Article body

Sans-abri, sans domicile fixe, marginaux, errants, vagabonds, mendiants sont des termes qui renvoient immédiatement à des dimensions particulières du vécu : le logement et son absence, le trottoir, la manche, la solitude, la désocialisation…

Patrick Declerck a décidé de les appeler clochards, « parce qu’il faut bien leur donner un nom. Celui-là n’est en rien meilleur que les autres, sinon qu’il renvoie à des images partagées, en France, et par tout le monde » (p. 12). Comme le souligne Yves Mamou (2001), il est difficile de situer cet « OLNI (Objet Littéraire Non identifié) ». Mais est-il seulement pertinent de vouloir le situer ?

« Routes », première partie de l’ouvrage, transporte le lecteur au coeur de cette « culture de la place publique » (Gaboriau 1993). « La vie dans la rue? On mendie. On boit. On s’engueule. On se bat. On se calme. On reboit. On dort. On recommence. Par-dessus tout, on s’ennuie » (p. 27). Patrick Declerck a suivi les clochards dans la rue, dans les centres d’hébergement, à l’hôpital ; il a entrepris une ethnographie du proche et du quotidien ; il s’est fait ramasser incognito avec les clochards et emmener à Nanterre, au centre d’hébergement et d’accueil pour les personnes sans abri, pour y passer la nuit, pour se rendre compte de l’intérieur.

Les itinéraires des expériences individuelles sont présentés à travers un ton limpide et largement accessible contribuant à dresser des portraits cliniques, tantôt attachants, tantôt révoltants, qui complètent de manière presque naturelle le discours — retranscrit — des acteurs. Cette retranscription est d’ailleurs vidée de toute hésitation, maladresse et erreur de langage, privilégiant ainsi le sens et la portée du discours.

Celui de l’auteur est appuyé par la transparence du chercheur qui livre régulièrement des éléments de sa propre existence avec ses doutes, ses hésitations, ses craintes, ses échecs d’étudiant, de chercheur ou d’homme ; sa haine aussi, contre cette femme « tombée » enceinte pour toucher les allocations ; contre cet homme qui, lors d’une consultation, évoque froidement le meurtre d’un enfant resté impuni ; contre l’institution, qui croyant participer à une hypothétique réinsertion du sujet en favorisant son retour dans la « normalité », ne fait que rajouter au décès social, un décès physique. Il renvoie sans cesse le lecteur à sa propre image, à ses propres réactions ; il le transporte à ses côtés lors du récit de ses consultations.

« Cartes », deuxième partie de l’ouvrage, théorise les discours et les observations en posant la réflexion à la lumière des concepts de l’ethnologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse afin de penser le monde des clochards. Elle évoque les échecs des tentatives de prise en charge institutionnelle et examine de façon critique la relation soignant-soigné ou la fonction asilaire, élargissant ainsi le débat à l’ensemble du champ de l’aide et de l’action sociales. L’argumentation s’appuie sur une solide culture politique et philosophique tout en démontrant la pertinence des apports de la psychanalyse dans cette réflexion sur les processus de désocialisation.

« Désocialisation et exclusion sociale » ne constituent d’ailleurs plus des thèmes étrangers à l’analyse des phénomènes sociaux contemporains. Ces modes particuliers de rapport au social ont souvent été interprétés comme l’envers ou l’échec de l’intégration, de l’assimilation ou de l’insertion sociale touchant aussi bien des individus que des groupes complets. Être désocialisé ou exclu suppose une distanciation du social dans le sens d’une détérioration plus ou moins complète des conditions de vie au sens de la norme et des valeurs d’une société dominante donnée. La désocialisation est ici perçue comme un ensemble de comportements et de mécanismes psychiques par lequel le sujet se détourne du réel et de ses incertitudes pour chercher un soulagement dans un aménagement du pire (p. 294) ; pour Declerck, la désocialisation constitue en ce sens le versant psychopathologique de l’exclusion sociale. « Je pense en avoir soulagé plusieurs. Je sais n’en avoir guéri aucun » (p. 12). Ce constat fataliste du psychanalyste ne doit pas voiler le travail essentiel et engagé de l’ethnologue : même si l’ouvrage tombe parfois dans les clichés superflus du misérabilisme social médiatique, Les naufragés souligne avec efficacité l’inefficacité des structures, des stratégies et des pratiques d’interventions sociales actuelles à Paris et, plus largement, en France.