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Entre la perte de mémoire et les abus de la mémoire, notre époque semble osciller. La situation est en effet paradoxale : alors que le sujet moderne continue à vouloir se libérer de toute sujétion au passé et à la tradition, les appels à la mémoire n’ont jamais été aussi constants, les modes d’expression autant variés et les groupes concernés aussi nombreux : mémoires nationales et ethniques, mémoires des minorités, mémoires familiales, mémoires des génocides et des traumatismes, etc. La question de la mémoire est à ce point omniprésente sur la scène politique et dans le champ des sciences humaines, que les deux responsables du présent ouvrage collectif parlent d’un « moment mémoire » à propos de la période actuelle. Mais le désir témoigne toujours d’un manque, d’où l’embarras : panne de mémoire ou mémoire en trop ? Sur ce paradoxe, les collaborateurs de cet intéressant ouvrage ont été invités à se pencher autour de quatre grands thème : l’histoire (ou l’historiographie), la filiation, la nation et la religion, en portant une attention particulière à deux sociétés, le Québec, et, dans une moindre mesure, la France.

C’est à un effacement de la mémoire que concluent la grande majorité des auteurs : la multiplication des mémoires serait en fait le signe le plus clair de son affaiblissement. Comme l’écrit Daniel Tanguay (p. 20) : « Ce sentiment d’étrangeté que nous inspire le passé vient […] nourrir notre appétit boulimique pour lui ». L’époque actuelle serait marquée par le « présentisme », un repli sur le présent et la disparition de toute représentation ordonnée du passé et de l’avenir, en raison du discrédit de la tradition et de l’effondrement des utopies de la modernité. Non pas que notre époque soit plus oublieuse qu’une autre – elle est même grande consommatrice de souvenirs et de commémorations – mais ses représentations du passé sont plus instables, fragmentées et sans cesse remises en question ; elles font sans cesse l’objet de querelles et de débats. C’est particulièrement manifeste autour de la question nationale, où la concurrence des mémoires et des interprétations est très vive, au Québec, en France et ailleurs. Mais c’est à propos de la filiation et de la religion que le présentisme est le plus marqué en raison de l’individualisation des mémoires. Les transformations de la famille et de la filiation dans les sociétés occidentales favorisent en effet une prépondérance de l’individu au détriment de la lignée, et une centration sur la relation parent-enfant ; la mémoire est au service de la construction de l’identité individuelle. L’individualisme marque également le rapport à la mémoire religieuse, devenue une réserve de symboles et de traditions dans laquelle chacun puise pour se bricoler un rapport singulier et en constante révision à une lignée.

Curieusement, rares sont les auteurs de cet ouvrage qui ont senti le besoin d’expliciter ce qu’ils entendent par « mémoire ». On comprend que pour certains, elle se confond avec la tradition, une autorité consacrée ou la préservation d’un héritage qui conserve une potentialité positive et assure une continuité. Pour d’autres, c’est par la négative qu’elle est approchée, par l’incapacité ou le refus de l’individu contemporain de s’inscrire dans une lignée, son oubli des origines et l’illusion de l’autofondation. Le problème devient celui-ci : l’effacement de la mémoire prive l’existence de toute profondeur (comme le soulignait Arendt) et menace le maintien d’un monde et d’un espace politique communs, sans trop savoir cependant à quelle mémoire les individus et les sociétés pourraient être invités à se lier. Mais pour approfondir ce diagnostic, le nuancer ou le critiquer, nous aurions besoin d’une définition plus précise de la mémoire. Anne Fortin nous propose une piste, à partir de la théologie chrétienne, en distinguant les souvenirs de la mémoire. Les souvenirs ce sont les images, références et symboles que collectent les musées et brandissent les commémorations, et qui nourrissent la nostalgie d’un monde aboli pour calmer les angoisses du présent. La mémoire est différente : plutôt qu’un ensemble de représentations héritées et parfois réactivées, elle est un acte d’énonciation et d’interprétation. Elle est moins une réponse ou un plein de sens, que la transmission d’une question, la circulation et le don de la parole, par laquelle le sujet advient. « Faire mémoire ne consiste pas à conserver un souvenir comme un objet, mais à reprendre sans cesse le risque de la parole » (p. 365). Cette idée se rapproche de ce qu’écrit Joseph Yvon Thériault à propos de la mémoire politique : ce qui est transmis et conservé ce sont des questions, préoccupations ou tensions (entre solidarité et libéralisme, entre nationalité et démocratie, par exemple), qui ont façonné les institutions politiques à travers l’histoire, mais pour lesquelles les réponses ont toujours varié (p. 226 et seq.). Ici encore, la mémoire ne doit pas être confondue avec les souvenirs ou la reproduction du même. Si elle n’est pas propre à la modernité, une telle approche de la mémoire est plus en phase avec la modernité que celle qui la réduit à la conservation et à la répétition. Et de ce point de vue, le monde contemporain est peut-être moins amnésique qu’il n’y paraît.