Comptes rendus

Alain Pessin, L’imaginaire utopique aujourd’hui. Paris, Presses Universitaires de France, 2001, 217 p., bibliogr.[Record]

  • Serge Dufoulon

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  • Serge Dufoulon
    Département de sociologie
    Université Pierre Mendes-France Grenoble II
    B.P. 47
    38040 Grenoble Cedex 09
    France

« Il n’est question ici que d’entreprises chimériques ». Cette première phrase ironique de l’ouvrage d’Alain Pessin constitue en soi un défi et un appel. Comment comprendre aujourd’hui l’intérêt d’approfondir la réflexion sur l’imaginaire utopique dans nos sociétés hyper-industrialisées? Laissons cette question en suspens pour l’heure. Pour saisir pleinement la portée d’un tel domaine de recherche, l’auteur n’hésite pas à qualifier « d’entreprises chimériques » la démarche du chercheur et l’objet de son étude. Provocation ou invitation au voyage? Au fil des pages nous réalisons qu’il s’agit des deux, et il faut bien reconnaître qu’il nous faudra suivre les sentiers balisés par l’auteur pour ne pas nous égarer dans le labyrinthe de l’utopie. Le chercheur se propose de dégager l’unité constitutive de toute utopie, et pour ce faire il va l’étudier comme un enjeu et un fait collectif. La personnalité des utopistes, les conditions sociohistoriques de la production de leur pensée et la recherche des causalités qui leur seraient associées ne sont pas l’objet de ce travail, et l’auteur ne prendra pas ce point de vue car « l’utopie est d’abord un mouvement de protestation intime contre l’enchaînement des faits » (p. 29). L’auteur marie expertise de chercheur et sensibilité artistique pour nous dévoiler un paysage issu de l’imaginaire des utopistes classiques du XVIe au XIXe siècle. Qu’y a-t-il de commun à ces penseurs dont les noms célèbres : More, Campanella, Fourier, Blanqui, Owen, etc., évoquent la rêverie pour certains, le mouvement social pour d’autres? En se référant à l’approche structurale et aux études sur les mythes, l’auteur va traquer et organiser les unités élémentaires de l’imaginaire utopique, « les utopèmes », qui foisonnent dans les peintures mentales des textes utopistes. Ces thèmes récurrents vont constituer le squelette de toute utopie. Il n’est pas de portier pour accéder en Utopie, le geste d’ouverture est d’abord une rupture, « une effraction » à la recherche de « l’inédit, à l’invention de soi ». En marchant sur les brisées de la pensée de G. Bachelard, J. Duvignaud, G. Balandier, G. Durand (pour n’en citer que quelques-uns), l’auteur découvre à la manière de H. Becker — à propos « des mondes de l’art » —, un univers singulier avec ses acteurs, ses règles et ses conventions. Les utopistes classiques ne laissaient rien au hasard ; en véritables anthropologues, ils redessinaient les contours de la Cité dans son urbanisme, son habitat, son organisation du travail, sa hiérarchie sociale et politique, la place de la famille, et même les lieux les plus intimes comme ceux de la sexualité, étaient analysés et organisés. L’auteur ne se contente pas de cette fresque, des mosaïques et des expériences utopiques classiques à travers les thèmes parcourus, mais il explore ce que pourraient être les nouvelles formes d’utopies contemporaines en cheminant dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon aujourd’hui. Ici foisonnent les associations et les expériences alternatives depuis plus de 30 ans. Et surprise! Là où les utopistes classiques se méfiaient de l’humain, le rêvaient en « liberté conditionnelle », là où la perfection se devait de recharpenter le social, où l’utopie était « souvent affaire d’hommes vaincus » (p. 34) qui voulaient à l’image des Dieux refaire le monde sans contagion des émotions et des sens, là, à la Croix-Rousse, on trouve enfin de l’utopie à visage humain. Les générations de la mise en acte de la rêverie des anciens ne cherchent plus à refaire le monde. Ils vivent l’aventure du quotidien et s’engouffrent dans les brèches offertes par la société pour y poursuivre et y réaliser leur rêve. Ils érodent les formes sociétales connues, …