musulman étranger et terroriste dans l’ombre[14]. Nous reviendrons sur ce point dans l’analyse des entrevues.

Toutefois, en dépit de l’importance des oppositions binaires dans lesquelles Mamdani et Shryock situent les politiques néo-orientalistes, ces dichotomies sont trop simplistes pour rendre compte sur le plan théorique de ce qu’ont dit nos participants et qui est présenté dans l’analyse qui suit. En particulier, elles ne permettent pas de mettre en évidence les présupposés raciaux et genrés sous-jacents aux représentations binaires, qui s’avèrent un élément majeur des narrations recueillies. Qui plus est, la réification de ces oppositions binaires n’étant pas tant le fait de ces théoriciens que des partisans du Culture Talk, il appert que les figures en question, selon nous, ne fonctionnent pas toujours en opposition et ne sont pas nécessairement opposées l’une à l’autre. Hajjat (2012), pour ne citer que lui, montre comment ces oppositions sont en perpétuelle évolution. Nos résultats montrent, comme on va le voir, que si l’Homme éclairé, par exemple, est lié à la Musulmane émancipée, il ne l’est pas de façon dichotomique (voir Selby et al. à paraître).

En abordant la question des figures musulmanes, Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé (2004) ainsi que Sherene Razack (2004) s’intéressent particulièrement la place du genre. La « féministe blanche urbaine » et le « garçon arabe de banlieue » que Guénif-Souilamas et Macé décrivent dans la France actuelle sont révélateurs de la manière dont certaines compréhensions dominantes de la géographie et du féminisme pénètrent ces figures. Ils énumèrent aussi d’autres valeurs néo-orientalistes et « bonnes/mauvaises » attachées aux « féministes » (la modernité, le progrès, l’égalité, la République) et aux « garçons arabes » (la tradition, la régression, l’inégalité, le communautarisme) (Guénif-Souilamas et Macé 2004 : 12), qui apparaissent dans les argumentaires contenus dans le rapport Stasi produit par le gouvernement français pour étayer son idée d’interdire le port de signes religieux ostentatoires à l’école en 2004[15]. Dans une publication ultérieure, Guénif-Souilamas (2006) montre comment ces figures ont servi à légitimer les politiques publiques racistes et discriminatoires qui affectent les zones suburbaines françaises défavorisées.

Dans la même veine, Razack (2004) souligne le caractère genré qui prévaut dans les figures postérieures au 11 septembre et dépeint les dynamiques de pouvoir qui permettent aux Européens blancs de maintenir la figure du « Mauvais musulman » et celle de son protagoniste de choix, la « Femme musulmane menacée ». C’est en invoquant la figure facile de la « Femme menacée » (car portant le niqab) que fut vendue avec succès au public américain l’intervention des États-Unis contre l’Afghanistan (Abu-Lughod 2002). Pour Razack, ce discours s’étend bien au-delà de l’effort des forces alliées dans la « Guerre contre le terrorisme ». Ce schéma permet de « justifier les extraordinaires mesures de violence et de surveillance requises pour discipliner le musulman et sa communauté » (Razack 2004 : 130). D’ailleurs, plusieurs initiatives canadiennes entre 2011 et 2015 relatives au port du niqab portent la marque de cette dynamique, notamment les controverses sur l’interdiction du port du niqab proposée dans les projets de loi québécois 94, 60 et 62 et lors des cérémonies citoyennes. Les femmes portant le niqab y sont présentées comme incapables de « s’intégrer » à la société canadienne en raison d’une religiosité ouvertement fondamentaliste imposée par le pouvoir des hommes[16]. Les normes genrées, le racisme et les intérêts géopolitiques sont donc à la base de l’activation de ces figures.

Le second point sur lequel nous voudrions insister, en nous basant sur les réflexions de Razack, concerne les dynamiques de pouvoir observées par celui-ci dans son étude du discours public norvégien sur les femmes musulmanes en situation de mariage forcé. Dans ce contexte, les jeunes filles et les jeunes hommes musulmans, dit-elle, ne vivent pas « leur position de victime au sein de leur famille et de leur communauté comme non problématique, même si assurément ils sont aussi des victimes » (Razack 2004 : 163). En d’autres termes, ces figures ne sont pas toujours uniquement imposées. Elles émergent dans les représentations des non musulmans et des musulmans eux-mêmes. Par contraste, nous verrons comment nos participants réagissent à la présence de ces figures, à la fois en les (re)produisant et en se les réappropriant. Dans la discussion qui suit, nous montrons, non pas comment ces points de vue émergent dans les médias et dans les projets de lois canadiens, comme nombre de chercheurs l’ont utilement fait avant nous[17], mais plutôt comment ces figures masculines interviennent dans le récit des femmes interrogées. La manière des femmes musulmanes de mobiliser ces figures met en effet en valeur les biais et stéréotypes auxquels les communautés musulmanes au Canada doivent faire face.

Les figures masculines de musulmans jettent de l’ombre sur la vie des femmes

Ces figures, on l’a vu, ne collent pas véritablement avec le schéma binaire bon/mauvais. Comme Guénif-Souilamas et Macé (2004) et Razack (2004) l’ont démontré, elles sont genrées et apparaissent rarement seules. Nous voulons montrer ici à quel point elles sont intimement reliées. Dans certains cas, une figure particulière (comme l’Homme éclairé) en active une autre qui lui est liée mais qui n’est pas nécessairement dichotomique (comme, par exemple, la Femme émancipée). Les figures, qui sont dessinées et reproduites au fil des relations sociales, se construisent souvent par rapport à l’agentivité perçue des femmes. Si elles nous intéressent ici, elles ne sont pas inhérentes aux hommes ; ces figures, comme celle du Terroriste, peuvent s’appliquer dans certains cas aux femmes. Par ailleurs, certaines figures sont plus visibles que d’autres. Par exemple, la présence du Terroriste et du Mauvais musulman ainsi que les torts que ces images peuvent causer sont facilement détectables dans les récits de nos participantes. D’autres, comme le Musulman éclairé, apparaissent sous une forme altérée selon le contexte. Parfois, ces figures surgissent comme des spectres qui invoquent la peur et l’outrage moral, ou bien comme une inversion plus subtile de « nos valeurs ». À d’autres moments, elles apparaissent comme des présences rassurantes, souvent en tandem avec un spectre. Ainsi la figure du Patriarche apparaît-elle parfois aux côtés de celle du Musulman éclairé. Toutes opèrent à partir d’un répertoire de scenarii.

Parler de figures (ou de personnages) et de mise en scène n’implique en aucun cas que l’on soit face à un « jeu d’acteur » qui ne soit pas sincère. Nous procédons tous, dans la vie de tous les jours, à des mises en scène pour nous présenter à autrui et à nous-mêmes. Comme l’a souligné Erwing Goffman (1956 : 11), il existe tout un éventail de positions, de la croyance complète au cynisme, relativement au personnage joué ou invoqué. En outre, Goffman évoquait la manière dont une mise en scène devait « s’adapter et se modifier en fonction des cadres de compréhension et d’expérience de la société dans laquelle elle est présentée » (Goffman 1956 : 22). Bien que ces personnages soient produits et reproduits par toutes sortes d’acteurs, musulmans et non musulmans, il est clair que leur impact n’est pas du tout le même pour les premiers et ce, quelle que soit leur manière d’adopter cette identité et indépendamment du fait qu’ils soient athées, qu’ils revendiquent une appartenance culturelle, soient traditionnalistes, etc.

Le Terroriste

La généalogie de la figure du Terroriste est complexe. Sa manifestation actuelle a été dûment informée par la pensée orientaliste qui associe le Terroriste aux descriptions statiques des traditions et des significations racistes attribuées à « l’Arabe » (les cas récents de célèbres terroristes femmes n’empêchent pas le personnage d’être principalement un homme). Parmi les diverses suppositions et oppositions binaires invoquées dans les configurations actuelles de ce personnage formulées par Talal Asad (2003 : 10), il y a l’idée selon laquelle les musulmans sont liés par un texte coranique « passif » et rigide, alors que juifs et chrétiens ont vis-à-vis de la Bible une liberté d’interprétation. Asad (2007) ajoute que le Terroriste/Homme éclairé est une association binaire devenue essentielle à la définition libérale du sujet. Sherene Razack, quant à elle, met en lumière les contours raciaux du personnage du Terroriste. Elle montre comment les musulmans arabes sont devenus vulnérables aux récits d’actes terroristes, comme si « leur disposition à la violence s’inscrivait dans leurs origines mêmes » (Razack 2008 : 28). Selon Razack, pour qui la question de la race est un élément essentiel de la recherche, « le concept de profilage racial est lui-même incapable de décrire ce qu’il advient effectivement de ceux que la race, lue comme origine, histoire de vie et pratiques religieuses, désigne comme des terroristes potentiels » (idem). Elle démontre comment, en pratique, « le profilage mis en oeuvre après le 11 septembre, utilisait la race en lieu et place du risque, soit en totalité, soit en partie » (ibid. : 32), considérant qu’une peau brune, « un air moyen-oriental », la barbe et un nom musulman ou arabe constituaient des raisons suffisantes « pour placer un individu en détention » (idem). Tels sont les caractéristiques de ce personnage profilé. Nous essayons pour notre part de mettre l’accent sur la manière avec laquelle les observations d’Asad et de Razack se croisent : quel rôle joue le Terroriste dans l’information du scénario, et quel est son impact relationnel sur nos participants, dans un monde empreint de notions rigides de l’islam dans lequel les mesures de sécurité et de surveillance sont toujours renforcées ?

Comme l’écrit Paul Bramadat, les peurs que susciteraient les musulmans sont « hors de proportion avec leur importance sociale réelle » (Bramadat 2014 : 12). Pourtant, en dépit de preuves contraires, le Terroriste en tant que personnage défini conserve une puissance imaginaire intacte dans le public et dans la vie des musulmans, au Canada comme ailleurs[18]. Les récits de ces scènes de terreur largement diffusées par les médias, commentées et reproduites par les autorités, et qui circulent dans le discours public, contribuent ensemble à créer la « preuve » d’une menace imminente en la personne du Terroriste, lequel est susceptible de se cacher partout et n’importe où, y compris dans leurs propres maisons (voir le Terroriste « domestique »)[19]. Pour Amiraux (2014 : 87), ce phénomène d’amplification sans preuve présente des similarités avec le commérage. Même si le public ne connaît pas de terroriste, cette figure et ces caractéristiques sont facilement associées avec l’homme identifié comme musulman et acquièrent une certaine autorité dans l’imagination commune, et ce, bien que cette association n’ait aucun fondement.

Le personnage du Terroriste est invoqué de plusieurs façons. S’il est possible d’en faire parfois très directement l’expérience, comme lors d’agressions physiques ou verbales, il apparaît aussi à travers des canaux plus subtils, sous les dehors de l’humour notamment[20]. Ce personnage est mobilisé dans les récits de plusieurs de nos participantes : des mères préoccupées par le fait que leurs fils puissent y être associés. Nora, 30 ans, d’origine égyptienne, née au Canada et qui a un fils de deux ans, se demande quelles répercussions le climat d’islamophobie actuel peut avoir sur lui : « On n’a pas l’impression d’être le bienvenu chez soi, alors qu’il est né ici ! Il est né à Montréal, c’est sa maison. Alors c’est ça, c’est ça qui m’effraie ». De même, Saïda, la cinquantaine, mère de cinq enfants, se souvient de leur expérience dans une école primaire de Montréal. Ses enfants ont parfois été victimes de racisme et, à l’occasion, malmenés par d’autres gamins qui les traitaient de « terroristes ».

Outre la peur des répercussions discriminatoires de la figure du Terroriste à l’école, Saïda avait elle-même veillé à ce que son garçon de 21 ans, Yehia, ne reproduise aucun des traits potentiels de ce personnage. Elle se souvient d’une discussion avec un libraire à Montréal à propos des lectures souhaitables sur la religion et la politique – des lectures qui ne lui mettraient pas « de mauvaises idées en tête ». Avec le vendeur, ils avaient décidé que les écrits de Sayyid Qutb (1906-1966), penseur islamique égyptien de naissance, membre des Frères musulmans dans les années 1950 qui avait été déclaré coupable et exécuté pour son implication dans l’assassinat du président Nasser, n’étaient pas convenables :

Sayyid Qutb. Il était très très anti-occidental. Et Yehia [mon fils] cherchait ses livres et effectivement la librairie arabe avait son livre. Mais il m’a dit : « Quel âge a votre fils ? ». J’ai dit : « 21 ». Il a dit : « Non, ne le laissez pas lire ce livre parce qu’à son âge, à l’âge de Yehia, ils sont comme des éponges. Ils absorbent tout. Ils découvrent ». Il disait : « Non, s’il était plus âgé, c’est OK. Ne lui donnez pas. Ça va lui mélanger les idées ». Alors vous voyez, pour Yehia, c’est dangereux. Je ne l’ai pas fait, je ne l’ai pas fait, j’ai essayé d’éviter la religion parce que je ne veux pas qu’il ait de mauvaises idées en tête. Il est encore à l’âge des découvertes.

Saïda, 2013, Montréal

Non par choix, Nora et Saida sont aux prises dans la vie de leur fils avec le personnage du Terroriste. Le fils de Nora est jeune, mais elle a peur des interactions futures. Saida veut à tout prix éviter que Yehia soit associé au terrorisme et cherche à contrôler son accès à des penseurs comme Sayyid Qutb susceptibles d’être considérés comme des radicaux. Il est intéressant de noter que le libraire est complice dans l’activation et la reproduction de cette figure. Cela montre la complexité de ces figures, qui sont également bien ancrées dans le social « musulman ». En effet, on a l’impression ici que Saida et le libraire s’efforcent de faire en sorte que le jeune garçon joue la partition du Musulman éclairé et pacifique. D’ailleurs, à un autre moment de notre entretien, Saida reconnaît la surdétermination qui fait que son fils est susceptible d’être associé au personnage du Terroriste ; ce qui la pousse à prouver et agir de sorte à éviter cette association.

Alors que la figure du Terroriste est généralement considérée comme masculine, nos participantes ont, dans certains cas, rapporté des moments de leur vie où elles avaient eu affaire à cette figure. Cela ne signifie pas bien sûr que les distinctions de genre disparaissent entièrement, ne serait-ce que parce que nos participantes tendent à lui être moins ouvertement associées. Lila, par exemple, 27 ans, qui a grandi à Ottawa et travaille maintenant dans une compagnie d’assurances à Montréal, raconte comment son patron et ses collègues usent d’humour pour masquer une islamophobie flagrante. Elle décrit leur façon de faire régulièrement des « blagues racistes », allant même jusqu’à la traiter de « terroriste ». Lila constate que non seulement la référence est tout à fait péjorative, mais que lorsqu’elle cherche à repousser l’affront, elle passe pour quelqu’un qui manque d’humour.

De temps en temps avec mes collègues et mon patron, il y a des fois où ils font des blagues, où pour plaisanter ils m’ont traitée de terroriste, en blaguant. Ça va et… ha ha ha… c’est drôle. Mais au bout d’un moment ça devient usé et c’est fatigant et c’est une chose constante contre laquelle vous avez constamment à défendre votre propre religion. Vous savez… Il faut constamment essayer de se défendre ou d’essayer de briser l’ignorance, vous voyez, sur certaines choses. Vous essayez de leur expliquer que « non ce n’est pas comme ça, et qu’en fait c’est comme ça ».

Lila, 2013, Montréal

Lila cherche à excuser ses collègues pour leur islamophobie. Elle se force même à rire pour accepter l’innocuité de leurs commentaires. Mais c’est une « chose constante », ça devient « usé », « fatigant » et difficile à éradiquer. Essayer d’ignorer ces blagues est un défi. Qualifier ces commentaires de drôles appartient à ceux qui les font, non à Lila. Ces plaisanteries témoignent de la profondeur invétérée de l’islamophobie et des déséquilibres de pouvoir chez les collègues et les « amis », sans compter les étrangers et les voisins. Qui plus est, Lila décrit la manière avec laquelle on l’associe au personnage du Terroriste la force à intervenir, mais toujours avec tact. Elle doit lorsqu’elle répond éviter de paraître irrationnelle ou en colère. Selon elle, devoir faire preuve de cette constante maîtrise de soi est fatigante. Servi à titre de plaisanterie, le personnage du Terroriste n’altère cependant en rien l’image de son lieu de travail qui se veut « sans distinction de race », « inclusif » et « égalitaire »[21].

L’Homme éclairé

L’Homme éclairé est invoqué par de nombreuses participantes pour contrer le Terroriste. Cette figure apparaît dans des discussions plus générales sur les relations maritales et familiales. C’est un homme calme, mesuré, réfléchi et prévenant qui donne son avis sans imposer son point de vue. Il est profondément attaché à ce que les femmes de son entourage prennent l’entière responsabilité de leurs décisions. Quand bien même ses traits se comprennent mieux en relation et par contraste avec les autres personnages, ceux-ci n’apparaissent pas nécessairement explicitement dans les récits de nos participantes. Ils opèrent souvent dans l’ombre et nous aident à mieux comprendre l’importance de l’Homme éclairé. Les récits de deux participantes nous permettent de voir comment ces personnages sont évoqués d’ordinaire.

Sheila, une technicienne en radiologie dans la trentaine, s’est convertie à l’islam il y a cinq ans, après avoir rencontré Akbar, 35 ans, avec qui elle s’est ensuite mariée. Akbar, qui vient du Bangladesh, s’est installé à Saint-Jean de Terre-Neuve il y a seize ans pour étudier en informatique. Ils se sont rencontrés par l’intermédiaire d’un ami commun et se sont rapidement mariés. En se présentant, Sheila prend soin d’adapter sa tenue vestimentaire et sa conduite traditionnelles non pas à l’influence de son mari, mais au catholicisme d’avant sa conversion. Elle explique :

Chez moi, ma vie est assez… je suis mon mari en ce qui concerne la prière, la religion et la pratique. Dehors, j’essaie d’adopter un style de vie très traditionnel. Mais je le faisais aussi avant le changement [i.e. la conversion]. J’sais que le plus grand changement social, vous savez, c’est quand je suis avec les gens de ma propre communauté. Je me couvre toujours les cheveux quand j’entre dans la mosquée ou avant de prier, ou pendant le jeûne. Des choses comme ça. Hum. Ou si je pense que c’est comme ça qu’il faut faire. Si je pense être en face de gens devant qui je devrais être couverte, je le fais par respect. Mais je ne me sens pas encore assez à l’aise pour le faire tous les jours. Donc ça progresse.

[…] Vous avez des gens aussi qui croient dur comme fer que… euh… parce qu’ils voient une femme habillée de manière traditionnelle ou [qui porte] le niqab, ou s’ils les voient suivre leurs maris au supermarché sans dire un mot, à partir de là automatiquement la plupart des gens, surtout les personnes âgées, ils vont se dire que cette femme ne peut pas s’exprimer. Par conséquent elle ne peut pas s’exprimer en laissant ses cheveux à l’air et en se déshabillant, quand elle enlève son manteau, parce qu’elle a des manches courtes. Les gens pensent que c’est du contrôle. Alors les gens se mettent en tête que… « Bon… heu… Sheila, quand est-ce que tu vas commencer à te couvrir la tête ? Est-ce qu’Akbar va t’obliger à te couvrir la tête ? » Des choses comme ça. « Est-ce que ton mari va faire ça ? » Et moi je disais « Mon mari n’a rien à voir avec le fait que je me couvre les cheveux ». Ça je l’ai dit à mes collègues, j’ai dit « ne vous étonnez pas si un jour je viens au travail avec les cheveux entièrement couverts ». Ça viendra quand je serai prête à le faire […] Un musulman éduqué ne forcera jamais sa femme. Il a la possibilité de l’éduquer.

Sheila, 2012, Saint-Jean

Dans cet extrait, Sheila souligne comment ses collègues perçoivent son conservatisme qui, dit-elle, reste constant en privé comme en public, et comment ils présument de l’implication de son mari dans le fait que, plus tard, elle pourrait porter le voile. Dans ce dialogue, elle évoque un « bon mari ». En tant que jeune convertie, elle dit le suivre « pour la prière, la religion et la pratique », parce que l’islam lui est plus familier et que, pour elle, il est une source de savoir. Lorsqu’elles apprennent sa conversion, les techniciennes avec qui elle travaille se demandent si, outre les changements qu’elles ont notés dans son régime alimentaire et dans les pauses qu’elle prend pour prier, elle pourrait commencer à se couvrir les cheveux. Elles font des hypothèses sur les dynamiques de pouvoir à l’oeuvre dans son mariage. À titre de réponse, Sheila mentionne l’implication d’Akbar dans sa conversion tout en précisant qu’un « bon époux » n’est pas un homme qu’il faut « suivre au supermarché » mais un leader spirituel. Dans cet exemple, l’Homme éclairé « n’exerce pas de contrôle ». Il ne restreint ni les choix vestimentaires, ni la manière de se coiffer de sa femme. Il est éduqué et, selon Sheila, désireux d’éduquer. En ce sens, comme Shryock le décrit, le Musulman éclairé « traite les femmes comme des égales, il est attaché au libre choix quant au port du hijab (et ne se fait jamais l’avocat de l’obligation pour la femme de se voiler la face) » (Shryock 2010 : 10 ; voir aussi Razack 2004). Il est implicite dans son récit que c’est elle qui décidera si et quand elle commencera à se voiler. Sheila avertit ses collègues « ne soyez pas étonnés [si je viens voilée au travail] ».

Pour Samira, une femme dans la cinquantaine d’origine algérienne, ce personnage éclairé est incarné par son père. Lorsqu’elle décrit sa vie et sa manière de pratiquer, elle loue la sagesse de celui qui l’a aidée en maintes occasions à faire des choix de vie importants. Lorsque nous l’interrogeons sur son itinéraire religieux, elle explique le rôle déterminant qu’il a joué en l’encourageant à étudier l’islam. Les nombreuses références à son père expliquent qu’elle ait pu, comme elle le remarque, comprendre l’islam « en douceur ». Elle évoque un moment particulier de sa vie lorsque, étudiante dans un lycée algérien catholique, elle a dû faire face aux pressions d’une religieuse qui voulait la convertir au catholicisme ; le conseil de son père lui a donné la force d’explorer sa propre voie religieuse.

Je me souviens, j’avais été voir mon père. Mon père qui est un, comment dire, c’est, c’est une personne, c’est un autodidacte. Mon père a pas fait d’études très poussées puis le contexte colonial ne permettait pas que, que les indigènes fassent des, des cours poussés, donc mon père était plus autodidacte et il a toujours aimé la lecture. Il a toujours aimé euh, il, on a toujours été entourés de livres.

J’ai dit à mon père et mon père était pratiquant. Très pratiquant. Et puis j’avais posé la question à mon père. J’ai dit : « Tu sais, voilà. Regarde. Soeur X là, veut que je devienne, enfin que je change de religion ». La réponse de mon père était, ça pour moi ç’a été une leçon maintenant avec du recul. Je me dis mon père m’a donné une leçon et j’avais compris ça. Mon père m’a dit : « Tu veux changer de religion ? Est-ce que tu connais la religion pour vouloir la changer ? » Puis là je le regarde et je dis, mais c’est vrai, je connais plus le christianisme que l’islam. Et là je me suis jetée, corps, en quelque sorte corps et âme dans la, dans la recherche de ce que c’était que l’islam.

Samira, 2013, Montréal

Samira met en exergue à quel point le conseil de son père a été directement influencé par ses connaissances d’autodidacte et par son éducation. Il ne répond pas directement à sa question et ne la force pas non plus à choisir l’islam. Au contraire, il la dirige sur la voie « indépendante » de son propre apprentissage. Elle met plusieurs fois en évidence l’indépendance du choix qui a été le sien d’embrasser l’islam : « Il y avait pas une autorité dingue à la maison. […] Chacun était libre. Chacun était libre ». Le portrait que Samira brosse de son père est intimement lié à la figure de l’Homme éclairé : c’est un homme attaché au savoir, à la liberté et au développement personnel. Il ne l’a pas forcée ni à pratiquer, ni à devenir pratiquante.

Dans les récits de Sheila et de Samira, la mobilisation du personnage masculin éclairé sert également à activer un personnage féminin émancipé dans lequel elles se reconnaissent. Les traits du Terroriste et, comme nous le verrons, du Patriarche portent tous deux ombrage à la construction de l’Homme éclairé. Ce dernier n’est pas irrationnel, il n’a pas recours à la violence et, surtout, il valorise la souveraineté et l’indépendance des femmes. C’est un point sur lequel nous allons revenir. En effet, tandis que la référence à cette figure du Musulman éclairé peut sembler positive, le fait que son activation soit associée à celle d’autres figures et toujours placée dans leur ombre peut s’avérer un piège puisqu’elle ne permet pas à nos participantes de sortir du scénario activé par ces figures.

Le Patriarche

La dimension relationnelle qui anime les différents personnages devient particulièrement visible quand on aborde l’expérience féminine du Patriarche[22]. Contrairement à la description que fait Shryock (2010 : 10) de la figure islamophile, libérale et soufie, le Patriarche se présente souvent comme un conservateur et un salafiste. Il est perçu comme quelqu’un qui entrave l’expressivité féminine en matière vestimentaire, verbale et physique. Il impose la robe traditionnelle de même que la ségrégation entre les sexes et limite la sexualité au-delà des frontières du foyer conjugal. Sa femme, en toute servilité, a des droits et libertés restreints. En pratique, nombre de nos participantes, restant sur la défense et dans le but de déjouer les représentations de la femme mise en danger par ce Patriarche, finissent par lui associer d’autres figures, comme celles du Musulman éclairé et/ou de la Femme émancipée. En d’autres termes, il leur faut insister pour se convaincre que leur père, leur mari et/ou leurs frères sont des musulmans « émancipés » et « pacifiques » qui les traitent comme leurs égales sans les forcer à quoi que ce soit, notamment à porter le hijab, ni leur refuser les opportunités qui leur reviennent en matière de travail ou d’éducation.

Les familles non musulmanes étant supposément libérées de cette influence par le mythe de l’égalité des femmes, le Patriarche n’est censé habiter que dans des familles musulmanes (voir McRobbie 2009 ; Fine 2010). Ce discours influence, par exemple, les efforts de distinction entre la violence domestique et les crimes « d’honneur »[23]. Ainsi mise en scène, comme le souligne Razack, la figure du Patriarche installe et conforte « l’Européen blanc civilisé » dans une position irréprochable. Quant au mythe de l’égalité des femmes, il raconte une version aseptisée d’une histoire « dépouillée de toute trace de batailles et de luttes de pouvoir ou encore expurgée des constantes inégalités qui continuent à marquer les relations entre hommes et femmes » (McRobbie 2009 : 19 ; voir aussi Hemmings 2001 : 11). Les images de la Femme menacée et de la Femme émancipée circulent ainsi de concert avec celles du Patriarche et de l’Homme blanc civilisé.

Un exemple caractéristique du jeu entre ces personnages est le récit d’une rencontre que Dalia, 30 ans, fait avec un étranger assis à côté d’elle dans un télésiège d’une station de ski dans les montagnes des Laurentides au Québec. Dalia, qui est née au Liban au début des années 1980, explique que c’est à la suite d’une conversation téléphonique en arabe que cet inconnu l’aborde :

J’étais assise par hasard avec lui comme parfois vous savez on va avec des personnes au hasard. Et lui il me demande : « Quelle langue vous parliez ? » Et moi je fais, « Oh ! Arabe ». Alors lui il dit, « Alors vous êtes chrétienne ou musulmane ? » Et moi je fais, « Oh non. Je suis musulmane ». Et il me dit, « Oh ! Vous pouvez faire du snowboard ? » Et moi je fais, « Ouais, pourquoi, je pourrais pas ? J’ai deux jambes ! » J’ai vraiment dit ça en plaisantant et il a commencé… et j’ai rajouté, « c’est une blague, d’accord ? » Et il me demande, « Vraiment, et votre frère ou votre père [sont] là ? » Et je dis, « Non. Je suis là toute seule ». Il rétorque : « Vraiment ? Vous avez la permission de sortir seule ? » Et je réponds, « Ouais. Pourquoi je pourrais pas ? » Et il dit : « Ben, non, d’après ce qu’on entend à la télé et à la radio ». Je réponds : « Exactement. C’est ce qu’on entend à la télé et à la radio. Il faut parler avec les gens vous savez ».

Dalia, 2013, Montréal

Lors de ce bref échange sur un télésiège, il suffit d’une conversation dans une langue non identifiable pour que le voisin de Dalia s’imagine la nature de sa relation avec son père et son frère, questionne son agentivité et présume que les membres masculins de sa famille ne l’autorisent pas à skier sans surveillance. Le fait qu’il se sente habilité à lui poser des questions aussi personnelles témoigne de la rapidité et de la facilité avec lesquelles il impute un statut d’oppresseurs aux membres masculins imaginaires de la famille de Dalia, perçue comme étant la Femme menacée par la patriarchie. Toutes ces hypothèses reposent sur la couleur de sa peau, son hijab, et sur la fluidité de son arabe. Même si les caractéristiques du Patriarche s’écroulent, à travers les propos et l’attitude de Dalia, son interlocuteur se permet lui-même de reproduire cette patriarchie. Dalia tente de désamorcer la situation en blaguant et en se concentrant sur sa capacité à faire du snowboard (« j’ai deux jambes ! ») mais le skieur ignore la porte de sortie qu’elle lui offre généreusement en se référant aux médias, histoire de rationaliser son intrusion.

Ce scénario est un exemple où le Patriarche est imposé par un étranger. Ailleurs, dans son entretien, Dalia, comme nombre d’autres participantes, réagit à l’« altérisation » de parents considérés comme des oppresseurs. Comme Samira, elle mentionne à deux reprises comment son père, qui est imam, « n’a jamais imposé quoi que ce soit », ni à elle, ni à ses frères et soeurs :

Quand j’ai grandi, alors que mon père était de toute évidence imam, il ne nous a jamais imposé quoi que ce soit. Que ce soit la prière, le jeûne ou le voile, il ne nous a jamais imposé quoi que ce soit parce qu’il disait qu’à la fin des fins s’il nous l’imposait et que nous étions d’accord, ça voulait dire que les femmes étaient inférieures aux hommes. Vous voyez ?

Dalia, 2013, Montréal

Nour, 28 ans, mentionne de façon similaire une collègue d’école secondaire qui vient compliquer la question du choix :

Une femme m’a demandé quand pour la première fois j’ai porté le hijab [au lycée], elle savait que mon père avait joué un grand rôle et pensait donc… elle pensait que mon père m’avait forcée. Et elle a dit, « Pourquoi est-ce que tu ne viens pas juste à l’école avec et après tu l’enlèves ? » Moi je… parce que même si mon père m’a dit effectivement je voudrais que tu le portes bientôt, je ne vais pas me manquer de respect, ni manquer de respect à mon père en le portant pour aller à l’école et l’enlever aussitôt arrivée. J’ai pris cette décision, je ne vais pas l’enlever.

Nour, 2013, Montréal

Le récit de Nour démontre que ces personnages ne sont pas homogènes. Son père avait influencé l’ensemble de ses choix vestimentaires d’adolescente. Mais c’est elle qui souligne comment, malgré tout le respect dû à son père, la décision est la sienne.

Comme Nour, presque toutes les femmes interrogées ont explicitement affirmé être les actrices de leurs pratiques religieuses, inférant que leurs pères, maris, et parfois leurs frères n’ont pas voix au chapitre. Elles se sentent tenues de déloger ces figures vulnérables et patriarcales par l’activation d’un nouveau jeu de personnages : la Femme émancipée et le Musulman éclairé. Comme le montrent les comptes rendus de Dalia et de Samira discutés plus haut, pour y parvenir, elles se décrivent elles-mêmes dans leurs entretiens avec nous comme n’étant sujettes à aucun type d’obligation (Shryock 2010 : 10). Ainsi, non seulement les interviewées éprouvent le besoin de se positionner comme des femmes autonomes et émancipées, mais il leur faut presque toujours invoquer un portrait de leur parentèle masculine qui colle avec l’existence du personnage éclairé et qui le conforte. Encore une fois, il y a là un piège dans la mesure où la réponse socialement souhaitable contribue à réifier le Culture Talk et, ne serait-ce que par inadvertance, à (re)produire ces figures.

Conclusion

Dans cet article, nous avons analysé trois des figures masculines majeures présentes dans les récits recueillis à Montréal et à Saint-Jean de Terre-Neuve, au Canada : le Terroriste, le Patriarche et l’Homme éclairé. Les enjeux de la présence de ces personnages sont importants. Quand bien même nos participantes font l’expérience d’autres figures réductrices, elles se sentent contraintes d’invoquer ces personnages masculins, qui, dans leur activation et les conséquences qui en découlent, se trouvent liés et entremêlés. Bien qu’aucune de nos participantes n’ait été directement marquée par le Patriarche, l’ombre du personnage habite néanmoins leur quotidien en les poussant à jouer et personnifier celui de la Femme émancipée. De toute évidence, ces figures ont également des répercussions négatives sur nos participants masculins, auto-identifiés ou imaginés, pris dans un vortex duquel il est pratiquement impossible de s’échapper, même si, en tant qu’« éclairés », ils prennent soin d’éviter les violents sobriquets qui leur sont destinés. Notre article se construit en discussion avec la littérature existante sur les figures musulmanes. En focalisant l’analyse sur nos entretiens plutôt que sur les politiques publiques ou les médias, nous montrons à la fois l’hégémonie de ces figures dans le quotidien de nos participantes et la manière avec laquelle ces archétypes sont intimement reliés ; deux éléments qui, selon nous, n’avaient pas été suffisamment traités dans les travaux académiques jusqu’à présent. Même si nous nous sommes concentrées sur les réponses féminines, il est clair que ces personnages dessinent une image péjorative et réductrice de la masculinité musulmane. Et pour les uns comme pour les autres, il est tout aussi clair que, dans le contexte du Canada contemporain, ces représentations simplistes de l’islamité, dénuées de pertinence, mènent à la mise en oeuvre de lois et de politiques qui renforcent la différence religieuse, valident les politiques de sécurité et alimentent les craintes de voir s’abattre une vague de fondamentalisme patriarcal conservateur, religieux et prémoderne. C’est ainsi qu’est produite une identité musulmane réifiée, simplifiée et rigidifiée, au détriment de la multiplicité et de l’égalité des voix et de l’espace dans la sphère publique.

Nos participantes font appel à ces figures. Comme on l’a vu, certaines usent de stratégies multiples pour écarter les personnages « négatifs » et mettre en exergue les « bons ». Les récits sont émaillés, ne serait-ce que temporairement, de ce type de stratégies. Pour essayer, du haut de son télésiège, d’écarter le personnage du Patriarche et celui de la Femme menacée qui lui est associé, Dalia doit faire appel à l’humour. Sheila, quant à elle, doit informer ses collègues de travail de l’existence et des qualités de son mari éclairé. Samira compte sur son rôle d’éducatrice pour veiller à socialiser son fils en Homme éclairé. D’autres participantes répondent aux injustices avec colère, même si les dynamiques inégalitaires de pouvoir rendent la chose difficile, comme nous l’avons vu avec l’exemple de Dalia. Autre cas, celui de Lila qui travaille dans une compagnie d’assurances et craint qu’une réaction hostile aux blagues de ses collègues ne fasse qu’activer et reproduire les figures négatives de musulmans « hostiles » et « irrationnels » au lieu de les éradiquer. Des réponses négatives ne feraient que porter ombrage aux archétypes de l’Homme éclairé et de la Femme émancipée. Ces personnages constituent dans son cas, comme pour nos autres participantes, un cadre puissant qui envahit son quotidien et influence ses actions et ses réactions.

Il n’est pas étonnant que face à la rigidité et à l’omniprésence de ces figures, nombre de nos interlocutrices éprouvent fatigue, épuisement et désarroi. Celles qui les ont intériorisées semblent les activer sans s’en apercevoir (voir Selby et al. à paraître pour plus d’exemples de cette reproduction inaperçue). D’autres décident d’essayer de leur résister, et d’autres encore espèrent pouvoir changer les termes de la conversation. Face aux reproches d’une inconnue dans un dépanneur de Montréal qui questionne son « droit » de célébrer la Journée internationale de la Femme, Sana, une jeune femme d’origine irakienne qui porte le hijab, répond : « J’ai été prise de court mais c’était presque comme si… j’étais presque immunisée contre ça. Alors parfois, je préfère en rigoler, hausser les épaules et m’en aller. Parce qu’à la fin, vous ne savez plus quoi dire ». Ouria, journaliste, 25 ans, est quant à elle explicite lorsqu’elle affirme ne plus vouloir parler de son hijab ou de son identité musulmane quand on lui pose la question :

Aujourd’hui j’ai plus envie d’en parler, honnêtement. […] J’ai plus envie d’en parler. C’est, ça a été trop dit, ç’a a été trop parlé, c’est comme un sujet, c’est comme une gomme que tu mâches qu’il y a plus de sucre à la fin. Il y a plus de goût. C’est comme, OK là tu peux passer à autre chose ? Tout simplement.

Ouria, 2013, Montréal

Pour écarter ces personnages, Ouria imagine un autre moyen. Elle veut changer de conversation et discuter de sujets non religieux. Ce qui est difficile dans la mesure où elle se retrouve constamment dans des situations où la conversation se focalise sur son identité religieuse : « On n’acceptera pas que tu parles d’économie ou d’environnement, ou d’art et de culture. Mais tu peux parler du fait d’être musulman et tu t’arrêtes là ». Et pourtant elle relève le défi et continue avec persévérance d’essayer de déjouer et déconstruire des conversations surjouées. Et ce, même si ses interlocuteurs ne l’écoutent pas.

Cette lassitude nous invite également, en tant que chercheurs, à modifier nos regards. De fait, les universitaires eux-mêmes ont tendance à surinvestir l’identité religieuse et à réduire l’identité plurielle des femmes musulmanes à leur seule islamité[24]. Nous suggérons plutôt, comme Ouria nous y invite, de considérer autre chose que le hijab dans les analyses. En d’autres termes, en prêtant davantage attention à ces expressions de découragement et en développant des questions de recherche qui prennent au sérieux cette invitation à déplacer notre regard, nous pensons pouvoir contribuer à travers nos études à questionner l’hégémonie de ces figures. Cela permettrait de changer les termes de la conversation et donc de se défaire de ces personnages qui hantent l’imaginaire, au Canada comme ailleurs.