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Introduction

L’Afrique est-elle sans fleurs ? Pourquoi les fleurs comptent-elles si peu dans la vie africaine, alors qu’elles jouent un rôle important en Asie et en Europe (Goody 1994 : 33) ? Je reprends ici un questionnement de l’anthropologue britannique Jack Goody. Celui-ci estime que la faible présence des fleurs et des plantes dans les schèmes décoratifs ou culturels africains est liée au faible développement des facteurs « matériels » et à la faible différenciation sociale. Autrement dit, le caractère élémentaire de la civilisation matérielle de l’Afrique – comparativement à celle de l’Eurasie – y expliquerait l’absence de distinction sociale et le caractère embryonnaire de la culture florale (Goody 1994 : 34-35). Pour illustrer son propos, Jack Goody s’appuie partiellement sur les travaux de l’anthropologue japonais Junzo Kawada, qui a observé l’indifférence d’un chef moaga de Tenkodogo (région située au centre-est du Burkina Faso) face aux fleurs. Dans un contexte africain marqué par le combat permanent contre la faim et la famine, le désintérêt de ce notable pour les fleurs serait dû au fait qu’il ait été « moralement heurté par ce qu’il ressentait comme l’objet d’un soin superflu » (Goody 1994 : 30).

Contrairement à la thèse de Jack Goody, les résultats d’autres recherches (Lehane 1977 ; Menozzi 1998 ; Bondaz 2011) et les données empiriques présentées ici révèlent l’existence d’une culture florale typique à l’Afrique en général et au Burkina Faso en particulier. Le développement de la sensibilité esthétique et romantique relative aux fleurs se manifeste dans un contexte marqué par la disparition de la nature sauvage induite par la croissance urbaine de Ouagadougou. Dans la vie quotidienne des Ouagalais et des Ouagalaises (habitants de Ouagadougou), les usages des fleurs marquent des événements sociaux, des relations sociales (déclaration d’amour, fiançailles, mariage, etc.), des cultes religieux tout comme des schèmes esthétiques. Ce faisant, la végétation urbaine est figurative de la mémoire et de l’« identité collective » (Rival 1997).

Cette étude explore les processus de constructions identitaires des Ouagalais à partir des usages sociaux des fleurs. Je formule l’hypothèse selon laquelle la culture florale est révélatrice des rapports conceptuels et pratiques que les personnes enquêtées entretiennent avec la nature. Les fleurs ornementales illustrent ainsi une sémiotique des pratiques courantes (Goody 1994) ; des pratiques ordonnées par des normes et des valeurs endogènes relativement normalisées et des normes et valeurs exogènes. Les socles historiques de ces normes et valeurs sont la socialisation réalisée dans le cadre de la famille, de l’école et des autres instances de sociabilité, d’une part, et les processus d’identification à des modèles culturels exotiques scandés entre autres par les religions importées – comme l’islam confrérique (exemple du salafisme) et le protestantisme, qui sont de plus en plus combatifs à l’égard des traditions – et les séries télévisées en provenance du Nigéria, de l’Inde, du Brésil ou des pays arabes, d’autre part. En incorporant des manières de faire, de sentir et d’apprécier, ces socialisations complémentaires ou antagoniques produisent des continuités ou des ruptures dans l’échelle des valeurs collectives comme dans les schèmes culturels singuliers des agents sociaux. Dans cette dynamique, la valorisation esthétique et romantique (ornement, décoration, figures du discours, mots, etc.) des fleurs est révélatrice du capital culturel acquis à travers l’école et les technologies de l’information et de la communication (télévision, oeuvres littéraires, Internet, etc.). Ainsi, les individus les mieux dotés culturellement sont plus enclins à percevoir et à utiliser les fleurs comme des signes de différenciation sociale comparativement à ceux qui sont les moins dotés, donc moins disposés à s’y référer comme medium de prestige ou de reconnaissance sociale.

Il existe une diversité de définition des fleurs suivant les sociétés. Selon Jack Goody, le mot renvoie à la floraison d’une plante, et par un jeu d’analogie, il désigne « la partie ou l’aspect le plus précieux, le plus choisi ou le plus raffiné d’une chose » (Goody 1994 : 18). Cette chose renvoie ici principalement aux espèces végétales. De ce fait, je définis les fleurs comme des végétaux choisis par des individus pour leur fonction décorative et romantique. Il ne s’agit donc pas exclusivement des pétales colorés et odorants qui assurent la reproduction végétale, mais aussi des feuillages et des autres parties des plantes cultivées à l’intérieur ou aux alentours des habitations et dans les espaces publics pour leurs propriétés plastiques ou esthétiques. Cette clarification du contenu empirique du concept de fleurs exclut de mon champ d’étude l’agriculture vivrière urbaine – quoiqu’importante dans écologie ouagalaise en saison pluvieuse surtout – dont la fonction primordiale est alimentaire. Pour ce qui est des fleurs, elles sont utilisées pour la parure ou l’ornementation, pour leur fragrance, ou pour exprimer des sentiments amoureux. En outre, la culture florale des Ouagalais s’observe à travers l’usage des fleurs artificielles (sous forme plastique et photographique) qui côtoient ou remplacent les vraies fleurs (naturelles) dans les espaces domestiques et autres lieux de sociabilité urbaine (restaurant, lieux de travail, etc.). Tout comme les fleurs naturelles, les fleurs en plastique ou en image sont, selon Gélard (2012), des « objets-témoins » ou des marqueurs des identités sexuées et des mutations des modes de vie en contexte africain.

Méthodologie

À partir d’enquêtes récentes cet article s’attache à réfuter la thèse culturaliste et essentialiste de Jack Goody. Il s’inscrit dans la perspective praxéologique de James Clifford qui préconise que le point de repère pour la production du sens esthétique est la position de l’observateur (l’oeil qui regarde) au lieu d’être celle de l’analyste (Clifford 1986)[1]. Contre la tentation romanesque ou l’interprétation « allégorique », il défend la posture méthodologique qui consiste à donner un primat à l’analyse factuelle dans l’écriture anthropologique. Il importe aussi de prêter une attention particulière à la sémiologie, c’est-à-dire aux discours qui sous-tendent les représentations et les usages de la nature (Descola 1986 : 10-16).

Le corpus empirique de cet article est construit essentiellement à partir d’enquêtes qualitatives conduites entre 2012 et 2013. La collecte des données s’est faite à l’aide d’entretiens semi-directifs et ouverts et d’observations directes au niveau des espaces domestiques, des services publics et privés, des pépinières et des espaces verts. Ces données qualitatives ont été interprétées suivant la technique d’analyse de contenu. S’appuyant sur ces données qualitatives – analysées suivant l’approche de James Clifford et de l’écologie urbaine[2] – cet article éclaire les perceptions et les usages sociaux des plantes ornementales et des fleurs à Ouagadougou.

Natures et cultures urbaines à Ouagadougou

Dans la troisième édition de l’ouvrage Le droit à la ville, Henri Lefebvre affirme :

La vie urbaine comprend des médiations originales entre la ville, la campagne, la nature […] Ces médiations ne se comprennent pas sans symbolismes et représentations (idéologiques et imaginaire) de la nature et de la campagne comme telles par les citadins.

Lefebvre 2009 : 66

Dans la même logique, Yveline Dévérin (2002) soutient que les Moose voient à travers le paysage usage, mystique et symbole. Cette posture théorique suggère qu’on accorde une importance à la fonction heuristique des métaphores[3] dans l’étude des interrelations entre les citadins et la nature urbaine. Pour mieux explorer cette dynamique sociohistorique, il convient de revenir sur quelques éléments de l’histoire du Burkina Faso.

Les travaux botaniques pionniers d’Auguste Chevalier permettent de connaître, à travers la perspective de longue durée, les différentes utilisations des plantes, et de découvrir la circulation des végétaux en Afrique occidentale (Chevalier 1905). Au Burkina Faso, les premières plantes fruitières comme le manguier (Mangifera indica), le citronnier (Citrus limon) et l’ananas (Ananas comosus) ont été introduites en 1901 à Bobo Dioulasso et à Banfora avant d’être disséminées dans les autres régions. La pratique des plantes fruitières et ornementales est restée longtemps le monopole de l’élite sociale. Jusqu’en 1950, les propriétaires des jardins étaient surtout les fonctionnaires coloniaux, les marchands et les chefs coutumiers comme le Mogho Naaba (empereur des Moose), Kougri de Ouagadougou (Saul et al. 2003 : 155).

Dès leur installation, les colons français ont mis l’accent sur l’embellissement des villes par les espèces végétales : arbres d’ombrage le long des avenues, création de vergers dans les bas-fonds, création de jardins comportant des arbres et végétaux d’ornement exotiques (Menozzi 1998). Dans le cadre de sa politique d’aménagement des espaces urbains (Menozzi 1998) et de « patrimonialisation de la nature » (Bondaz 2011), l’administration coloniale française a immatriculé en 1917 un terrain de 90 hectares, un domaine du Mogho Naba qui était composé de champs et d’espaces sacrés. Ce parc urbain a été baptisé de « Bois de Boulogne », ce qui connecte ainsi « la forêt située alors en périphérie de Ouagadougou à celle de la banlieue parisienne » (Bondaz 2011). Cette forêt a été classée par l’Arrêté n° 2346 du 9 octobre 1936 pour doter Ouagadougou d’un lieu d’étude de la flore aussi bien que d’agrément, notamment avec des aménagements emblématiques tels que la « Mare des amoureux » et le « Pont des soupirs » (Simpore 2010)[4].

À Ouagadougou, dans le cadre des travaux forcés, l’administration coloniale a ordonné des pratiques environnementales déclinées sous diverses figures : espaces forestiers protégés à l’image du « Bois de Boulogne », plantation d’arbres d’alignement tels que Khaya senegalensis et Eucalyptus camaldulensis en bordure des grandes routes et dans l’enceinte de certaines administrations publiques, plantation de Mangifera indica (manguiers), de Bombax costatum, de Ceiba pentandra (kapokiers) et de Delonix regia (flamboyants) dans les écoles, dans les monastères, les résidences et les vergers appartenant aux classes dirigeantes. Selon plusieurs sources (Menozzi 1998 ; Langewiesche 2004 ; Bondaz 2011), l’injonction des colons français à planter des caïlcédrats (Khaya senegalensis) ou des kapokiers (Bombax costatum et Ceiba pentandra) aux abords des grandes routes visait surtout à apporter de l’ombre et à embellir l’espace, mais elle symbolisait aussi « le pouvoir et la splendeur de l’ère coloniale ». L’accroissement de la végétation ornementale à Ouagadougou est, selon Marie-Jo Menozzi (1998), corrélatif à la modernisation de la ville. Des notes d’archives montrent que les politiques coloniales comme les politiques postcoloniales de végétalisation urbaine visent des objectifs pratiques (ou utilitaires) et esthétiques (FAO 1993). Elles sont destinées à la fourniture en ombrage (pour les passagers et visiteurs de la ville) et à l’embellissement de la ville. Un responsable du Centre national des semences forestières (CNSF) témoigne :

Sur la base de plusieurs témoignages et de la littérature […], ce sont les colons qui ont introduit les plantations d’alignement pour se protéger du soleil, pour que les voyageurs puissent avoir de l’ombre. C’est à partir de ce moment que l’idée de planter des arbres s’est répandue. Ces plantations d’alignement font un recoupage écologique et esthétique. Écologique parce qu’elles jouent un rôle de brise-vent et esthétique dans la mesure où du naturel désordonné on arrive à un environnement ordonné. Donc c’est par imitation, après la colonisation que l’État a suivi la même voie, quelques individus aisés aussi ont suivi l’idée de planter pour avoir l’ombre et embellir leur cadre de vie.[5]

Après l’expérience coloniale, la politique de végétalisation de la ville de Ouagadougou par l’État a connu un déclin relatif dans la décennie 1960 (UICN 1996). Mais avec la grande sécheresse du début des années 1970, l’option écologique a connu un regain d’intérêt avec l’adoption de la politique des espaces verts dans les programmes d’aménagements de la ville. Elle dénote de la volonté d’affirmation de l’hégémonie des différents régimes sous couvert de la rénovation de la ville pour en faire une « capitale internationale » (Marie 1989 ; Jaglin 1995 ; Dupuis et al. 2010). La vision écologique de l’État et des autorités communales s’inscrit dans la dynamique libérale d’urbanisation entreprise depuis la colonisation (Marie 1989 ; Dupuis et al. 2010). Aucun régime politique entre 1960 et la IVe République – y compris la révolution sankariste[6] – ne semble avoir résisté à cette colonisation libérale de la ville de Ouagadougou (Osmont 1985 ; Marie 1989). À ce titre, le contenu, les formes urbaines et le financement des différentes politiques d’urbanisation ont été fortement influencés par les parangons du libéralisme comme la Banque mondiale (Osmont 1985 ; Dupuis et al. 2010). Initiée par la Révolution puis accentuée à partir de 1991 – année d’adoption du Programme d’ajustement structurel par le Burkina Faso – le remodelage urbanistique de Ouagadougou s’est caractérisé par la rénovation des anciens quartiers centraux pour en faire le centre politique et économique et un lieu de résidence bourgeois (Marie 1989 ; Dévérin-Kouanda 1990). Des modèles locaux, nationaux et internationaux ont inspiré la valorisation de l’aménagement de l’espace urbain (Biehler 2010, in Dupuis et al. 2010). Le mot d’ordre « plantons des arbres, fleurissons nos cours » (Menozzi 1998 : 24) illustrait un « modèle révolutionnaire » de l’aménagement urbain. En outre, on a noté entre 1983 et 1995 plusieurs réformes institutionnelles en matière d’aménagement urbain (Menozzi 1998 ; Burkina Faso 2010). À partir de 1995, avec l’élection du premier conseil municipal sous la IVe République, c’est la Direction du développement durable (DDD) qui est désormais chargée des aménagements paysagers, des jardins publics et des espaces verts de Ouagadougou. Mais depuis 2007, la mairie a eu recours à l’expertise de l’Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise pour la rénovation de la ville (Dupuis et al. 2010 : 103). Ces changements institutionnels expriment l’évolution des politiques publiques en matière d’aménagement urbain de Ouagadougou, notamment la volonté de construire la nature urbaine comme un « patrimoine », un « lieu de mémoire et de sociabilité » (Bondaz 2011). Un responsable communal explique :

C’est depuis la mise en place du conseil municipal en 1995 que l’embellissement de la ville a été institué par la campagne dénommée « Ouaga la Verte ». C’est avec le concours de la direction de l’aménagement paysager que le conseil municipal a décidé d’embellir la ville en aménageant des espaces verts, les avenues, les rues, des carrefours, des squares, les ronds-points en vue de donner une visibilité à la ville, de créer un cadre agréable pour les citadins. Il y a des anciennes plantes qu’on utilise toujours, mais il y a aussi beaucoup de changements. Par exemple les Delonix regia, les flamboyants, étaient des plantes utilisées même après le départ des colons. Aujourd’hui les plantes ornementales ont changé, on a le bougainvillier deux tons, l’arbre du voyageur [Ravenala madagascariensis], Bauhinia rufescens, belle du jour, Ixora [Ixora Strita, Ixora blanc, Ixora orange, Ixora grandiflora, Ixora javanica], le gazon, les bordures jaunes.

M.B., technicien communal[7]

Les nouvelles opérations de végétalisation de Ouagadougou intègrent progressivement des espèces ornementales locales. Dans ce sens, un travail préalable d’identification et de domestication de plantes locales se fait par le Centre national des semences forestières (CNSF) pour en faire des plantes ornementales (Menozzi 1998). Les contraintes écologiques justifient en partie cette nouvelle orientation :

Les maladies des plantes exotiques ne sont pas souvent maîtrisables, ce qui fait qu’on s’oriente vers les plantes locales. Ensuite, il y en a qui ont gardé des souvenirs d’enfance de plantes avec de belles fleurs comme Nauclea latifolia et quand ils ont eu les moyens financiers ils ont planté. Et quand vous voyez c’est très beau.

M.B., technicien communal[8]

L’enquête botanique de Soungalo Soma indique que sur 188 espèces ornementales répertoriées dans 30 pépinières, 162 (86,17 %) sont des espèces exotiques et seulement 26 (13,83 %) des espèces locales[9] (Soma 2012 : 17). La faible représentativité des plantes locales dans les choix ornementaux est due à des raisons écologiques et culturelles : leur faible productivité et le désintérêt relatif des clients (Soma 2012 : 31). Dans le processus d’appropriation de l’espace urbain, les plantes locales ou spontanées, perçues comme des « mauvaises herbes » ou des saletés connotatives de la brousse sauvage, du naturel dans le système de représentation traditionnel, étaient indésirables et systématiquement éliminées des jardins domestiques et publics pour laisser la place aux plantes ornementales exotiques, indicatrices du propre et de l’ordre (Menozzi 1998, 2007 ; Traoré 2011). La classification sociale des végétaux en « propre » et en « sale » ou « ordures » s’observe lors des opérations de « nettoyage » des jardins et haies vives privés, des principales rues bitumées et de certains espaces verts de Ouagadougou par les femmes de la Brigade verte de la mairie centrale – commises à cette tâche deux fois par semaine depuis 1995 (Traoré 2011). Au cours du balayage, les plantes locales sont arrachées pour laisser s’épanouir et fleurir les plantes exotiques d’ornement. Ce sont surtout les résidents occidentaux des quartiers favorisés comme la Zone du Bois à Zogona et Petit Paris à Gounghin qui entretenaient des espèces locales ou en achetaient auprès des pépiniéristes locaux pour orner leur cadre de vie. Plus qu’une simple opération de reverdissement du paysage urbain, la dynamique florale contemporaine ouagalaise s’insère dans un projet technico-écologiste et romantique :

L’aménagement dépend de l’espèce qu’on veut mettre, du lieu et de la manière de traiter les plantes. Il faut coiffer les espèces, les habiller. Habiller une plante ? C’est la débarrasser des branches débordantes, lui enlever les irrégularités […] Il y a une logique qui obéit au choix de l’ornement des différents lieux. Par exemple les plantes qu’on met dans les services c’est pour donner une vue agréable quand on y entre […] C’est comme à domicile, on met certaines plantes et fleurs pour rendre belle et agréable la maison. C’est normal qu’au fur et à mesure que la ville se modernise la manière d’aménager aussi change. De nos jours on parle plus de conception figurale dans un aménagement. Par exemple donner des formes de coeur, de triangle à un espace. L’idée esthétique dépend de l’oeil du contemplateur. Il y a des personnes qui aiment les arbres à fleurs, d’autres la fleur de l’arbre, le goût exagéré de la fleur rouge, blanche ou jaune. Les femmes par exemple aiment beaucoup plus les fleurs parfumées. La plante ornementale doit te procurer un sentiment de gaieté, de désir, de manifestation de joie !

M.B., technicien communal [10]

L’inclination locale pour les fleurs est liée, entre autres, au processus de « gentrification »[11] (Tissot 2012) – fabrique moderne de la ville qui valorise la nature – et à la régénération sociale d’une histoire écologique érodée par les exigences des styles de vie modernes, selon Jean-Bernard Ouédraogo (2005 : 30). À travers les grandes artères (fig. 1) du centre-ville de Ouagadougou, dans certains services publics (fig. 2) et privés ou surtout dans les espaces domestiques des quartiers résidentiels comme les cités (fig. 3 et 4), on est frappé par la diversité floristique du paysage. Dans certains espaces intimes de maison comme les salons et les chambres, on retrouve également des bouquets élaborés à partir de fleurs naturelles ou artificielles en matière plastique ou sous forme photographique ou encore des peintures florales (fig. 5) (« des artefacts exogènes », selon la formule de Gélard 2012). Les usages croissants et variés des fleurs et des plantes ornementales naturelles ou artificielles traduisent le processus d’hybridation des modèles esthétiques (endogènes et globalisés) et la fonction significative des végétaux dans la construction des identités chez les personnes enquêtées.

Figure 1

Plantation d’alignement d’Elaeis guineensis (1er plan) et Khaya senegalensis (2e plan) sur l’avenue Charles De Gaulle de Ouagadougou

Plantation d’alignement d’Elaeis guineensis (1er plan) et Khaya senegalensis (2e plan) sur l’avenue Charles De Gaulle de Ouagadougou
© Gabin Korbéogo, 28-01-2014

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Figure 2

Gazon et bordures jaunes devant le cabinet de la présidence de l’Université de Ouagadougou

Gazon et bordures jaunes devant le cabinet de la présidence de l’Université de Ouagadougou
© Gabin Korbéogo, 10-09-2013

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Fleurs et variantes des goûts esthétiques

Dans les espaces domestiques, les espèces majoritairement plantées sont Catharantus rosens, Sanseveria sp. (Pervenche de Madagascar), Portulaca grandiflora (localement appelée Chevalier de 11 heures ou Belles du jour), Sanseveria sp. Pedilanthus tithymaloides et Bougainvillea opectubilis. Il faut cependant préciser que la flore domestique varie en fonction du capital économique et culturel des usagers et de l’offre sur le marché floral ouagalais. Selon mes enquêtes, les plantes ornementales ont deux sources de provenance : les espèces locales sont prélevées en brousse et cultivées dans les pépinières de la ville, tandis que les espèces exotiques sont importées par les techniciens du CNSF et les pépiniéristes ou bien rapportées de pays voisins – Côte d’Ivoire, Ghana et Togo surtout et d’Europe – sous réserve de la délivrance d’un certificat des services techniques nationaux. Les artefacts exogènes proviennent principalement de la Chine, des Émirats arabes unis (Dubaï), du Nigeria et du Ghana. À propos des critères de choix des fleurs, deux fleuristes et un usager issu de l’élite sociale urbaine témoignent :

Le choix des fleurs dépend des gens et des maisons ! Si c’est dans les grandes villas de ceux qui ont les moyens où il y a de l’espace, on plante le gazon devant et à l’intérieur de la cour avec tout autour des palmiers cycas ou les fleurs de Jasmin [Jasminum sp.] ou Isora [Isora sp.] dont les feuilles sont brillantes, sentent bon ; ça parfume la cour. En plus, ces fleurs sont adaptées à notre climat. Quand tu regardes ça t’attire, tout dépend de l’entretien […] Les plantes les plus demandées par les clients nantis sont surtout les « Bordures jaunes » [fig. 2], Isora et le Jasmin arbuste. Les rosiers sont surtout appréciés en temps de froid [décembre à février]. En saison pluvieuse, ce sont surtout les Prosopis [Prosopis juliflora] que les hommes achètent pour les clôtures des maisons et des vergers. Les clients apprécient surtout les espèces étrangères nouvellement importées. Mais si c’est pour planter dans les maisons de quartier populaire, les gens qui n’ont pas les moyens comme nous autres-là cherchent surtout les plantes qui produisent l’ombrage, les fruits ou bien le bois comme les manguiers et acacia comme ça !

Samuel, 36 ans, et Boureima, 40 ans, fleuristes[12]

J’aime bien les fleurs depuis mon enfance. J’ai grandi avec cet amour des plantes parce que mon papa avait beaucoup de plantes à la maison […] Pendant les fêtes et les anniversaires, mon papa nous offrait des fleurs en plus des cadeaux comme les chocolats, les habits, etc. J’aime bien les belles plantes surtout après la pluie ou le petit matin. Au petit matin quand je touche mes fleurs je ressens la fraîcheur, ça m’inspire pour la journée. Rien ne peut toucher à mes fleurs sans que je ne sois au courant […]

John, 50 ans, cadre de banque[13]

L’association de la plante à la matière (fruits, ombrage, bois), d’un côté, ainsi que celle de la plante à l’esprit, au symbolique ou à la romance, de l’autre, sont un marqueur social et culturel des personnes enquêtées. Selon le « code d’honorabilité » des groupes sociaux aisés, l’usage des fleurs répond surtout aux impératifs de la consommation ostentatoire ; leur fonction est essentiellement décorative et esthétique. Par ailleurs, entre les anciens quartiers résidentiels (ex : Petit Paris, cités Zone du Bois et « 1 200 logements ») et les nouveaux (ex : Ouaga 2000 avec ses villas cossues, fig. 4) le changement de la flore à usage domestique y est perceptible. Les jardins d’eucalyptus, de Gmelina arborea et d’acacia des premiers diffèrent des jardins exubérants d’Elaeis guineensis, de Borassus akeassii ou de Cananga odorata des seconds. Leurs itinéraires migratoires et leurs « sources d’inspiration » montrent que le changement de leur consommation florale est influencé par des formes urbaines exotiques. L’enquête réalisée à Ouaga 2000 par Blaise Dupuis et al. (2010) conforte également cette justification écologique. Ainsi, au sein des groupes sociaux dominants – où on est censé être à l’abri du besoin alimentaire – le détachement vis-à-vis de la valeur utilitariste de la flore domestique est plus important. Par contraste, suivant les standards des couches moyennes et populaires – fonctionnaires moyens et petits commerçants – le choix des plantes est souvent informé par leur fonction pratique ou utilitaire.

Ah, si tu plantes un arbre tu espères profiter des fruits pour ta famille. Tu vois les arbres qu’on a plantés, ils produisent tous : manguiers, papayer qui n’a pas donné de bons fruits et des bananiers qui produisent bien […]. Je connais bien toutes ces plantes parce que j’ai un peu travaillé avec mon mari dans une plantation en Côte d’Ivoire. Au début, quand je parlais de planter ça ne l’intéressait pas, j’ai pris l’initiative d’aller acheter les plants et après c’est lui-même qui les a plantés.

Mouna, 58 ans, ménagère[14]

Figure 3

Plantation d’alignement de Cananga odorata le long de la clôture d’une villa dans le premier quartier résidentiel Zone du bois à Ouagadougou

Plantation d’alignement de Cananga odorata le long de la clôture d’une villa dans le premier quartier résidentiel Zone du bois à Ouagadougou
© Gabin Korbéogo, 04-02-2014

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Dans la logique foncière locale, planter sur une parcelle implique qu’on en soit le propriétaire (Korbéogo 2013). Cette restriction normative explique partiellement la faible inclinaison à la culture florale au sein des couches moyennes et populaires où la proportion des propriétaires immobiliers est relativement faible. Mais cette contrainte juridique n’existe pas dans le présent cas parce que le couple est propriétaire immobilier. Interrogé sur son manque d’intérêt à planter des arbres dans l’espace domestique, l’époux de la précédente enquêtée (Mouna), ancien ouvrier retraité, confie : « Ah, dans la tradition moaga on dit que celui qui plante un arbre fruitier court des risques de décès avant de goûter aux premiers fruits »[15]. Le faible intérêt pour l’horticulture domestique dans les pratiques locales se justifie partiellement par cette restriction coutumière qui perd du terrain sous l’effet des normes et des valeurs urbaines et globalisées. Pour preuve, des enquêtes réalisées à Ouagadougou (Dévérin-Kouanda 1990 ; Menozzi 1998 ; Bondaz 2011) ont montré que la « privatisation de la gestion des espaces collectifs » à travers les lotissements et la reconnaissance de la « valeur patrimoniale de l’arbre » ont favorisé le reverdissement floral des habitats par des propriétaires immobiliers burkinabè (cas de Moose). Par exemple, Yveline Dévérin-Kouanda (1990 : 103) a observé que des habitants de la cité « 1 200 logements » ont investi de l’imagination, de l’énergie et des fortunes pour reverdir leur résidence.

Figure 4

Villa cossue avec jardin et piscine de la cité Ouaga 2000

Villa cossue avec jardin et piscine de la cité Ouaga 2000
© Gabin Korbéogo, 11-12-2015

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Compte tenu de ces exigences, certains citadins jugent que l’horticulture « esthétique » et « non utilitaire », suivant la terminologie de Jack Goody (1994), dans l’espace domestique est contraignante en termes d’entretien et de protection des plantes contre les aléas tels que l’action destructrice du bétail errant. Deux enquêtés partagent leurs expériences :

J’avais planté plusieurs fleurs [Sanseveria sp] autour la petite terrasse de ma maison mais ça n’a pas duré deux mois. Quand tu vis dans un célibatorium [cour commune comportant différents locataires] dans un quartier populaire comme à Dassagho, [situé à l’est de Ouagadougou] les fleurs sont un produit de luxe pour les gens. Il faut les arroser et veiller constamment sur ça pour que les animaux ne les broutent pas. Ce sont les fleurs qui restent là que j’ai pu sauvegarder seulement […] Et puis, les fleurs sont difficiles d’entretien si tu as une famille nombreuse, les enfants peuvent les arracher pour s’amuser. Et puis quand ça chauffe, tu es plus préoccupé à gérer ta famille que par les fleurs.

Baro, 35 ans, employé de garage[16]

De nos jours les gens qui ont les moyens mettent des jardins lorsqu’ils construisent leurs villas. Ça rend la maison belle et agréable à habiter. Les plantes ornementales sont bien mais il est encore mieux quand on plante des arbres qui produisent des fruits. Tu gagnes sur plusieurs plans : la beauté de la nature, l’ombre et les fruits. C’est pourquoi, j’ai planté les manguiers, des goyaviers, des eucalyptus en plus des fleurs ornementales [Euphorbia poissoni, Jatropha Cycas revoluta, Sanseveria sp (Pervenche de Madagascar)]. Moi je suis né et j’ai grandi au village, ce qui fait que j’ai appris à aimer la nature […]. J’ai ramené cette fleur [Euphorbia poissoni] de la France. J’irai m’installer dans mon verger au village.

Diapa, 62 ans, instituteur à la retraite[17]

La biographie des personnes enquêtées révèle que leur socialisation à la nature remonte à leur enfance vécue dans l’environnement villageois. Dans leur cas, l’attrait pour les plantes est une réminiscence de dispositions culturelles ou symboliques historiquement acquises qui trouvent dans l’espace urbain les modalités de leur actualisation. Sur ce point, il convient de souligner que la nature acquiert une nouvelle valeur dans l’urbanité contemporaine. Cela dit, la mobilité sociale ascendante au sein de l’élite urbaine et le « processus d’acculturation » (Menozzi 1998) des personnes issues de couches sociales défavorisées commandent la consommation de biens légitimes comme les fleurs, nouveaux révélateurs de différenciation sociale. Dans cette optique, le choix des fleurs s’opère en fonction des canaux esthétiques distinctifs. Par exemple, le mélange des plantes fruitières avec les plantes ornementales ou le renoncement aux espèces fruitières au profit de celles ornementales surtout exotiques fournit la preuve de la quête de « noblesse culturelle » (Bourdieu 1979). Pourtant, les paysages ruraux regorgent d’une pluralité d’espèces potentiellement ornementales comme Afezelia africana, Gardenia ternifolia, Ochna schweinfurthiana (fig. 6) et des fleurs décoratives à l’image de celles de Parkia biglobosa et de Bombax costatum.

En outre, le choix des fleurs varie suivant l’identité sexuelle des usagers. Si les hommes apprécient davantage les plantes grimpantes pouvant servir d’ornement et de haie vive, c’est bien parce qu’ils ont toujours le monopole de l’autorité conjugale et la responsabilité de la sécurité de la famille. En revanche, les femmes qui ont la charge de la « présentation » et de la décoration de l’intérieur de la maison sont plus enclines à choisir les espèces florissantes. Les énoncés discursifs de trois des enquêtés vont dans ce sens.

Figure 5

Fleurs artificielles en plastique exposées dans une boutique du quartier populaire Zone 1 de Ouagadougou

Fleurs artificielles en plastique exposées dans une boutique du quartier populaire Zone 1 de Ouagadougou
© Gabin Korbéogo, 12-12-2015

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Figure 6

Fleurs d’Ochna schweinfurthiana, une espèce locale non encore domestiquée

Fleurs d’Ochna schweinfurthiana, une espèce locale non encore domestiquée
© Gabin Korbéogo, 23-05-2011

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Ah je préfère le gazon dans la cour et les fleurs à l’intérieur de la maison. La verdure, ça rafraîchit et ça égaye. Comme on le dit souvent, les femmes aiment rêver, on est romantiques [Rire].

Monique, 46 ans, cadre dans une entreprise privée[18]

Les arbres de haute taille protègent contre le vent, renforcent la sécurité et embellissent la maison […]. Oui, les hommes sont préoccupés par la sécurité de la maison et nos femmes c’est l’intérieur de l’intérieur. Même dans la société traditionnelle on était organisés comme ça.

Bala, 55 ans, cadre du secteur public[19]

Les femmes aiment surtout les plantes ornementales qui fleurissent comme les rosiers, Pervenche de Madagascar (Sanseveria sp.), Ylang-ylang [Cananga odorata, voir fig. 3], Isora sp. Les hommes aiment surtout les plantes ornementales qui peuvent servir de haie, qu’on peut tailler et qui sont ombrageux comme Duranta [Duranta lepens], « Bordures jaunes et vertes », Camelia [Camelia japonica], Bougainvilliers.

Alex, 52 ans, fleuriste[20]

En plus des espèces naturelles, certains Ouagalais recourent aux fleurs artificielles, qualifiées par des personnes enquêtées de « fleurs supplétives » ou « fausses fleurs », qui enrichissent la culture matérielle urbaine. Ces fleurs et plantes artificielles en pot ou sans support sont exposées sur les postes téléviseurs ou sur les meubles en bois ou vitrés (buffets, étagères, tables à manger, etc.) qui ornent l’intérieur des lieux d’habitation ou de travail, ou sont posées au sol. Achetées auprès des vendeurs ambulants, dans des boutiques des marchés ou aux abords des grandes avenues et dans des supermarchés de la ville ou offertes – à l’occasion des fêtes de Noël, du Nouvel An, des mariages, des anniversaires ou pour témoigner son amour – ces artefacts représentent des roses, des pommiers, des sapins, etc. Les enquêtes montrent que l’intérêt pour ces fleurs artificielles s’explique, entre autres, par leur accessibilité économique (à partir de 2 euros), et par la facilité de les déplacer à l’intérieur et en dehors de l’espace domestique. De plus, elles ne nécessitent qu’un nettoyage périodique, contrairement aux fleurs naturelles qui exigent de l’espace, de l’eau, des fertilisants et un entretien régulier pour mieux exprimer leur valeur esthétique. Ces observations rejoignent celles de Gélard (2012 : 175) qui affirme que « l’uniformisation des décors floraux en plastique » en contexte saharien s’explique par le développement de la consommation d’artefacts, induit par l’urbanisation, et l’adaptation de ces objets floraux aux conditions climatiques locales. En outre, j’ai observé des motifs floraux de roses – avec des mentions comme « floral collection » – et des dessins de cultivars (tomate, poivron rouge et vert, etc.) sur des assiettes qui sont utilisées à table, pour l’ornement de l’intérieur des maisons ou offertes comme cadeaux de mariage. L’exposition de ces artefacts exogènes contribue à « colorer » l’espace intime, à embellir l’intérieur des habitations – quel que soit le niveau d’étude et la catégorie socioprofessionnelle des usagers – qui accueille des cérémonies ou visites de membres de la parentèle, d’amis ou d’étrangers de marque.

L’hétérogénéité de l’embellissement floral entre les habitats et les segments résidentiels à Ouagadougou traduit la dissymétrie des positions sociales dans l’espace urbain. Pour ainsi dire, la présence ou l’absence d’une catégorie florale dans un habitat est un indicateur de la position sociale de ses occupants. Comme la nature se dégrade continuellement dans l’espace urbain, elle acquiert un nouveau statut socioculturel, celui d’« objet de contemplation et source d’inspiration pour la sensibilité romantique » (Goody 1994 : 16). En conséquence, l’usage des fleurs dans l’échange social traduit une évolution de la culture matérielle et de la symbolique érotique dans certaines couches sociales ouagalaises.

Les fleurs comme messagères du coeur

Dans la dynamique de la globalisation, le « nouveau colonialisme urbain » (Atkinson et Bridge 2005) s’opère entre autres par la redéfinition fonctionnelle et symbolique de l’espace et des formes de sociabilité. Dans ce sens, la circulation des modèles culturels a favorisé la valorisation et l’usage des fleurs dans l’économie émotionnelle de l’élite culturelle notamment. Une étude menée en 2010 à Ouagadougou a montré que les nouveaux processus de conception et d’usage d’objets architecturaux et urbains comme les nouvelles formes de consommation sont révélateurs de la connexion accrue de la capitale au reste au monde (Dupuis et al. 2010 : 279). L’espace domestique, l’école tout comme les technologies de l’information et de la communication structurent l’usage des symboles modernes d’expression sentimentale ; les bouquets de fleurs en portent ostentatoirement la charge du sens. C’est ce que dévoile l’expérience de certaines personnes enquêtées :

Depuis mon enfance je recevais des fleurs de la part de mes parents […] Mais en tant que grande fille j’ai reçu des fleurs en cadeau pour la première fois, il y a deux ans de cela [en 2009]. C’est mon copain qui m’a offert des roses, des roses rouges, rouges [rire]. C’était un jour ordinaire, pas à l’occasion d’une fête […] Mais je ne connais que cinq ou quatre noms de fleurs : les roses, les orchidées, les tulipes, les violettes, euh ! C’est tout ! Pour bien apprécier les fleurs, il faut connaître leur langage comme vous le dites. Sinon, le rouge est une couleur qui symbolise le coeur, la passion, l’amour. C’est pourquoi ça m’a fait beaucoup plaisir surtout que ça venait de mon copain. Il est cadre dans l’administration publique. J’ai conservé ça jusqu’à ce que ça se fane, mais je ne les ai pas jetées, j’ai conservé ça quelque part dans ma chambre. Il m’a dit qu’il me les offre en témoignage de son amour pour moi et il a ajouté que les roses sont toutes belles comme moi [rire]. Ça m’a vraiment touchée ! Les fleurs m’ont plu et surtout le parfum des fleurs m’a plu. Les fleurs expriment beaucoup de choses, l’amour surtout !

Olivia, 25 ans, diplômée en marketing[21]

Je reçois souvent des fleurs en plastique ou naturelles mais c’est toujours lié à un événement : mon anniversaire, l’anniversaire de ma relation avec ma fiancée, ou à la fête de Saint Valentin. Mais, c’est moi qui donne plus que je n’en reçois. Bon, ça exprime l’amour sinon, je n’ai pas un sentiment particulier […] Bon, les fleurs c’est une affaire de Blancs qu’on a appris. On voit ça à la télé avec les films d’amour ou les films brésiliens [telenovelas] qui passent chaque jour. Ça dépend du milieu. Si ta copine t’offre un bouquet de fleurs à ton anniversaire ou un 14 février [la Saint Valentin ou fête des amoureux] comme ça, toi aussi tu vas vouloir offrir à ta copine pour lui montrer ton amour. Ou bien si tu es avec un ami ou un collègue qui achète des fleurs pour sa chérie, ça te tente aussi, tu vas acheter pour faire plaisir à ton tour.

Ali, 30 ans, cadre du public[22]

Dans la perception de l’élite culturelle, les fleurs reflètent la poétique des sentiments amoureux, marqueurs symboliques des relations sociales. Il va sans dire que leurs usages sont codifiés par un système lexical des émotions. Une jeune enquêtée atteste :

Mon père adorait beaucoup les fleurs et il avait l’habitude de nous en offrir lors des fêtes, mais depuis qu’il est décédé, bon, ça s’est arrêté, c’est fini. Donc on n’a pas grandi avec ça. Lui il aimait ça parce qu’il a beaucoup voyagé et il a étudié en Europe. Il connaissait bien la valeur et la signification des fleurs […] Le problème est qu’il faut comprendre le langage des fleurs pour pouvoir en offrir ou comprendre leurs sens. On peut t’offrir des fleurs pour te demander en fiançailles ou en mariage mais si tu ne comprends pas le sens tu gâches tout et celui qui a offert aura souffert pour rien. Ou bien tu peux offrir des fleurs qui expriment la joie à quelqu’un qui est en deuil. Disons que c’est tout ça qui fait qu’on n’est pas attaché aux fleurs ici. Ce n’est pas dans nos traditions, dans nos habitudes, sauf ceux qui ont beaucoup voyagé.

Monique, cadre, 30 ans[23]

La socialisation culturelle de Monique, réalisée sous la tutelle de son père – un ancien fonctionnaire international ayant vécu en Angleterre, en France et en Côte d’Ivoire – a façonné son « romantisme » et sa « sensibilité florale », lesquels s’énoncent dans son témoignage. Comme elle, beaucoup de citadins, issus notamment de milieux favorisés, ont appris à célébrer leur attachement sentimental à travers les bouquets de fleurs. Depuis la fin des années 1990, on voit prospérer le marché des fleurs, particulièrement au moment de la fête de Saint Valentin. À cette occasion, des bouquets de fleurs naturelles sont vendus aux abords des supermarchés fréquentés par l’élite sociale – les cadres burkinabè et les coopérants occidentaux – tout comme des peintures et images florales comportant des messages doux ou amoureux, relativement accessibles (à partir de un euro). L’« effervescence émotionnelle » autour de cette célébration de l’amour se cristallise à travers la multiplication de lieux occasionnels de vente de bouquets de fleurs (naturelles ou artificielles), d’iconographies végétales et de pagnes et tee-shirts parés d’images de roses, au centre-ville de Ouagadougou notamment. Tout cela indique que les fleurs y ont acquis un nouveau statut en tant que signes affectifs ou amoureux. L’évolution de la culture des fleurs à Ouagadougou montre l’émergence d’une nouvelle économie affective de l’élite sociale qui épouse les standards amoureux canonisés à l’échelle globale.

Conclusion

Cette étude a montré que l’usage des fleurs dans les lieux publics, les habitats ou dans les relations socio-affectives est façonné par les processus sociohistoriques et culturels d’appropriation de l’espace des personnes enquêtées, particulièrement celles issues de milieux sociaux favorisés. Comme les agents sociaux évaluent les fleurs à travers les schèmes de perception et d’appréciation de leur habitus, cela implique que la culture florale soit socialement codifiée et différenciée. Ainsi, au sein de l’élite sociale il y a une propension pour les espèces non fruitières (principalement exotiques), surtout pour leurs propriétés décoratives ou esthétiques, alors que dans les milieux populaires l’horticulture domestique est généralement déterminée par des raisons utilitaristes (ombrage, fruits, etc.). Pour l’élite sociale le remodelage ou la stylisation écologique expriment le reclassement ou la mobilité sociale ascendante tout comme l’appropriation de l’espace urbain. Ce qui indique que l’usage des fleurs qui confère des attributs socialement valorisants met également en lumière la volonté légitime d’exaltation de la différenciation sociale et culturelle.

La pluralité des catégories de fleurs et des usages floraux souligne des différences dans le statut social, dans le rapport conceptuel à la nature et dans la valeur accordée aux végétaux ornementaux par les informateurs et les informatrices. Cet article montre que l’usage des fleurs témoigne des rapports des citadins à la nature urbaine, c’est-à-dire les façons dont ils ou elles conçoivent, cultivent et s’approprient l’environnement urbain. Il propose une piste pour comprendre les processus de construction des identités dans une société où circulent des valeurs et des modèles urbanisés et globalisés.