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Comment un concept social aussi utilisé dans le monde que celui de démocratie, corollaire de la notion presque tout aussi omniprésente de société civile, parvient-il à signifier quelque chose dans un contexte particulier? Peut-il d’ailleurs signifier quelque chose? Anna Tsing (1999 : 159) décrit de telles catégorisations courantes comme des « machines à rêver » porteuses de promesses pour les projets sociaux et, simultanément, comme des outils pratiques qui facilitent la mise en oeuvre de ces projets. Je soutiens également que les rêves peuvent s’avérer de puissants instruments quand il s’agit d’examiner les perspectives d’une société, en permettant l’émergence de pratiques locales et d’actions sociales nouvelles dans des circonstances qui semblent par ailleurs difficiles et désespérées. Quand je parle de rêves, je n’évoque pas les rêves individuels que chacun forge dans l’intimité de sa chambre. J’entends plutôt par ce terme des ensembles de pratiques sociales et d’idées qui assument ou, à tout le moins, tentent d’assumer un pouvoir politique du fait de leur partage et de leur mise en acte collective. Il s’agit de visions ayant des effets sociaux et matériels. Le présent article porte l’un de ces rêves en son centre. Il tente d’analyser et de décrire comment un groupe d’activistes autochtones de la Péninsule de Tchoukotka, à l’extrémité orientale de la Russie, puise à un vocabulaire particulier et à des concepts issus de la tradition pour critiquer la démocratie actuelle de Tchoukotka perçue comme un modèle de gouvernance dont les possibilités politiques sont limitées. En même temps, le « rêve » que j’examine nourrit l’agencéité et l’inspiration politique. Il ne s’agit pas ici d’étudier un mouvement social, un groupe ou un lieu institutionnel et historique unique. Il s’agit plutôt d’adopter le mode critique « tactile » de l’association Ionto[1], non pas pour décider d’une « signification » ultime, mais plutôt afin d’envisager la culture de façon telle qu’il devient possible d’entrevoir la puissante charge symbolique et politique de certains rêves et imaginaires.

Il n’est guère habituel d’étudier la genèse du développement et de la démocratie en explorant les rêves sociaux. En Russie, comme ailleurs, on attend des chercheurs en sciences sociales qu’ils élaborent leurs analyses à partir de données favorisant la construction de modèles et de paradigmes identifiables. Il est rare que ceux-ci basent leurs analyses sur des idées et des visions sociales dont les promesses n’ont pas – à ce jour – porté fruit. Dans le contexte postsoviétique des études touchant le nord de la Russie, l’attention portée à la société civile et aux mouvements sociaux a sensibilisé les chercheurs à l’importance des liens entre l’ethnicité (Balzer 1999), les droits territoriaux (Fondahl 1998) et la sphère publique (Gray 1998). De nombreux travaux s’appuient sur l’hypothèse voulant que la sphère institutionnelle des réformes constitutionnelles et juridiques, la démocratie représentative et un mode de scrutin fiable sont davantage susceptibles d’assurer aux peuples autochtones de la Russie une certaine justice politique et sociale. Le défaut de ces analyses est qu’elles considèrent les valeurs et les idées politiquement et moralement « bonnes » comme la meilleure voie politique et non pas comme la meilleure voie d’avancement des hommes et des femmes autochtones. Je soutiens que même les idéaux politiquement et moralement « bons » de la vie libérale comprennent des éléments de violence conceptuelle et sociale qui peuvent porter et qui portent préjudice aux peuples indigènes. Mon article cherche à nuancer et à étoffer certaines des hypothèses de la recherche postsoviétique en débusquant les impasses et les contraintes du nouvel ordre politique et économique libéral instauré à Tchoukotka. Je cherche ainsi à ménager un espace pour une anthropologie critique qui dépasse les discours sur les droits et le salut ; une anthropologie qui n’écarte pas l’étude des possibles politiques, de la créativité et de l’imaginaire. Plutôt que de rejeter les aspirations et les chimères en vertu d’une politique du réel (Realpolitik), je soutiens que nous devons commencer par nous demander comment un rêve social donné en vient à être signifiant pour des peuples aux prises avec un dilemme particulier. Il se peut que de ces solutions originales – créations innovantes par rapport aux formes « anciennes » de contestation – surgissent des avenirs justes.

Mon étude des conditions des possibles et de l’inspiration politique tourne autour des aspects métaphoriques et matériels des animaux, en particulier du renne. À Tchoukotka, les Tchouktches sont considérés comme le peuple éleveur de rennes (Tchaoutchou) (Bogoraz 1904-1909 : 11) ; pour les Tchouktches eux-mêmes, le renne est l’animal qui leur procure nourriture, abri et moyen de transport ; il est à ce titre porteur de significations culturelles et spirituelles. Les travaux de recherche sur le nord de la Russie ont eu tendance à porter davantage sur les aspects fonctionnels de l’élevage du renne (Bogoras 1904-1909 ; Krupnik 1993) plutôt que sur ses aspects esthétiques et symboliques (Rethmann 2001). Bien que cet article ait puisé à des études sur l’autochtonie, en particulier sur les écologies et les épistémologies circumpolaires (Ridington 1990 ; Feit 1994 ; Fienup-Riordan 2000) et sur la valeur explicative de leur narrativisation (Cruikshank 1998), ma propre trajectoire analytique diverge de ces études dans la mesure où elle insiste sur les aspects poétiques, productifs et « fantastiques » des animaux et de la culture. La culture, à cet égard, n’est pas quelque chose de donné, d’essentiel, d’inventé, de construit ou de rigide. Je l’envisage plutôt comme un lieu d’ouverture, de poésies, d’invention et de production de sens. Je ne l’aborde que dans sa dimension locale, pour en finir avec les épistémologies et les significations rigides, afin d’ouvrir un espace à sa texture, à ses « sensations », à ses désirs et à son pouvoir, afin de rappeler la nécessité de renouveler nos choix et nos horizons politiques.

Par cette approche, je cherche encore à réinscrire la culture dans la politique, au sein d’un domaine d’études qui a toujours maintenu distinctes ces deux sphères (Slezkine 1994 : 317-320). J’entends également souligner les effets souvent anesthésiants de ce que j’appelle la « politique du statu quo ». La nécessité de réfléchir et de tabler sur les nouveaux choix et horizons politiques a été mise en évidence dans divers domaines intellectuels et politiques, parmi lesquels les mouvements sociaux cristallisent les espoirs de la critique culturelle radicale (Appadurai 2002 ; Tsing 1999). Dans le contexte postsoviétique, l’attention est généralement tournée vers les arguments et les pratiques des élites culturelles, qui sont considérées comme particulièrement bien placées pour amener les institutions postsoviétiques vers des avenirs démocratiques et socialement justes (Kennedy 2002). Dans le contexte spécifique de Tchoukotka, l’étude de Patty Gray (1998) sur les mouvements autochtones de cette région a largement porté sur l’élite intellectuelle, qui situe son activisme pré-cisément dans la problématique institutionnelle que j’aborde ici. Néanmoins, si la population a besoin de l’expérience et du savoir-faire d’experts et de dirigeants éprouvés, elle a également soif d’idéaux, d’idées et de sources d’inspiration. Depuis la nomination du nouveau gouverneur Aleksandr Nazarov en 1993, les mouvements indigènes à Tchoukotka se sont heurtés à une série d’impasses et de dilemmes, qu’a exacerbés la tendance des organismes officiels sur les droits culturels à considérer les gouvernements et l’État comme le principal creuset du progrès social. L’imagination sociale promue par Ionto rompt avec cette tendance en évoquant des pratiques et des styles culturels fondés sur des éléments auxquels sont sensibles des hommes et des femmes de tous âges. Mais il n’est pas nécessaire d’établir une distinction nette entre divers modes de contestation, diverses tactiques ou différentes associations. Certains liens timides ont été faits entre les membres d’Ionto et le mouvement officiel, qui reconnaissent de part et d’autre des objectifs semblables en matière d’égalité et de justice. La difficulté ici consiste à situer des lieux politiques particuliers en prenant en compte les effets toujours prégnants de la politique culturelle soviétique, dont procèdent la politique sur les nationalités, le statut de la tradition et les formes d’affirmation et de reconnaissance autochtones.

Pour tenter de mettre au jour la puissance de l’imagination, il me faut examiner différents éléments du contexte culturel, historique et politique. Je commencerai par décrire le lieu et la mémoire culturelle à partir desquels s’est élaborée la vision d’Ionto. J’aborderai ensuite le climat politique actuel régnant à Tchoukotka, où le legs historique et politique laissé par l’Union soviétique se fait encore puissamment sentir. Les formations politiques autoritaires et centralisatrices du gouvernement représentatif et « le marché » ont induit des conditions de dépendance et d’oppression plus que d’ouverture et de justice. Mon analyse porte sur les pratiques économiques du gouvernement actuel, basées sur l’« assistance » et l’« aide », dans lesquelles les gens trouvent reconnaissance et bienveillance, certes, mais non pas dialogue et soutien. Bien que je traque les constructions imaginaires dans les problèmes inhérents à ces différents contextes, je cherche à dépasser ces problèmes pour cerner la logique qui préside au changement démocratique postsoviétique. Il s’agit, d’une part, de comprendre les divers effets du passé et, d’autre part, de déterminer comment l’imaginaire social peut être porteur d’espoir et d’inspiration dans certaines conditions.

Le lieu du rêve

Situé le long d’une brève étendue à l’extrémité de la côte pacifique nord, Tavaïvaam est d’emblée un lieu lugubre et sinistre, tout à la fois intégré et reculé, beau et sauvage, pareil à d’innombrables autres endroits du nord de la Russie. Entre l’océan Pacifique au nord et de vastes étendues de toundra, se dégage de Tavaïvaam à la fois le « sentiment » des traditions et celui de l’industrialisation, du gouvernement et de l’urbanisation. Incorporé à la structure politique et administrative d’Anadyr en 1994, Tavaïvaam jouxte le centre de la Région autonome (Okroug) de Tchoukotka comme un ulcère installé sur un corps sain. Compte tenu d’une telle proximité presque intime, Tavaïvaam constitue un lieu manifeste, mais jamais tout à fait reconnu, de marginalité et d’abjection : non pas qu’il se démarque de l’histoire de Tchoukotka ou qu’il soit insignifiant en regard de cette histoire, mais parce qu’il est devenu un indicateur matériel de l’autochtonie et de la culture nationale du fait de l’élevage de rennes qui y prévalait autrefois et de sa population majoritairement autochtone. Tavaïvaam apparaît ainsi comme l’« Autre » d’Anadyr, le centre régional, qui compte environ 13 000 habitants, pour la plupart de « nouveaux arrivants » provenant de Russie ou d’Ukraine. Comme cela est fréquent dans le nord, ces « nouveaux arrivants » travaillent généralement dans les secteurs de l’éducation et de la santé et occupent d’importants postes administratifs. Cette situation contribue à l’impression d’occupation déjà sous-jacente dans les qualificatifs d’« arriéré », de « rural » ou de « développé », etc., fréquemment associés aux endroits comme Tavaïvaam.

Au premier abord, Tavaïvaam déploie tous les signes historiques des rêves soviétiques de progrès et de modernisation, de la ruine de ces rêves et d’une vie désormais dépourvue de sens. Des immeubles de trois étages se tournent le dos le long d’une rive rocheuse abrupte, leur passé soviétique s’effritant dans les fissures et les lézardes causées par le gel qui sévit la plupart du temps à Tchoukotka. Au lieu d’ouvrir sur le grand large, la plupart des fenêtres donnent sur une rue défoncée et caillouteuse ou sur un terrain tourbeux jonché de tuyaux rouillés, de motoneiges et de tracteurs démembrés et d’autres débris et rebuts métalliques. Conséquences de la libération des prix dans l’Ouest et de l’ajustement économique structurel qui a eu lieu au début des années 1990 à Tchoukotka, le chômage et le coût de la vie ont atteint des taux incroyablement élevés. Les gens ont été privés de leur paie ou de leur emploi, ce dernier scénario ayant eu des conséquences particulièrement cruelles à Tavaïvaam, qui comptait alors jusque-là presque exclusivement sur l’élevage du renne pour s’affirmer comme l’un des piliers du secteur industriel de la région. Les difficultés économiques, la négligence administrative, l’accroissement des troupeaux de rennes sauvages, le manque d’appui financier de la part des organismes gouvernementaux locaux et fédéraux russes ainsi qu’une politique de privatisation mal ficelée ont grandement aggravé la situation. Aujourd’hui, de nombreux résidants de Tavaïvaam se rendent chaque jour à pied au port d’Anadyr, où ils espèrent trouver au moins un emploi temporaire de docker ou tout autre travail généralement manuel. Les gens subissent une situation matérielle terrible qui les a plongés, eux et leurs communautés, dans une dissolution et un délabrement qui surdéterminent désormais les descriptions de la vie autochtone en Russie septentrionale : faible espérance de vie, suicides, dépressions et taux élevé d’alcoolisme et de toxicomanie.

Mais même dans ces lieux de ruine, l’histoire a retenu les souvenirs et les marques de ce que les gens appellent aujourd’hui obytchie, la tradition. À Tavaï-vaam au milieu des années 1990, un mouvement audacieux, timidement traditionnaliste, a émergé, qui cherche à retracer, à restaurer et à maintenir beaucoup des traditions culturelles qu’une grande majorité des Tchouktches ont aujourd’hui l’impression d’avoir perdues. Les gens ont commencé à rendre visite aux amis, aux parents et aux voisins pour parler aux aînés et à ceux et celles qui ont passé une grande partie de leur vie dans la toundra, à consulter les archives, les guides, les romans, les essais ethnographiques et à fouiller dans leurs propres souvenirs pour apprendre quelque chose de l’histoire, des chants et des rituels liés aux animaux et à la terre de ce peuple. Un peu de ce matériel ethnographique peut être consulté au musée et à la « maison de la culture » d’Anadyr et a été publié un temps dans le journal auparavant plutôt indépendant Mourdjin Noutenout (« Notre territoire »). Quand, en 1996, le gouverneur Aleksandr Nazarov, invoquant le manque de subventions, a décidé de fermer ces établissements, le mouvement culturel jusque-là plutôt informel et éclectique a pris de l’ampleur. Un certain nombre de iarangas, ces tentes faites de peaux de rennes que les éleveurs de rennes utilisent encore dans la toundra, se sont installées à côté des bâtiments décrépits du village. Durant les mois d’été, les gens préfèrent de beaucoup la légèreté de ces tentes à l’exiguïté de leurs appartements ; ils y vivent et les utilisent comme une base pour la pêche ou la chasse au phoque. La pauvreté et le chômage aidant, les stratégies de subsistance inspirées de la tradition gagnent de plus en plus en popularité.

Ainsi, du coeur du passé et du sens du lieu de Tavaïvaam surgit un contraste. Celui-ci raconte une histoire de marginalité, d’effondrement et de désolation, conséquences de la démocratisation et de l’avènement de la loi du marché, ainsi que les problèmes matériels récurrents auxquels doivent faire face les peuples autochtones de la région. C’est une histoire de détérioration et de perte, d’extinction culturelle (vymiranie) et de la menace qui a, ces dernières années, largement dominé les analyses de la vie autochtone dans le nord de la Russie postsoviétique. C’est aussi en partie une histoire qui passe sous silence la créativité des gens du lieu et leurs tentatives pour se ménager des ouvertures sociales et des marges de manoeuvre. Mais c’est aussi un espace ouvert sur l’action, sur l’espoir, sur les perspectives politiques et sur l’imaginaire que révèlent les stratégies et les actions mises en oeuvre pour rassembler, raconter et stimuler la mémoire et la connaissance. La vision d’Ionto compte pour une part dans ce changement. Voici un extrait d’un entretien qu’Anton Tynel, l’un des principaux fondateurs d’Ionto, a accordé en présence de plusieurs membres et d’autres personnes, dont moi-même, désireuses de mieux connaître ce mouvement. Cet extrait comprend nombre des arguments et des idées que j’ai entendus et recueillis sur la côte nord-est de la Russie.

Le rêve

Le juste (iarmarka) est au coeur de notre indépendance. Si nous commençons maintenant, seules deux ou trois personnes viendront d’abord. Laissons-les apporter de la viande, et rien d’autre ; laissons-les apporter des peaux [de rennes], et rien d’autre. Mais ce sera le début de notre activisme commercial. Nous le ferons nous-mêmes et non pas par l’intermédiaire d’un gouvernement quelconque. C’est ce que nous ferons pour nous-mêmes ; nous le ferons comme cela se fait depuis des millénaires.

Anton Tynel, 3 août 2000

De quoi s’agit-il? Que se passe-t-il ici? Cet extrait procède-t-il d’un rêve de pouvoir et d’indépendance traditionnaliste, mais politiquement excentrique? En appelle-t-on à la fétichisation des origines, par opposition aux crédos gouvernementaux? Ou s’agit-il d’un exemple de l’« ethnostalgie » qui survient parfois lorsque les gens éprouvent « l’appel merveilleux du passé »? Il se dégage de cette citation une bouffée utopique et nostalgique convoquant toute une culture locale et un passé autochtone puissant. Après tout, les « millénaires » ne renvoient-ils pas à un moment historique où les femmes et les hommes Tchouktches étaient des acteurs autonomes et indépendants, économiquement auto-suffisants et commercialement influents, qui savaient gérer leurs propres affaires? Dans toute son historicité, l’image de la mémoire met en mots un désir et une aspiration d’une culture qui tendent vers l’avenir et non vers le passé. Pour saisir quelque chose de cette dénotation, il nous faut palper l’épaisseur, la texture et la réalité supposée de cette image en explorant trois éléments d’un même contexte.

D’abord, il y a les animaux[2]. Pour les historiens, les chercheurs en sciences sociales et les Tchouktches eux-mêmes, les Tchouktches sont avant tout un peuple qui suivait les animaux dans leur migration à travers la toundra et les montagnes arides de la péninsule de Tchoukotka. Les aînés disent que les Tchouktches doivent leur existence au renne qui les a nourris de sa viande, de son sang, de ses entrailles et de sa moelle, qui leur a fourni les tentes et les vêtements dont ils avaient besoin pour se protéger. Les aînés disent que les humains ont pris soin des animaux qui, en retour, ont pris soin d’eux. Il est vrai que la vie des hommes et les femmes Tchouktches ne se résumait pas à la transhumance du renne. La chasse à la baleine, au morse et au phoque, la pêche, la cueillette de coquillages, de fruits de mer, d’oeufs d’oi-seaux, de différentes baies et d’herbes de la toundra constituaient une part importante de leur mode de vie et ont contribué à diffuser le savoir tchouktche au-delà des mers. Où qu’ait été situé le principal lieu de vie de ce peuple, ce dernier prisait la capacité des animaux à les faire vivre. En retour, les gens faisaient des offrandes, exécutaient des danses et des chants, organisaient des courses et des jeux pour les remercier. Les animaux et la terre apportaient à ce peuple un sens profond de leur identité, et ils continuent de définir beaucoup des responsabilités et des obligations, mais aussi des plaisirs et des joies que les hommes et les femmes peuvent éprouver et éprouvent.

Ensuite, il y a le commerce. La dualité de l’économie tchoukche est probablement l’un des traits ethnographiques les plus documentés (Antropova et Kuznetsova 1964 ; Krupnik 1993). Mais si les principaux sites d’installation et de production pouvaient séparer économiquement les hommes et les femmes, ces frontières étaient sans doute plus poreuses qu’on ne le pense généralement. Elles étaient certainement la source d’une multitude de communications et d’échanges. Des relations commerciales intenses et complexes liaient différents groupes en un système complexe d’échanges interrégionaux. Le poisson, le phoque, la graisse et le lard de baleine étaient échangés contre de la viande, de la graisse et des peaux de renne. Des foires commerciales sont mentionnées dans les documents ethnographiques dès 1789 (Bogoraz 1904-1909 : 56) ; celles-ci attiraient d’autres tribus autochtones (Tchouktches, Koriaks) et non autochtones (Russes, Américains, Japonais) (Kotzebue 1821, I : 228 ; Burch 1988). Les articles échangés comprenaient divers objets pratiques disparates comme des pots et des couteaux, des bouilloires et des lances, des ciseaux et des boutons, des aiguilles, ainsi que du tabac, du sucre, de l’alcool et du thé, que l’on troquait contre de la viande de renne, du poisson et des fourrures. Les peaux de castor, de martre, de lynx, de renard et d’ours polaire, de même que les défenses de morse et les os de baleine étaient des marchandises grandement prisées.

Bien que l’origine de ces foires commerciales se perde dans les profondeurs du temps, le commerce, dans les communautés tchouktches, n’est pas juste affaire du passé. Les hommes et les femmes tchouktches d’aujourd’hui se remémorent vivement leurs propres activités dont ils peuvent évoquer de nombreux détails (Krupnik 2000 : 223-231) : le nom des partenaires de l’échange, l’endroit de la rencontre et la durée du voyage nécessaire pour s’y rendre (généralement 3 ou 4 jours, parfois plus lorsque les conditions de neige sont difficiles ou que les traîneaux sont surchargés). Les Tchouktches gardent soigneusement en mémoire la valeur des articles échangés : un traîneau rempli de viande de morse contre 2 ou 3 traîneaux de viande de renne ; viande contre graisse de baleine, de morse ou de phoque ; courroies, cordes et lanières faites de peaux de phoques ; peaux de morse. Dans le cas de relations de longue date et solidement établies, la valeur des marchandises troquées pouvait changer en fonction de la fiabilité des partenaires commerciaux et de la confiance qu’on leur accordait, deux critères très importants pour le commerce et le troc tchouktche. Par ailleurs, les histoires de troc inspirent les Tchouktches plus jeunes, hommes et femmes. Les jeunes gens demandent le prix des couteaux et des fusils (« Combien de peaux de rennes fallait-il pour acheter un fusil ou une carabine »), et les aînés se consultent et fouillent dans leurs souvenirs pour répondre à ces questions aussi précisément que possible. Ces souvenirs identifient les Tchouktches à un peuple grand voyageur et compétent : les peuples commerçants savent administrer leurs affaires.

Troisièmement, il y a le changement social. La plupart des connaissances dont disposent les gens d’aujourd’hui proviennent non pas de leur propre expérience, mais des connaissances, des souvenirs et des histoires de leurs aînés et de ceux qui continuent à travailler dans la toundra. Il est important de rappeler que durant la période soviétique, les pratiques tchouktches entourant l’élevage du renne sont passées de la sphère familiale ou clanique à un secteur d’importance stratégique, sinon largement subventionné, de l’économie nordique de la Russie (Anderson 2000). Dans le nouvel ordre politique de la science soviétique, la rationalité et l’intensification de la production de rennes ont été intégrées aux exploitations agricoles collectives, tandis que dans l’État même des travailleurs, l’élevage du renne devenait l’une des professions les mieux payées à Tchoukotka. Jusqu’au milieu des années 1990, le sovkhoze de Tavaïvaam (ferme collective exploitée sous les auspices de l’État) accueillait neuf brigades d’élevage du renne qui étaient toutes approvisionnées en balles, fusils, motoneiges, fournitures médicales et vétérinaires, produits alimentaires tels que farine, sucre, jambon, pain et céréales, et bénéficiaient du transport par hélicoptère et de marchés intérieurs garantis. Les membres de ces brigades n’étaient pas choisis en fonction des liens de parenté, mais de leur capacité à livrer une quantité déterminée de viande à un moment précis. Les traditions culturelles se traduisaient par des excès, une plus-value de production qui menaçait l’efficacité bureaucratique et économique, et leurs pratiques étaient activement découragées.

En Union Soviétique, l’élevage du renne a pu devenir une industrie et donner lieu à une forme de gouvernance, mais dans l’espace constitué par les administrations régionales, situées dans les villages ou ailleurs, et par les pratiques économiques effectives sur le terrain, cette gouvernance ne s’est jamais totalement concrétisée. En dépit des ambitions gouvernementales, dans cet « entre-deux » a subsisté une lacune, une faille permettant aux traditions spirituelles et rituelles de se perpétuer. Les andouillers installés dans la toundra témoignent du respect avec lequel les gens entendent traiter la terre. Les aînés et les éleveurs contemporains décrivent comment ils contournent et évitent de traverser les sites sacrés. Même le concept de foire commerciale perdure. Ainsi, en 1998, les hommes et les femmes tchouktches de la région occidentale de Bilibino ont organisé l’une de ces foires pour protester contre la centrale nucléaire de l’endroit, dont les radiations tuent animaux, plantes et humains. À cette époque, les Tchouktches avaient admis l’idée de foire commerciale afin de ne pas s’écarter des objectifs qu’ils poursuivaient alors. À l’immense satisfaction de tous les participants, cette idée s’est avérée une réussite. Aux nombreux résidants de Bilibino se sont ajoutés beaucoup d’autres personnes en provenance de l’extérieur. Les hommes et les femmes qui y ont participé ont raconté que les gens ont dansé, joué du tambour et ont bu moins que d’habitude. Tout le monde a semblé apprécier l’événement. Un lieu d’action venait d’être créé et défriché dans un contexte social de désir et d’espoir.

La démocratie du don

L’imagination d’Ionto procède et découle d’une démocratie postsoviétique manquée faite de reconnaissance, de paternalisme et de droits. Mais que dire de cet élément explicitement économique de l’imaginaire, le marché? L’adage n’affirme-t-il pas que la « tradition » acquiert sa valeur antithétique dans le processus même de la mise en marché, de la traite et de l’échange? Mon propos sur le lieu d’actions et de possibles rêvé par Ionto porte ici sur une économie postsoviétique basée sur l’« assistance », l’« aide humanitaire » et la dette, économie dans laquelle la population trouve les idées de reconnaissance et de bienveillance, mais non celles du dialogue, de la négociation ou de l’appui politiques. Le souci obstiné déployé par Ionto pour ne pas oublier une histoire culturelle d’échanges et de commerce intrarégional devient un mode social de remise en question quand il rappelle un mode d’échange basé sur l’équivalence et non sur la bonne action. Mais si l’ordre hiérarchique de l’aide et des dons intéressés se trouve renversé dans l’imaginaire, l’« image tangible » des animaux et du commerce n’apparaît pas comme un guide permettant de faire rejouer une image parfaite du passé, mais comme une représentation allégorique des solutions économiques alternatives et du possible lui-même.

Depuis le 24 décembre 2002, la région autonome de Tchoukotka relève de l’autorité d’un nouveau gouverneur, Roman Abramovitch. Dans les hautes sphères politiques et économiques, Roman Abramovitch n’est peut-être pas tant connu comme un gouverneur que comme l’un des « oligarques », soit l’un des principaux bénéficiaires du règne économique mis en place au début des années 1990 par les quelques personnes qui président au destin économique de la Russie (Hoffman 2002). Après avoir troqué, à la fin des années 1980, une carrière dans les Komsomols (Organisation des jeunes communistes) pour un avenir incertain dans le secteur privé russe naissant, Abramovitch a bénéficié de l’insigne avantage de grandir sous la tutelle rigoureuse d’un autre oligarque, Boris Berezovsky, appartenant à la « famille du Kremlin ». Il a été véritablement consacré « baron du pétrole » en 1996, après avoir obtenu à un prix dérisoire, avec d’autres membres de l’élite économique russe, une bonne part de la propriété de l’État en échange de leur décision collective de financer et d’appuyer la nouvelle campagne électorale de Boris Eltsine. À l’heure actuelle, le gouverneur de Tchoukotka détient plus de 50 % des parts de Sibneft (Pétrole sibérien), l’une des sociétés russes les plus puissantes, et une portion considérable des biens de Berezovsky lui-même, depuis que ce dernier a délaissé son pays natal pour vivre aux États-Unis. Dans la région, toutefois, on considère Abramovitch comme la dernière manifestation de bienveillance et de compassion grandiloquentes. Ou, pour le dire plus simplement en reprenant les termes de l’un de ses plus proches conseillers, il fait simplement partie d’une « panoplie de jeunes hommes venus de Moscou à Tchoukotka pour faire le bien ».

À Tchoukotka, le statut du gouverneur Roman Abramovitch est presque celui de sauveur. Selon de nombreux observateurs internationaux, Abramovitch personnaliserait en fait ce qui fait si cruellement défaut à la Russie : la compassion, l’empathie et la générosité. Il posséderait toutes ces qualités en abondance. D’un geste magnanime et théâtral, Roman Abramovitch a payé de sa poche le salaire en souffrance des travailleurs. À l’été 2000, il a dépêché des avions-cargos chargés de nourriture et d’autres produits vers les communautés tchouktches éloignées et a offert à ces centaines d’enfants autochtones un séjour de deux mois dans des camps de vacances bien encadrés à Sotchi, au bord de la mer noire. Après leur retour à Tchoukotka, son propre quotidien, Polious Nadiejdi (Pôle d’espoir) a publié des photographies en couleur d’enfants resplendissants de santé. Comme s’il voulait encore prouver sa bonne volonté, Abramovitch a ouvert un petit bureau dans l’une des maisons d’Anadyr, d’où les gens peuvent appeler gratuitement leurs parents habitant dans la région ou à l’extérieur, formuler des plaintes contre l’ancien gouverneur ou recevoir une aide matérielle sous forme de vêtements, de matériel de pêche et de nourriture, pourvu qu’ils fassent la preuve qu’ils vivent dans des conditions particulièrement désespérées. Le seul bien que Roman Abramovitch ne donne pas sous sa forme la plus brute est l’argent. Mais les gens, y compris les membres d’Ionto, qui sont « écoeurés de toute cette aide humanitaire », affirment que c’est justement ce qui manque le plus. Avec de l’argent, au moins pourraient-ils faire quelques-unes des choses réclamées par les Tchouktches de la région : acheter du matériel technique, réparer les maisons, les dispensaires et les écoles et peut-être même, dans la foulée, développer des programmes d’apprentissage des langues et d’autres programmes liés aux lois autochtones. Bien sûr, sous leur forme la plus explicite, aucune de ces mesures ne servirait les intérêts de l’administration actuelle. Mais elles pourraient permettre d’établir certaines des conditions pour que la population se prenne en main.

Néanmoins, tant que perdureront, à Tchoukotka, les configurations politiques et économiques autoritaires et centralisées, il est peu probable que de tels gestes puissent voir le jour rapidement. Même si, en 1992, la région autonome de Tchou-kotka a été officiellement proclamée indépendante par rapport à la province-mère de Magadan (devenant ainsi la dernière des 89 régions indépendantes à se joindre à la Russie), l’influence du pouvoir et de l’administration politique de Moscou en la personne du président de la Russie Vladimir Poutine – qui voudrait restreindre les libertés de la presse et limiter l’emprise des oligarques – continue de se faire sentir dans la région. Abramovitch et ses camarades d’affaires sont peut-être tous très riches, mais pour la plupart d’entre eux il s’agit d’une richesse usurpée qui pourrait leur échapper à tout moment. Depuis leur accession au pouvoir économique et politique, Poutine, qui était à l’époque chef du KGB, a accumulé des kompromat à leur sujet (Hoffman 2002), c’est-à-dire des renseignements obtenus par les services de sécurité sur la façon dont ils ont fait fortune. Que Poutine décide ou non d’utiliser ces renseignements à son avantage dépend de la capacité de ces hommes d’affaires russes les plus en vue à effacer une décennie de corruption, de manières fortes, de vendettas et d’étrangers trompeurs pour se poser en leaders financiers crédibles. L’appartenance de Roman Abramovitch au Conseil de la fédération à titre de gouverneur lui garantit l’immunité, mais à long terme, Abramovitch pourrait vouloir assurer sa mise. Quoi de mieux que de faire preuve de noblesse et de générosité durant cette période économique difficile et d’offrir en gage de bonne foi une partie de sa fortune, geste qui pourrait bien susciter à la fois la dépendance et la reconnaissance d’une population dont pourrait dépendre son propre salut?

Si, dans l’interprétation intéressée que fait Roman Abramovitch des changements économiques postsoviétiques – interprétation qui prend la forme d’« aide humanitaire » et de dons – se love la promesse d’un double salut (pour lui-même et pour la population tchoukche), l’imaginaire d’Ionto lui oppose un refus en préférant un idéal d’autosuffisance et d’échange équitable. L’histoire et la mémoire régionale se condensent en une « contre-image » d’échanges locaux dont les protagonistes n’apparaissent pas comme les victimes, mais comme les acteurs. Cette « image tangible » qui rappelle une économie et une époque différentes, n’est ici rien de plus, et rien de moins, qu’un mode local de critique qui, au mythe de l’aide et du salut, substitue le souvenir d’une autosuffisance et d’une indépendance légendaires. Dans le contexte de la rhétorique vide sur les droits culturels, de la générosité et de l’aide grandiloquentes qui caractérise le gouvernement actuel de Tchoukotka, j’avance que cette image ne tire pas tant son pouvoir de son réalisme, de son authenticité ou de sa vérité supposés que de l’invocation timide des pratiques sociales différentes du passé, d’une économie dynamisée par le désir et alimentée par la promesse des possibles. En effet, c’est la promesse jamais tout à fait tenue de l’imagination qui met un frein à la logique dialectique de domination et de salut qui prévaut actuellement à Tchoukotka. Si aucun modèle économique différent n’est imaginé ou mis en oeuvre, le risque est grand pour les autochtones : sans personne pour s’occuper d’eux, ils ne pourraient sortir de leur misère. Seule une intervention extérieure pourrait permettre aux Tchouktches de résoudre leurs problèmes. Mais c’est en fait seulement s’ils échappent à la gouverne de l’extérieur qu’ils auront une chance d’accéder à l’autonomie et à l’indépendance. Il s’agit d’établir les conditions nécessaires à l’établissement de modèles innovateurs.

Les organisations autochtones

Tandis que les nouveaux représentants de la démocratie de Tchoukotka déploient une rhétorique de paternalisme et de subordination et masquent leur autoritarisme sous des dehors charitables et compatissants, quelle est la réaction de ceux et celles qui se portent à la défense des droits culturels? Quels modes d’organisation se sont développés dans la région? À quelles idées et à quels modes d’activisme correspondent-ils? Depuis qu’au début des années 1990, les peuples autochtones de la Russie se sont affranchis de la politique soviétique, des associations ont vu le jour qui réclament, pour l’essentiel, l’appui de la vie culturelle, spirituelle et linguistique, le droit de participer aux processus de prise de décision sur les scènes régionale, nationale et internationale et le contrôle de leurs propres terres et territoires. Nombre de ces associations sont divisées non pas sur leurs objectifs d’égalité et de justice, mais sur les différentes tactiques et divers modes d’action qu’elles prônent pour atteindre ces objectifs. À Tchoukotka, ces mouvements ont été entravés par le fait que beaucoup de leaders autochtones placent le pouvoir gouvernemental et la représentation administrative au centre de leur lutte et rattachent leurs propres arguments et représentations politiques presque exclusivement à l’État. Cette tendance est manifeste dans les programmes et la confiance des leaders officiels tchouktches, qui semblent s’attacher aux représentants gouvernementaux plutôt qu’aux électeurs qu’ils représentent. Les politiques qui en résultent sont partielles et contradictoires et échouent systématiquement à obtenir l’adhésion des hommes et des femmes ordinaires.

En octobre 2001, des fonctionnaires régionaux de Tchoukotka et de l’Alaska, des universitaires, des représentants autochtones et des environnementalistes se sont réunis durant deux jours à Anchorage pour discuter de la perpétuation du Parc patrimonial international de Béring, dont l’objectif est d’établir un « pont de l’amitié » (Berindjia - most droujby) entre les gouvernements étasunien et russe et entre les populations du détroit de Béring, en favorisant les échanges dans les domaines culturels, environnementaux, scientifiques et technologiques. Dans l’atmosphère optimiste de cette réunion, le gouverneur adjoint de l’Alaska a souligné que les actions conjointes et la coopération intergouvernementale réclamées par les participants témoignaient de l’amélioration des relations et des changements survenus dans cette zone autrefois marquée par la Guerre froide. Devant un auditoire attentif, les conférenciers ont commenté les défis écologiques et économiques auxquels la région fait face. Pour leur part, beaucoup des conférenciers tchouktches invités ont fait impression, bien malgré eux, non pas par leur présence, mais par leur absence. Des rumeurs extravagantes prétendaient que les vols d’Anadyr à Anchorage avaient été annulés en raison du mauvais temps. Pourtant, d’importants représentants du gouvernement de Tchoukotka avaient réussi à se rendre à cette réunion. Le porte-parole officiel de Tchoukotka sur les affaires économiques était là, de même que l’adjoint autochtone du gouverneur sur les affaires autochtones.

Le premier jour, le représentant du gouverneur pour les affaires économiques a évoqué les extraordinaires possibilités commerciales de la région. Grâce au travail du nouveau gouvernement, a-t-il expliqué, Tchoukotka était enfin bien placée pour s’enrichir. L’exploitation industrielle des champs de pétrole du nord de la péninsule drainerait vers la région des investissements internationaux considérables, aiderait Tchoukotka à devenir un joueur important sur la scène financière mondiale et permettrait d’améliorer les conditions de vie de tous les résidants. Les possibilités étaient sans limites. Au sincère étonnement du porte-parole du gouverneur, cependant, beaucoup des représentants autochtones présents sont restés sceptiques. Un homme ioupik vivant à Anchorage a pris la parole pour demander si les gens qu’ils considéraient comme ses parents naturels avaient été informés « de tout ce développement ». Y avait-il eu des consultations publiques sur ces projets gouvernementaux auprès des populations autochtones? Comment les résidants autochtones de Tchou-kotka entrevoyaient-ils l’impact environnemental que les activités pétrolières ne manqueraient pas d’avoir sur l’élevage du renne et les terres de la toundra?

Cette question a manifestement provoqué une certaine commotion parmi les représentants de Tchoukotka. Finalement, le porte-parole sur les affaires économiques s’est effacé poliment pour laisser intervenir le conseiller autochtone du gouverneur. Le gouvernement de Tchoukotka n’avait rien fait de mal, a expliqué ce dernier. Les récents forages évoqués ne constituaient pas une violation des droits coutumiers des Tchouktches. Par ailleurs, s’est-il interrogé, ne revenait-il pas aux communautés impliquées plutôt qu’au gouvernement de s’informer des développements économiques projetés ou en cours dans leur région? « Vous devez comprendre que les peuples autochtones pleurent [platchout] tout le temps. Ils sont passifs et léthargiques. Ils ne sont pas prêts à faire quelque chose par eux-mêmes, mais attendent toujours, les mains ouvertes ».

Sans l’ombre d’un doute, ce commentaire est stupéfiant. C’est un coup dans le dos des électeurs autochtones que le porte-parole est censé représenter, une référence, en termes psychologiques, à cette fameuse « apathie » indigène qui empêcherait la population de se prendre en main et d’agir. (À Tchoukotka, cette idée trouve souvent écho dans les commentaires de sympathisants non autochtones qui comparent l’apparente docilité des Tchouktches avec l’esprit et le cran des femmes et des hommes tchétchènes qui usent de formes militantes pour lutter contre le gouvernement et la domination russes.) Sur le plan politique, le porte-parole fait peut-être la preuve qu’il a une conscience approfondie du jeu auquel il participera si les peuples autochtones devaient se faire entendre, mais en même temps il place l’activisme autochtone dans une impasse en affirmant que les hommes et les femmes ordinaires sont incapables de stratégies et d’actions, alors que lui-même ne manque pas d’entregent, naturellement. Un tel commentaire contribue à légitimer les actions du gouvernement de Tchoukotka en avalisant l’attitude innocente et bienveillante de ce dernier. Pourtant, je ne mets pas en doute la sincérité du porte-parole ni ne pense qu’il agit de mauvaise foi. Pour comprendre cette cooptation alléguée, il nous faut faire une brève incursion dans tout un passé de politiques culturelles soviétiques et examiner un héritage dont un grand nombre d’organisations autochtones ne parviennent pas à s’affranchir.

Comme s’ils voulaient imiter les interventions théâtrales que le gouvernement fait sur la scène régionale, les représentants autochtones de Tchoukotka usent souvent d’arguments qui semblent vouloir saper les aspirations des populations indigènes. De récents travaux sur le colonialisme et la période postcoloniale ont tenté d’expliquer le fonctionnement de ce désir mimétique en affirmant que les sujets colonisés eux-mêmes aspirent à assumer l’identité de leurs colonisateurs (Silverman, cité dans Povinelli 2002 : 39). Du fait de cette proximité malaisée entre colonisés et colonisateurs, ces formulations véhiculent souvent un élément de dénigrement, les désirs mimétiques portant l’opprobre de la « trahison » et de la « cooptation ». En Russie, toutefois, de telles déclarations ne sont pas simplement le signe d’une soumission et d’un échec politique ; elles sont aussi la conséquence d’une conscience historique ininterrompue formée dans le creuset des politiques nationales de l’Union Soviétique. De nombreux chercheurs ont soutenu que, dans le cadre de la politique culturelle prônée par l’Union soviétique, la politique sur les nationalités a servi à réprimer les aspirations nationales. Mais récemment, un certain nombre d’historiens ont commencé à prendre au sérieux les allégations de l’État soviétique voulant qu’il ait appuyé les particularités et les traditions culturelles (Slezkine 1994b ; Martin 2001 ; Hirsch 2000). Par exemple, en 1923, le gouvernement bolchévique a adopté une résolution favorisant l’appui des langues et des élites autochtones (Martin 2001 : 10). Cette double politique a rapidement pris le nom de korenizatsia, idiome désignant l’affirmation autochtone et la décolonisation. Ainsi, de nouvelles élites nationales ont été formées et nommées à des postes de responsabilités dans les administrations publiques, dans les écoles et dans les entreprises des territoires de l’Union soviétique[3].

Si complexes qu’elles soient, ces questions sont déterminantes quand il s’agit de comprendre pourquoi, en dépit d’un mouvement bien visible, l’État continue d’exercer un contrôle poussé sur les régions. Il ne s’agit pas de savoir à qui ou à quoi incombe la responsabilité des réussites et des échecs des mouvements et des rêves autochtones. En mettant la lumière sur certaines des embûches rhétoriques auxquelles se heurtent les associations autochtones, je ne cherche pas à écarter leurs réalisations ni leurs mérites. Nombre de personnes l’ont affirmé avant moi : l’articulation consciente d’un mouvement autochtone dans la Russie postsoviétique crée un espace politique important dans lequel les questions autochtones pourraient être entendues (Balzer 1999 ; Gray 1998). Mes commentaires cherchent plutôt à nuancer l’opinion des chercheurs voulant que les associations autochtones postsoviétiques tendent à se poser comme l’unique véhicule valable pouvant mener à l’obtention d’une voix politique. Leurs idées et leur motivation procèdent de l’imagination d’Ionto, qui rappelle aux représentants gouvernementaux, aux chercheurs et aux activistes eux-mêmes que l’activisme politique ne peut compter (exclusivement) sur les gouvernements et sur les donateurs, mais a besoin du passé, de sentiments, d’affinités et d’attachements pour croître et se gagner des appuis.

L’avenir

L’avenir des peuples autochtones dans la région de Tchoukotka demeure aléatoire et incertain. Dans la fédération russe, les mouvements autochtones mettent en place d’importants processus qui favorisent le débat sur les droits culturels aux plans national et international et l’adoption de nouvelles lois et législations, et confèrent une meilleure visibilité aux représentants autochtones sur la scène politique russe. Mais bien que le mouvement officiel ait trouvé un formidable écho à l’échelle nationale et internationale, il fait face à une réalité plus discordante dans les régions. À Tchoukotka, ce mouvement a été fissuré par des styles rhétoriques et politiques antagonistes et par un mode de représentation qui place ses porte-parole dans une proximité intime avec le gouvernement plutôt qu’avec les populations qu’ils prétendent représenter. Une telle position peut provoquer chez Tchouktches des sentiments de défiance et de suspicion.

Le discours du mouvement autochtone officiel russe contribue largement à faire connaître et entendre les voix indigènes, mais pour que le mouvement acquière crédibilité et puissance, il lui faut également proposer des idéaux, des idées et une source d’inspiration. L’imaginaire d’Ionto rappelle avec insistance qu’une politique qui s’attache uniquement au « réel » se confine rapidement à la fonctionnalité et au pragmatisme et néglige à son détriment d’autres avenues. Un imaginaire qui puise à la mémoire rappelle la nécessité de chercher de nouveaux styles politiques inspirants susceptibles d’entraîner – en tant qu’allégorie autoréférentielle – l’adhésion d’un nombre plus important d’électeurs. De par son refus de se laisser oublier, l’imaginaire lui-même devient une allégorie de la critique, de la « vérité » et de l’inspiration. Dans ce cas, l’incidence d’un mouvement ne dépend pas du réalisme culturel et du jugement normatif, mais de sa capacité à mobiliser les gens au sein d’une dynamique politique et sociale, de façon telle qu’ils puissent s’imaginer eux-mêmes non pas comme des victimes « apathiques » ou opprimées, mais comme des acteurs.

En invoquant la force et la nécessité de styles et d’imaginaires politiques inspirants, je ne prétends pas que l’avenir des peuples autochtones de Tchoukotka réside dans la réalisation effective de leur « image tangible » et de leurs rêves. Une telle affirmation, en vérité, rapprocherait cette image de l’idée bien intentionnée, mais au bout du compte arrogante, de ce biologiste prônant l’insularité et l’isolement pour résoudre certains des problèmes vécus par les hommes et les femmes autochtones. Je suggère plutôt de chercher en même temps les espoirs, les désirs non assouvis et les possibilités et les sources d’inspiration « réelles », tout autant que leurs limites et leurs contraintes. Dans l’espace dense, fragmenté et contextuel de l’« image tangible » d’Ionto, sa signification ne se constitue pas comme une mémoire déjà identifiable, une histoire authentique ou un plan d’action, mais plutôt comme un signe superficiel qui encourage l’action et la favorise. Dans l’espace dense et tangible de la connaissance, de la mémoire, de l’affinité et du sens, l’action n’est pas enfouie dans le passé mais dans le dévoilement de ce passé. Ainsi, action et signification se situent dans cet espace entre passé et présent qui rappelle un possible partiellement exclu, mais accessible.

Il n’est certes pas habituel d’utiliser les foires commerciales autochtones où circulent des animaux et des produits, et ces gestes d’autonomie que constituent les échanges pour analyser l’organisation et l’action autochtones. On pourrait objecter que cet imaginaire est à la fois trop excentrique, ex-centrique et dépassé, et donc insuffisant pour traiter d’une question autochtone bien plus vaste. Pire encore, on pourrait dire qu’il appartient – tant littéralement que métaphoriquement – à la sphère de la fantaisie et non à une réalité culturelle et historique. Mais je pense qu’au lieu d’y opposer d’emblée notre bon sens érudit et nos objections convenues, nous devons d’abord nous interroger sur la façon dont certaines visions et certains rêves, ces aspects fantaisistes, mais terre à terre, de l’imaginaire d’Ionto en viennent à signifier quelque chose à des peuples enferrés dans un dilemme particulier. Les aspects « fictifs » de cet imaginaire n’empêchent pas les gens qu’ils engagent d’être eux-mêmes bien réels. Il ne s’agit pas de savoir, dans cette conjoncture particulière, si une telle vision est construite, authentique, inventée ou « véritable » du point de vue des conceptions et des croyances autochtones, mais plutôt de comprendre comment et pourquoi elle est convoquée et élaborée. Après tout, pour débattre de sa réalité, il faut toujours appuyer la fantaisie ou l’« imagination » sur un choix entre le fantastique et le réel. Mais ce dont les gens ont besoin, y compris les hommes et les femmes tchouktches, ce sont des concepts, des notions et des idées qui ouvrent sur des possibilités et des alternatives politiques.