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Cet ouvrage d’Abdoulaye Gueye est l’aboutissement d’une longue interrogation sur les intellectuels africains en France. Il s’inscrit d’emblée en porte-à-faux par rapport à la problématique de la « fuite des cerveaux » pour introduire celle, plus féconde, de l’expatriation des intellectuels africains en France. Son analyse est assurément une gageure dans le contexte actuel de la France, fait de débats quelquefois outranciers entre des africanistes (vocable de plus en plus récusé) et des jeunes universitaires africains. Cette controverse n’a pas toujours encouragé l’exercice de l’intelligence quand elle n’a pas même manifesté son abdication par moment. Aussi, l’auteur, outre les éclairages nouveaux qu’il apporte sur les désaccords, invite-t-il à voir dans les problèmes soulevés ni des « sanglots de l’Africain » qui geint sur ses malheurs généalogiques ni l’expression de thuriféraires du multiculturalisme voulant décliner la société française en communautés d’appartenance.

On apprécie encore mieux le travail d’Abdoulaye Gueye quand il nous engage de manière hardie dans les dédales de la sociologie de l’intégration. On regrette alors que celle-ci se soit intéressée presque exclusivement aux communautés africaines pour la reproduction de modèles socio-culturels inadaptés en Europe en raison de l’exclusion dont elles sont victimes du fait de l’idéologie assimilationniste de la société française. Il appréhende plutôt, pour sa catégorie d’analyse, un corps social qui refuse l’enfermement dans le communautarisme ou les affirmations ethniques et qui manifeste son fort désir d’intégration sociale par la reconnaissance des prérogatives de son statut d’intellectuel. Toutefois ces Africains se nourrissent des représentations de leur continent d’origine au point de l’idéaliser, de nier les évolutions sociopolitiques en cours et les trajectoires historiques qui mettent à mal l’unité africaine. De ce fait, on est tenté de voir l’émergence d’une identité propre, entretenue par les interrelations entre la France et l’Afrique. Et l’auteur de nous mettre en garde que même si ces Africains affirment une identité construite culturellement, politiquement ou idéologiquement, cette quête ne s’exprime pas sur un mode de conflit mais sur celui de l’échange interculturel qui fonde la sociabilité de ces personnalités hautement qualifiées. En effet, bien que faibles numériquement dans la diaspora africaine, les intellectuels connaissent également les affres de l’exclusion ou d’une situation en marge de la légalité résidentielle. C’est pourquoi l’auteur souligne les dynamiques d’organisation sociale faites quelquefois de stratégies économiques informelles et de la formation de groupes, voire de réseaux mutualistes.

Abdoulaye Gueye réfute l’idée d’une « classe intellectuelle africaine en France comme une entité figée, a-historique ». Dans un premier temps, il entreprend de revisiter les concepts qui fondent son analyse et étudie la formation de la diaspora intellectuelle africaine en France sur deux générations. En effet, ses analyses portent sur un temps conjoncturel et mettent en évidence deux phases : les années 1950-1970, quand les intellectuels valorisaient l’enracinement en terre africaine. Pour eux, c’était la seule façon de favoriser l’ascension politico-économique de leur continent. Deux éléments à prendre en compte ici sont d’une part la nécessité pour les pays africains de se doter de cadres au lendemain des indépendances et d’autre part, l’engagement décennal, qui faisait obligation à ceux qui avaient bénéficié des moyens de l’État de revenir le servir pendant au moins dix ans à la fin de leurs études. Mais les décennies 1960 et 1970 constituent celles du désenchantement et préparent la nouvelle époque. Depuis les années 1980, la diaspora intellectuelle africaine s’est accrue en France à cause des crises économiques et des plans d’ajustement structurels en Afrique. Très souvent, les solutions destinées à enrayer le marasme ont poussé à l’errance les intellectuels déjà établis, et vers des projets migratoires les intellectuels en formation.

Sans engager de polémique avec les chercheurs qui réaffirment benoîtement les édits de la République pour mieux vitupérer, dans leurs écrits, contre les intellectuels africains, Abdoulaye Gueye relève les difficultés que ces derniers ont à s’insérer dans le milieu scientifique et universitaire en France. Cette conjoncture particulière et la suspicion des administrations font de la France un « espace rebond » pour les Africains qui vont monnayer parfois leurs compétences en Amérique du Nord notamment, où ils font moins figure de « nouveaux barbares ».