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Entre les années 2004 et 2007, j’ai effectué une enquête sur les discours politiques en Corse. L’expression « discours politiques » ne fait pas référence ici aux seuls « discours » produits par les « hommes politiques » mais à « une somme d’énoncés thématiques ou génériques, répartis sur l’ensemble de la production d’une époque donnée » (Marti 1999 : 29) et relevant, directement ou indirectement, du domaine de la politique. Le terme « politique » sera pris dans un des sens larges donnés Georges Balandier (1979) : est politique ce qui concerne les questions de stabilité et de changement dans les sociétés, qu’elles soient avec ou sans État.

L’enquête m’a conduit à considérer le « terrain » comme un champ de dualités, lisibles sur certains supports où les flux des discours fixent des empreintes, des traces écrites, comme, par exemple, les mosaïques d’articles que l’on trouve dans la presse quotidienne régionale.

Il s’agit de montrer que certaines conditions spécifiques à mon objet de recherche peuvent étayer cette proposition épistémologique assez générale sur le terrain. Pour l’essentiel, ces spécificités y sont de deux sortes : l’une relative à la nature du terrain lui-même, l’autre à la place de l’enquêteur. Pour la première, on peut observer que l’objet d’étude choisi – la dynamique des flux de discours politiques en Corse – apparaît comme un jeu de tensions, de conflits et de consensus, dont il est difficile de percevoir les enjeux. En effet, les lignes de clivage ne sont pas toujours celles formulées explicitement dans les déclarations des divers acteurs. Quant à l’enquêteur, il est confronté au dilemme rencontré sur tout terrain : à force de proximité il risque de s’enliser dans le rôle de simple porte-parole d’un ou de tous les flux de discours rencontrés ; pourtant, une trop grande extériorité à l’objet rend impossible d’engager des échanges avec les divers acteurs. Ce dilemme devient particulièrement embarrassant lorsque, comme en Corse, les tensions sur le plan des discours se sont traduites aussi par des actions violentes. Il fallait donc trouver des repères suffisamment stables pour établir une bonne distance par rapport aux sources des discours.

La métaphore de la main en positif et en négatif dans les peintures pariétales semble bien convenir à la présentation simultanée des deux principales difficultés évoquées. D’une part, j’ai choisi la presse quotidienne régionale comme « paroi » où viennent se fixer les traces des divers flux de discours : on peut alors y mettre en évidence les jeux de dualités présentés plus loin ; d’autre part, la trace écrite de l’ethnologue – ses publications – peut être perçue comme celle de sa propre main qui se mêle aux autres traces, mais en négatif, comme si elle offrait une résistance au flux des discours ; cette marque en négatif peut alors servir à révéler certains arrière-plans trop recouverts par les traces positives, ainsi que la forme et les dispositions des autres mains – des autres discours – qui, malgré leurs différences, sont apparues dans le même processus de traçage, dans le même « bruit de fond » de la vie quotidienne rapporté par la presse au quotidien. Comme la paroi rocheuse des grottes préhistoriques, ce bruit, tel qu’il est fixé dans la presse, était à la fois un obstacle et un révélateur des dynamiques sous-jacentes aux phénomènes politiques.

Je me propose donc de mettre en évidence, dans ce bruit de fond, l’« intrication » (Abélès 2005 : 158) de deux principales dualités, spécifiques au terrain concerné, afin de mieux comprendre les phénomènes politiques qu’on y observe. La première dualité apparaît en arrière-plan de diverses représentations identitaires, à la fois consensuelles et contradictoires ; elle peut se repérer au sein des thèmes qui servent de référence lors de la confrontation de discours portant sur le passé et l’avenir de l’île : il s’agit, entre autres, de l’évolution de sa population, de la langue locale, de l’histoire insulaire.

La seconde composante du champ de dualités concerne davantage la manière dont les événements se découpent sur le continuum de l’actualité : qu’est-ce qui, à travers le flux quotidien des discours politiques, des commentaires de l’actualité, apparaît comme un « événement »? Autrement dit, si l’on évite de réduire la réalité d’un événement à une conséquence logique de son contexte ou à une construction médiatique, on s’interroge sur ce qui, dans l’actualité locale, manifeste, pour les acteurs, « une rupture d’intelligibilité » selon l’expression d’Alban Bensa et d’Éric Fassin (2002 : 4). Pour ces auteurs les événements sont significatifs lorsqu’on peut les analyser « comme des débuts ou des fins dans des séries d’interprétations » ; c’est d’ailleurs ce qui va fonder la différence entre le travail de l’ethnologue et celui de la plupart des journalistes qui, de par les contraintes éditoriales liées au foisonnement de l’actualité, contribuent à la visibilité des faits, mais déplorent de ne pas toujours avoir la possibilité d’en approfondir le sens.

Le terrain comme champ de dualités entre des consensus contradictoires

J’ai donc choisi d’étudier la construction des discours politiques en Corse dans ses rapports avec les lectures du quotidien régional Corse-Matin[1]. Parmi les facteurs qui ont présidé au choix de cet objet de recherche, il y a le sentiment – dont il reste encore à éprouver la validité – que l’étude de divers phénomènes politiques apparus en Corse depuis les années 1970 est en partie transférable à un ensemble plus vaste : quartiers de grandes villes, territoires peuplés de minorités nationales, minorités ethniques diverses. En effet, on observe en Corse des discours et, souvent, des actes de violence médiatisés relevant de revendications qualifiées d’« identitaires ». Ces revendications couvrent un large spectre de nuances allant d’une simple posture « culturelle » à des projets politiques qui viseraient l’indépendance d’une « nation corse ». Selon le point de vue adopté, ces phénomènes politiques sont souvent situés dans un contexte global de « crise » des États-nations ou de la démocratie libérale, de résurgence des nationalismes et des populismes, ou encore, de tension entre universalisme et enracinements divers.

Dans une perspective ethnologique, pour interroger les liens qui unissent les événements, tels qu’ils émergent dans la presse, ainsi que les discours de divers acteurs impliqués dans et par ces événements, j’ai conduit des entretiens avec des responsables politiques de diverses sensibilités, des journalistes de Corse-Matin, mais aussi des lecteurs de ce journal, essentiellement originaires d’un même village. Les premières questions portaient sur leurs pratiques de lecture de la presse quotidienne régionale ainsi que sur leur perception de l’actualité politique, tant à l’échelle du village qu’aux échelles régionale, nationale et internationale. Mais, dans le contexte de la vie de la population étudiée, il s’agissait aussi, selon les mots de Lévi-Strauss, de saisir un « niveau d’authenticité », celui des rapports personnels tissés au cours de fêtes, de deuils, de joutes électorales ou de stratégies de « fabrication » d’un candidat aux élections municipales. L’observation d’autres moments, parfois anodins, de la vie quotidienne donne corps aux entretiens : la lecture du journal sur la place de l’épicerie, l’heure de l’apéritif dans un bar où émergent lentement les sujets qui feront ensuite l’objet de discussions passionnées, tels les éternels conflits d’intérêt entre exploitants agricoles et éleveurs, la gestion de dégâts dus aux intempéries, l’organisation de nouvelles formes de sociabilité, comme, par exemple, la création d’un site Internet ou d’un album de photos retraçant la vie sociale de « l’ancien temps » au village. En quelque sorte, il s’agit de saisir comment du « bruit » de la vie quotidienne, évoqué plus haut, peuvent émerger des discours politiques qui révèlent, en même temps qu’ils cachent, des secrets plus ou moins partagés, relatifs aux rapports de pouvoir à l’oeuvre dans toute société. Certains de ces discours, avons-nous dit, mettent en jeu des intérêts contradictoires selon l’échelle locale ou nationale dans laquelle ils s’inscrivent. Ils apparaissent également aux frontières entre sphère publique et sphères privées, entre ce qui est dit et ce qui est tu, entre reconstructions mémorielles du passé et légitimation de projets politiques engageant l’avenir. C’est in fine, et comme recouvrant le tout qu’apparaît la dualité entre d’une part, la multiplicité des identifications que se construisent les personnes au cours de leur vie sociale, et, d’autre part, l’affirmation d’une identité « Corse » à caractère mythique, potentiellement réductrice et politiquement instrumentalisée. Corrélativement coexistent et s’opposent dans les discours des conceptions duales d’une insularité à la fois refermée sur elle-même et ouverte sur l’extérieur.

La mise en évidence de ces dualités conduit alors à se poser une question plus générale, analogue à celle posée par Leach dans un autre contexte (Leach 1972) : comment ce jeu de points de vue contradictoires et souvent conflictuels se régule-t-il? Pour aborder cette question, nous verrons comment, souvent à l’insu des acteurs, apparaissent diverses formes consensuelles que l’on peut qualifier de « consensus contradictoires ». Faute de résoudre les conflits de points de vue, ces consensus parviennent parfois à « sauver les apparences » d’une unité qui s’exprimera en termes d’« identités ». On peut penser que la dynamique de ces constructions identitaires, parfois réductrices et instrumentalisées, se fonde sur la transformation du principe du tiers exclu, inhérent aux contradictions, en un principe d’exclusion du tiers[2] qui a pu être bien accueilli par ailleurs : touriste, fonctionnaire « du continent », travailleur immigré, etc. Cette exclusion peut être partielle, lorsque le tiers est exclu, par exemple, de certains niveaux de secret, de légitimité de parole, ou lorsque, de fin, il devient un moyen, une opportunité pour conduire une action politique. Mais l’exclusion peut s’avérer totale lorsque, par la force, le tiers est éliminé du territoire.

L’examen de l’histoire insulaire permet de constater la coexistence de deux principaux consensus contradictoires. L’un consiste en l’attachement de la majeure partie de la population aux valeurs de la République française et à la démocratie. L’autre concerne l’héritage de valeurs supposées pérennes qui se seraient exprimées avec le plus de force lors de l’expérience d’une Nation corse indépendante, telle qu’a tenté de la réaliser Pascal Paoli, à l’époque des Lumières[3]. Ces deux consensus, plus ou moins explicites, semblent être à la source de la plupart des ambiguïtés et contradictions qui émaillent les discours politiques locaux actuels.

Par exemple, la Corse s’est engagée avec passion dans les grands événements de l’histoire nationale française, tels que l’Empire, la République « radicale », la Résistance, etc. Ces événements ont nourri – et nourrissent encore – les discours politiques insulaires qui vivent au même rythme que les débats politiques nationaux, encore fortement structurés par le clivage gauche/droite[4].

En revanche, la sensibilité « nationalitaire »[5] (Ravis-Giordani 2001 : 143) s’appuie davantage sur un autre consensus relatif à une « identité » insulaire fondée sur des références à l’histoire locale, sur la permanence de la langue régionale aujourd’hui menacée, sur des particularités culturelles. Cette sensibilité privilégie donc l’affirmation d’une spécificité à celle d’une intégration à la France.

Les deux consensus interfèrent. On trouve par exemple des élus nationalistes qui se réclament de partis de gauche ou de partis écologistes à l’échelle nationale, mais on voit aussi des élus des familles radicale ou communiste dont les discours, notamment dans des circonstances graves, affirment l’existence de valeurs spécifiques à la Corse, telles que le respect des morts ou l’honneur. Ainsi, lorsque la stèle commémorant la mort du préfet Claude Érignac, assassiné le 6 février 1998, a été détruite, tous les hommes politiques – à l’exception des nationalistes – ont condamné l’acte en faisant référence aux valeurs supposées être constitutives de l’essence même de la « culture corse » (Corse-Matin 4 août 2003 : 4).

Tel élu de droite a écrit : « une tache de plus sur l’honneur de la Corse »[6] ; pour un élu de gauche : « En Corse plus qu’ailleurs, le repos et le respect des morts sont une constante de notre identité, une cause sacrée »[7] ; un élu communiste affirme : « un tel forfait [est] étranger à la culture corse »[8].

L’ambiguïté de la coexistence des deux consensus se retrouve jusque dans les propos des victimes de violences qualifiées de « politiques ». Dans de nombreuses « lettres ouvertes » publiées dans la presse, certaines victimes éprouvent le besoin de se justifier en utilisant les mêmes arguments que leurs persécuteurs, dont les intentions générales seraient respectables, mais qui se seraient simplement trompés de cible[9].

Pour comprendre la coexistence de ces consensus contradictoires, on peut formuler une hypothèse assez générale qui permet de les appréhender de manière cohérente : en Corse, de par des conditions géographiques et historiques particulières, ont survécu – peut être plus qu’ailleurs – des formes de ce qu’Henri Mendras (1995 : 96) qualifie de « société paysanne d’interconnaissance ». En effet, les sociétés d’interconnaissance permettent la coexistence, sous des formes spécifiques, d’une « culture orale » et d’une « culture écrite » (Goody 1979). La première favorise la production de discours dans le cadre de contextes supposés partagés. Il s’agit donc de discours consensuels, nécessaires à la vie en commun. C’est à cette culture orale que l’on peut associer par exemple, la revendication politique liée à la défense de la langue régionale, qui a toujours été essentiellement orale malgré les récentes tentatives de codification de son écriture.

Quant à la culture écrite, elle impose aux divers acteurs une rationalité qui les amène à faire, à partir de principes généraux, des choix dichotomiques incompatibles avec la coexistence de consensus contradictoires.

Dans ce contexte de jeu entre les deux cultures, l’ethnologue est confronté à la difficulté de repérer les frontières souvent invisibles qui bornent et organisent l’intérieur du terrain d’enquête en y délimitant des formes. Ainsi, la question de la délimitation d’une population « corse » est d’autant plus ambiguë que la stratégie de légitimation des courants nationalitaires prend appui sur un contexte largement partagé où les termes « identité corse », et « peuple corse » semblent aller de soi.

Or, une première approche du terrain permet d’appréhender la variété des origines géographiques de la population insulaire. En effet, l’île a connu des flux migratoires de rapatriés d’Afrique du Nord, puis d’ouvriers d’origine maghrébine qui se sont installés avec leurs familles ; de nombreuses personnes sur l’île ont des liens familiaux, anciens ou récents, avec l’Italie, sur le continent français ou dans d’autres régions du monde ; et une grande partie de cette diaspora maintient des liens étroits avec ses attaches familiales insulaires.

Les discours politiques locaux s’adaptent aux besoins et aux attentes de chacune des composantes de cette population insulaire. C’est pourquoi, plutôt que de définir a priori une « identité corse », j’ai recherché un indice qui révèlerait quelque chose de commun reliant des personnes de diverses origines, qui habitent des zones géographiques différentes, mais qui pourtant participent de la vie politique insulaire. Cet indice pourrait être la pratique de la lecture de Corse-Matin, très partagée[10] par toutes les composantes de la population. Elle témoigne en effet d’un intérêt pour l’actualité locale, et donc pour la vie d’une communauté supposée, pour une histoire locale « en train de se faire ».

Parallèlement à ce critère minimal de délimitation du terrain d’enquête, j’ai voulu prendre en compte une autre caractéristique qui concerne la majeure partie de la population d’origine insulaire : il s’agit de la référence au village d’origine, point fort de l’ancrage des identités. Comme le fait remarquer Georges Ravis-Giordani, même la population des villes de l’île a un caractère villageois. En Corse, « la société urbaine est l’intrication de réseaux sociaux d’interconnaissance dont le principe de constitution est la référence au même village, plus exactement, à la même commune »[11] (Ravis-Giordani 2001 : 118). Or, c’est dans un village qu’apparaissent le mieux les vestiges d’une culture paysanne d’interconnaissance qui s’adapte aujourd’hui aux effets du changement des modes de vie[12] (Mendras 1995 : 172). Cette adaptation se traduit par des changements dans les pratiques et les formes des discours politiques, tant à l’échelle de la vie politique villageoise qu’à des échelles plus larges. Cependant, la structure d’interconnaissance dont le village est la matrice demeure prégnante. J’en ai fait l’expérience lorsque j’ai voulu obtenir des entretiens avec des élus ; j’ai en effet opté pour deux méthodes : écrire une lettre à l’attention de tel ou tel élu par l’intermédiaire de son secrétariat ; ou contacter des élus grâce à des relations familiales ou amicales. C’est la seconde qui s’est avérée la bonne, avec un taux de réponse de 100 %, alors que la première n’a jamais abouti.

L’efficacité des réseaux de relations personnelles, dans divers domaines, n’est pas spécifique à la Corse mais elle y est favorisée par la faiblesse de la population de l’île (294 118 habitants)[13] et donc, comme au village, par l’absence d’un réel anonymat.

Le terrain comme champ de dualités entre discours politiques et événements : continuité et ruptures

Des enjeux de pouvoir traversent toutes les composantes de la population insulaire. Ils se situent souvent au coeur le plus secret de la dynamique de production des discours. C’est pourquoi j’ai cherché à distinguer, dans le flux des événements et des discours tels qu’ils apparaissent dans les médias, ceux qui constituent un fond de continuité et ceux qui se détachent sur ce fond de continuité en créant, tant pour les acteurs que pour l’observateur, des ruptures ou des glissements de sens.

Le fond de continuité apparaît, par exemple, si l’on s’intéresse à l’origine des motivations des élus pour la politique. Lorsque je leur ai demandé comment ils sont « entrés en politique » (Abélès 1989), j’ai trouvé des invariants dans leurs réponses, par delà la diversité des sensibilités politiques. La référence à l’héritage familial en est un, référence parfois associée à l’évocation de la formation universitaire, aux contextes historiques locaux ou nationaux, tels que les événements d’Aléria[14] ou la période de mai 1968.

Si l’on se penche de près sur les circonstances des « entrées en politique » particulières à chaque élu, on trouve d’autres invariants. Tous les élus rencontrés disent avoir été choisis ou appelés par un groupe de proches constitué d’amis ou de parents. Tel élu me rapporte : « Tout le monde m’a dit : “il faut que tu te présentes” ». Tel autre évoque un repas au cours duquel les convives lui ont suggéré de se présenter à des élections municipales. Alors que sa candidature était parfaitement prévisible par la population, il fallait cependant qu’elle apparaisse comme exempte de calcul, pur fruit d’un hasard porté par une parole amicale. Cette version deviendra, pour ses partisans, une sorte de roman officiel de son « entrée en politique ».

Symétriquement, du côté des électeurs, j’ai observé dans le village que ce qui fonde la fidélité à une sensibilité ou à un homme politique tient encore aux liens personnels et familiaux. Même si, au cours des entretiens, les électeurs de tous âges témoignent d’un rapport de défiance vis-à-vis de leurs élus locaux ou nationaux, de nombreux jeunes du village continuent aujourd’hui encore de voter conformément aux options traditionnelles de leurs familles.

Dans un autre ordre d’idée, on peut constater une continuité relativement à la perception du flux des événements. Par exemple, depuis les années 1970, il est devenu habituel et banal de constater, parfois quotidiennement, que des attentats ont été commis pendant la nuit. Certains sont explicitement revendiqués comme relevant d’une volonté politique. On dispose de nombreuses statistiques à ce sujet (Glavany et Paul 1998)[15] mais j’ai choisi d’observer plus particulièrement l’impact médiatique de ces attentats ainsi que leurs effets sur les discours politiques.

En observant, pendant cinq mois, les deux premières pages de Corse-Matin, j’ai pu constater l’existence d’un continuum éditorial d’articles relatifs aux attentats. Cette catégorie représente environ 30 % des articles qui ont un caractère plus ou moins directement politique. Ils constituent donc un arrière plan stable sur lequel apparaissent les discours politiques. À titre de comparaison, la catégorie « attentat » ne représente que 4 % dans le journal Nice-Matin.

Parallèlement, dans le quotidien régional Corse-Matin, les prises de position au sujet de ces attentats constituent un continuum éditorial dans lequel les courants nationalitaires occupent environ 47 % de l’ensemble de toutes les tendances politiques – alors que les 8 nationalistes sur les 61 élus que compte l’Assemblée de Corse ne représentent en fait que 13 % des élus de cette assemblée.

À travers ces exemples de continuités dans trois domaines (vocation des élus, flux des événements, politiques éditoriales), on peut entrevoir les relations parfois cachées entre le politique et d’autres aspects sociaux et culturels[16]. Dans le premier domaine se dessinent les effets des relations familiales, des réseaux d’interconnaissance ; dans le second se dégage, au quotidien, une forme d’accoutumance à un climat de « violence politique ». Dans le troisième ressortent des dispositifs d’adaptation à des rapports de pouvoir.

Mais certains événements significatifs apparaissent comme des ruptures sur ce fond de continuité des faits et des discours. La consultation référendaire régionale du 6 juillet 2003 portant sur l’avenir institutionnel de l’île semble constituer l’un de ces événements significatifs : les électeurs étaient appelés à donner leur avis sur un projet de réforme institutionnelle qui consistait à substituer une collectivité unique à la Collectivité territoriale de Corse et aux deux départements. Ce référendum, pour lequel le taux de participation a été élevé (60,52 %), révèle une rupture dans les relations entre les élus et les électeurs. Ces derniers ont voté « non » à 51 % alors qu’ils suivent habituellement les consignes de vote de leurs élus[17] qui, pour la plupart, avaient mené une campagne active pour le « oui ».

D’un point de vue ethnologique, il est intéressant de noter l’état d’esprit des divers acteurs interrogés au sujet de ce référendum. Certains interprètent la victoire du « non » comme un refus de modernisation des institutions et des structures de gestion administrative de l’île. D’autres, au contraire, et parfois dans le même « camp », l’interprètent comme le rejet du long processus de réformes et de décentralisation ressenti comme une forme d’abdication de l’État face aux revendications des nationalistes[18] (Pellegrinetti et Rovere 2004 : 647-648). En tout état de cause, toutes les personnes que j’ai rencontrées considèrent, pour diverses raisons, que cette consultation référendaire a constitué une étape déterminante pour l’avenir de la Corse. Cette étape, qui marque une rupture entre élus et électeurs, peut être lue par l’ethnologue comme le signe d’une crise des rapports au pouvoir, comme un implicite désaveu des élus. Le phénomène se situe dans un contexte particulier à l’île : au cours du « Processus de Matignon »[19] engagé par Lionel Jospin avant le changement en avril 2002 de majorité présidentielle qui a conduit au référendum, les élus pouvaient se croire soutenus par l’ensemble de la population qui n’avait encore jamais eu l’occasion de s’exprimer, par un vote, sur l’avenir de l’île. De plus, au cours du « processus de Matignon », les élus de diverses tendances semblaient s’être unis pour défendre les intérêts généraux de l’île, ce qui a pu les conduire à surestimer la confiance que leur accordaient leurs électeurs.

Au sujet des rencontres qui se faisaient à Paris entre le gouvernement et les élus de Corse, un élu de gauche m’a dit :

On sortait de cette atmosphère qui était quand même relativement tendue à l’Assemblée [de Corse], on se retrouvait le matin, on allait ensemble, on prenait le taxi ensemble, on se retrouvait, certains au bar qui fait l’angle – il s’appelle Le petit Matignon – et petit à petit, il y a eu des échanges […] et après on se retrouvait dans la salle des Pyramides où il y avait d’un côté la table avec […] le Gouvernement et tous les techniciens de Bercy et de l’autre côté, il y avait « l’équipe corse » et il y avait, moi je l’ai ressenti vraiment [entre élus corses], un respect mutuel très profond parce qu’on a vu que, même si on avait des divergences, on défendait la Corse. […] Petit à petit s’est construite d’un côté de la table une position de la Corse et il y a eu des consensus qui se sont créés et on a senti que là, on ne jouait plus avec des divergences parfois profondes.

Un élu de gauche, août 2005

Mais en fait, on s’aperçoit, après le référendum, à quel point les consensus évoqués par cet élu étaient fragiles : ils étaient porteurs de contradictions jusque là occultées par le rôle de « constituants » que le pouvoir central faisait jouer aux élus locaux. Il semble que la population n’était pas prête à leur accorder ce rôle. C’est peut être cette rupture dans le flux des événements et des discours qui est à l’origine de l’émergence, au sein du camp nationalitaire, de groupes explicitement opposés aux actions violentes[20].

Conclusion

Après ce parcours dans le champ des dualités qui constituent mon terrain d’enquête, il est possible de donner un nouveau sens à la métaphore initiale de la trace en positif ou en négatif de la main sur la paroi de la grotte. Le questionnement formulé, par touches successives, au sujet du repérage de dynamiques à l’oeuvre dans la construction des discours politiques se rapporte finalement à des découpages de formes sur des fonds : localisation d’une population, délimitation d’événements. Chaque aspect du terrain, on l’a dit, est semblable à la paroi[21] de la grotte, avec ses traces ; le flux d’événements et de discours peut alors être comparé aux souffles des divers acteurs projetant sur la paroi les pigments qui vont s’y fixer. Mais apparaît aussi sur la paroi, comme un redoublement des dualités, la forme de la « main » de l’ethnologue, à cause de son point de vue décentré et de la trace écrite qu’il laisse de son passage : cette forme peut être perçue, en positif, comme une métaphore de son travail d’écriture, c’est-à-dire de la mise en problématique et en récit de son enquête. Elle peut être aussi perçue, en négatif, comme révélatrice du flux des événements et des discours de la société étudiée, flux avec lequel l’ethnologue interfère et auquel il imprime parfois une sorte de résistance imposée par sa position d’enquêteur.

On pourrait dire aussi que la « main » de l’ethnologue, parmi les autres traces de « mains » de la population étudiée, révèle à sa manière, en négatif, une partie de la paroi qui ne sera pas recouverte de pigments. Sur cette partie, on peut découvrir les conditions « prédiscursives » (Koselleck 1997 : 181) de production des discours, elles-mêmes exprimées par des discours : conditions historiques, géographiques, culturelles, événements qui tracent des lignes de rupture de l’intelligibilité. Mais postuler l’existence de cette partie non recouverte peut apparaître aussi comme une tentative d’ouverture à l’autre côté de la paroi, ce côté invisible, lieu, entre autres, des tiers absents ; lieu à l’origine du questionnement que, dans une certaine mesure, l’ethnologue partage avec la population qu’il étudie. Comme le dit le poète Guillevic cité par Bensa (2006 : 341) en exergue de l’épilogue de son ouvrage La fin de l’exotisme… : la paroi qui sépare l’ethnologue de la culture qu’il étudie « n’est peut être faite que de l’absence de réponses aux questions ». Mais c’est peut être en cela qu’elle est aussi, pour l’ethnologue, le lieu du questionnement.