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Les transformations religieuses et les jeunes en Afrique

Un dimanche matin, en déambulant dans les rues du quartier d’Air France Un à Bouaké, nous croisons une parade chrétienne avec fanfare. Les participants portent tous un uniforme à l’effigie de Jésus et chantent un hymne en brandissant des pancartes portant le nom de leur église. En tournant à droite, nous entendons une chorale qui chante des gospels baptistes. Les chanteurs sont vêtus de violet et brandissent leurs mains vers le ciel en implorant la bénédiction de Dieu. En remontant vers le quartier du Commerce, quartier administratif, nous voyons, dans un local exigu, un autre groupe de chrétiens qui tentent de repousser le pouvoir corrupteur du Diable. Au son de la batterie, leurs voix chantent : « Dieu est bon, le diable vous guette ». Les manifestations religieuses sont omniprésentes à Bouaké. Entre autres, dans Air France Un, un quadrilatère s’étendant sur l’équivalent d’un km, la présence d’institutions religieuses est bien établie. On y retrouve une église catholique, une église adventiste, environ cinq locaux qui servaient de lieu de culte pour des nouvelles églises indépendantes protestantes dont l’Église de Dieu, une mosquée en construction, mais en fonction, deux mosquées situées dans des cours familiales, une école coranique et un centre Bahaï.

(Rapport de terrain, automne 1995)

Cet extrait introduit le thème de cet article qui s’articule autour de l’importance récente de la religion dans les revendications identitaires en Afrique. Nous nous penchons plus précisément sur la question de l’attitude des jeunes face à la religion. À partir des années 1990, plusieurs études ont souligné la multiplication des mouvements religieux en Afrique, ainsi que la visibilité croissante des identités religieuses comme des lieux cibles de revendications politiques (Constantin et Coulon 1997 ; Gifford 1995). À un point tel que certains auteurs, dont Bayart (1993) et Amselle (1996), ont avancé que les identités religieuses en viennent à supplanter celles de l’ethnicité.

L’intérêt ici est de cerner les enjeux de ce renouveau religieux qui, par ailleurs, ne caractérise pas seulement les sociétés africaines. Cette recrudescence du religieux peut être considérée comme un des moments spécifiques de ce que l’on a appelé la « modernité tardive », interrogeant à ce titre le classique weberien de la relation privilégiée entre la modernité, la rationalité et la laïcité (Hefner 1993). Ainsi, ces tendances religieuses sont aussi présentes dans les sociétés occidentales, comme le soulignent Fenggand Yang et Helen Rose Ebaugh (2001) dans un article sur le changement religieux et la migration aux États-Unis. La spécificité de l’Afrique se situe toutefois dans l’histoire de sa relation aux divers mouvements religieux dont l’islam et le christianisme, ainsi qu’à leurs rapports avec la colonisation (Falola et Adediron 1983).

Quatre principaux axes d’analyse tentent d’expliquer ce renouveau religieux dans la littérature africaniste : la déconstruction des notions d’État et de citoyenneté remettant en cause la rationalité imputée à la modernité ; la description des processus de libéralisation économique des années 1990 qui ont élargi les possibilités de créer de nouvelles structures sociales ; la spécificité des relations politiques en Afrique, ou ce que certains auteurs ont nommé « la politique du ventre » (Bayart 1993 ; Mbembe 1988) ; et finalement les processus de la mondialisation qui entraînent de nouvelles formes de marginalisation. En ce qui concerne les jeunes, les transformations religieuses ont principalement été attribuées à l’exclusion économique et politique (Cruise O’Brien 1996 ; Mbembe 1988, entre autres), et analysées en termes d’opposition entre tradition et modernité (Meyer 1996, 1998a, 1998b ; van Djik 1998 ; Schoffeleers 1985 ; De Boeck 1995 ; Devisch 1996). Cruise O’Brien, entre autres, soutient que les jeunes Africains des années 1990 constituent une « génération sacrifiée » par les instances du pouvoir politique et par les acteurs économiques qui contrôlent la distribution des ressources. Face aux inégalités socio-économiques, trois possibilités s’offrent aux jeunes, à savoir poursuivre leur formation scolaire, prendre les armes ou embrasser la religion. Cet argument s’apparente aux explications récemment avancées pour comprendre la « montée de l’islamisme » au MoyenOrient ainsi que l’émergence d’un christianisme libérateur de gauche en Amérique latine (voir, entre autres, Hefner 1993). Meyer, pour sa part, tout en reconnaissant la dimension planétaire des transformations religieuses, soutient, à partir du cas du pentecôtisme au Ghana, que l’émergence de nouvelles identités religieuses auprès des jeunes relève de phénomènes locaux. Pour elle, les dynamiques postcoloniales de la relation entre le monde de la tradition ancestrale et les modèles de la modernité occidentale proposés par le paradigme du développement sont au coeur des enjeux de la religiosité chez les jeunes. Selon Van der Veer (1996), Mbembe (1988) et Meyer (1996), entre autres, la participation aux églises indépendantes chez les jeunes Africains correspond à un désir de modernisation qui se traduit, à son tour, par la volonté de s’émanciper du pouvoir de la gérontocratie.

Dans cet article, nous adoptons ces deux points de vue en soulignant le caractère à la fois mondial et local des transformations religieuses. Dans une logique ethnographique toutefois, nous nous attachons plus spécifiquement à décrire les enjeux locaux qui articulent ces phénomènes globaux. Nous insistons ainsi sur l’impossibilité de généraliser quant à l’émergence d’un fondamentalisme religieux doctrinaire et homogénéisant. Il importe de souligner deux spécificités propres au contexte africain. D’une part, la marginalisation socio-économique vécue par les jeunes Africains correspond, en partie, aux rapports entre les générations guidées par des principes de gérontocracie. Le rôle essentiel des relations entre les générations n’est pas un élément nouveau d’analyse (voir Kopytoff 1971) ni celui de la colonisation dans la construction de la gérontocracie (voir Ranger 1983). D’autre part, nous avons déjà démontré que la relation entre les idéologies de la tradition ancestrale et celle de la modernité, qui se révèle à travers le paradigme du progrès et de la modernisation, ne correspond pas nécessairement à une opposition dichotomique (LeBlanc 1999, 2000a, 2000b). Le cas de l’émergence d’un islam arabisant[2] chez les jeunes musulmans de Côte-d’Ivoire démontre clairement que le contraste binaire entre la modernité et la tradition se voit entrecoupé d’un troisième élément, l’islam, dont l’Oumma[3] est l’ancrage. Nous proposons ici que les dynamiques de la construction d’un islam arabisant peuvent s’appliquer de la même façon aux contextes des églises indépendantes. En d’autres termes, est-il possible que les jeunes convertis aux églises indépendantes élaborent aussi des identités et des pratiques religieuses qui les situent en dehors de la dichotomie entre la tradition et la modernité[4]? Dans cette perspective, la religion offre-t-elle aux jeunes une vision du monde en marge de celles de la tradition ancestrale et de l’idéologie occidentale de la modernité?

Afin d’aborder ces questionnements, nous examinerons les récits de conversion chez les jeunes musulmans et les jeunes chrétiens appartenant à des églises indépendantes en Côte-d’Ivoire. Au cours des années 1990, la Côte-d’Ivoire, comme plusieurs pays d’Afrique, a vécu une recrudescence des mouvements religieux, tant chez les musulmans que chez les chrétiens. La comparaison de jeunes musulmans et de jeunes chrétiens permet de situer l’analyse au-delà de la spécificité de chaque religion et de décrire ce qui concerne plus précisément les rapports entre les générations. Cette approche est novatrice dans la mesure où la plupart des études sur les jeunes et la religion décrivent les jeunes musulmans ou les jeunes chrétiens exclusivement, sans effectuer de liens ou de comparaisons empiriques entre les deux groupes.

Avant d’explorer la question de la conversion, nous décrirons brièvement le contexte religieux de la Côte-d’Ivoire. Cette description permettra de souligner la place relative de chaque dénomination religieuse dans l’ensemble national et de contextualiser les enjeux sociaux et politiques que constitue la religion. Par la suite, nous identifierons les phénomènes récents de conversion et les logiques identitaires qui les sous-tendent. Finalement, nous présenterons des récits de conversion afin de dépeindre l’expérience subjective. Ce faisant, nous examinerons la relation entre les récits de conversion et l’émergence de nouvelles subjectivités religieuses. Cette compréhension de l’expérience religieuse montre que s’élaborent de nouvelles formes d’individualité.

Le contexte religieux de la Côte-d’Ivoire

La pénétration de l’islam et du christianisme en Côte-d’Ivoire correspond généralement à une conversion communautaire, liant ainsi la religion aux diverses identités ethniques. Ce modèle de conversion est présent dans la plupart des pays côtiers d’Afrique de l’Ouest. La Côte-d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria et le Cameroun, principalement, sont géographiquement divisés entre musulmans au nord et chrétiens au sud. Historiquement en Côte-d’Ivoire, les groupes du Nord du pays, dont les Dioula et les Sénoufos, se sont convertis à l’islam avant ou après la colonisation, tandis que les groupes établis dans la partie forestière du pays, dont les Bétés, les Gourous et les Attiés, se sont convertis au christianisme dans le contexte de la colonisation européenne.

Jusqu’à récemment, la Côte-d’Ivoire était perçue comme un pays catholique, bien que dans les faits cette identité religieuse soit plutôt un construit politique qu’une réalité démographique. Cette construction politique découle de l’affiliation religieuse du premier président de la république (Félix Houphouët-Boigny), des liens privilégiés maintenus avec la France et de la construction de la basilique de Yamoussoukro dans les années 1980. Toutefois, malgré la présence des missionnaires catholiques dans les institutions scolaires au tournant du 20e siècle, la conversion au catholicisme n’a jamais eu un impact spectaculaire en Côte-d’Ivoire. Parmi les chrétiens qui composent environ le quart de la population ivoirienne, approximativement 10 % sont de confession catholique[5]. Très tôt, un certain nombre de mouvements chrétiens locaux, surtout les mouvements prophétiques associés à la notion de « prophète guérisseur », sont apparus en Côte-d’Ivoire, faisant concurrence à l’Église catholique (Mary 1997b). Parmi les plus illustres prophètes du 20e siècle, il y eut William Wade Harris, Albert Atcho et Koudou Jeannot (Augé 1975 ; Mary 1997a ; Dozon 1995 ; Perrot 1993 ; Shrank 1994 ; Bureau 1996). L’émergence du prophétisme s’est accompagnée de nombreux autres mouvements charismatiques et pentecôtistes.

Dans cet article, nous utiliserons l’expression « églises indépendantes » pour faire référence à ces mouvements religieux. De façon générale, elle désigne les chrétiens qui ne se disent ni catholiques, ni protestants, d’où la notion souvent invoquée de « néo-protestantisme » (voir Barbier 1998a). En Afrique, les églises indépendantes ont pris racine avec les grands mouvements prophétiques du tournant du 20e siècle qui revendiquaient la spécificité des cultures africaines. Depuis quelques décennies, le pentecôtisme et les mouvements charismatiques ont pris le relais en défendant une mondialisation chrétienne homogénéisante. Ces mouvements incluent une revitalisation des églises évangéliques missionnaires américaines de dénomination pentecôtiste et baptiste, une implantation du pentecôtisme brésilien et des groupes africains tels que le christianisme céleste du Bénin et l’Église Aladura du Nigeria (Mary 1997a et 2002a). Ces nouvelles Églises insistent sur la conversion des âmes et sur le retour à l’Évangile. Elles ont acquis beaucoup de popularité auprès des jeunes Ivoiriens dans les années 1990.

Les musulmans, pour leur part, forment approximativement 40 % de la population ivoirienne[6]. Malgré leur nombre, les musulmans sont politiquement peu représentés. Cette situation s’articule autour du débat sur la citoyenneté et l’accès à la terre qui marque la Côte-d’Ivoire depuis le début des années 1990. Avec les premières élections multipartites en 1990, les différences ethniques et religieuses sont devenues l’emblème des divisions sociales et économiques[7]. Dans ce contexte, il est possible d’associer les transformations au sein de la communauté musulmane à un processus de renforcement identitaire (LeBlanc 1998, 2000b, 2002 ; Savadogo 2002 ; Miran 2002). Cette collectivité est devenue beaucoup plus visible sur le plan sociopolitique et elle s’est systématiquement réorganisée afin d’avoir un impact à la fois local et national (LeBlanc 1999 ; Miran 2000 ; Savadogo 2003).

La religion revêt ainsi une dimension politique dans les années 1990. Chez les musulmans, cette tendance est visible avec la naissance du mouvement de la dawa — mouvement musulman prosélyte — qui fut construit comme une forme de jihad pacifique oeuvrant surtout parmi les jeunes musulmans des grandes villes (Miran 2000). Chez les chrétiens, les églises catholiques, protestantes et indépendantes sont elles-mêmes actives dans la propagande anti-islamique, aussi bien pendant les campagnes de prosélytisme que dans le contexte des sermons religieux (Mary 2002b). Cette politicisation du religieux correspond aussi à une ethnicisation du politique en raison du caractère communautaire de la conversion.

Afin de cerner le rôle des jeunes, il nous paraît nécessaire d’élargir le champ de l’analyse au-delà des conflits ethniques et politiques, afin d’explorer le rôle possible d’autres dynamiques sociales. Alors que notre comparaison des transformations religieuses qui marquent les jeunes chrétiens et musulmans n’ignore pas la signification des idiomes ethniques et leurs liens avec la religion, nous explorons ces dynamiques au-delà de l’unique analyse des enjeux nationaux de la citoyenneté et de l’accès à la terre.

La conversion et la logique des choix identitaires

Il existe plusieurs façons d’aborder empiriquement le sujet de l’identité religieuse (voir nos travaux sur les jeunes musulmans : LeBlanc 1998, 1999, 2000a, 2000b et 2002, entre autres). Le choix d’examiner les discours de la conversion se fonde sur deux constats. En premier lieu, le thème de la conversion a joué un rôle prépondérant dans l’étude des sociétés africaines, surtout en regard des conséquences de la colonisation (Comaroff 1989 ; Mary 1997b ; Fischer 1973 ; Horton 1971 ; Kirby 1994). En second lieu, les discours de la conversion captent simultanément la logique des choix identitaires et la rhétorique de l’identité. Ils permettent ainsi de mettre à jour les formes privilégiées de la subjectivité et celles de la communauté.

L’étude de la conversion, en anthropologie comme dans d’autres disciplines, souligne l’histoire des missions, les processus sociologiques de la conversion et les trajectoires personnelles qui mènent à la foi (Cusack 1996). Toutefois, la majorité des travaux, en débutant avec les écrits de Peel sur la conversion yoruba (1968) et ceux de Horton sur la conversion africaine en général (1971), font porter leur analyse sur les dimensions historiques et sociologiques de la conversion, c’est-à-dire sur ses dimensions extra-religieuses. De plus, dans le contexte des sociétés africaines, la problématique de la conversion, comme le souligne Mary (1997b), a été celle de la période missionnaire. Au-delà de sa dimension religieuse, elle est associée à un processus de « civilisation » et, par extension, de « modernisation » (voir Comaroff 1989). La conversion a d’abord été comprise comme un passage vers le monothéisme (voir Horton 1971) et l’émulation d’un mode de vie s’apparentant à celui des sociétés occidentales et industrialisées à l’image du modèle capitaliste.

Dans cet article, nous analysons les manifestations subjectives de la conversion. Nous abordons le thème de la conversion lié aux modalités du rapport entre l’individu et la société. Cette perspective permet de soulever la question du rapport entre les conversions de masse et la conversion individuelle. Dans le contexte post-colonial contemporain, la conversion individuelle s’apparente souvent à la recherche de nouveaux espaces de l’affirmation du soi ou encore, selon une terminologie moderniste, à un processus d’individualisation (pour une analyse de ce type de processus à travers l’analyse des itinéraires de citadins, voir Marie 1998).

Chez les jeunes étudiés, la conversion revêt deux formes. Dans le cas des musulmans, elle correspond à ce que nous nommerons une « conversion interne », c’est-à-dire une transformation radicale du mode de vie et de la vision du monde, mais sans transfert vers une autre religion que celle déjà transmise par les parents[8]. Les jeunes musulmans interrogés, ainsi que la majorité des musulmans arabisants que nous avons rencontrés au cours de nos enquêtes, ont des parents musulmans. Toutefois, ils rejettent généralement la pratique religieuse de leurs parents en la taxant de syncrétisme (LeBlanc 2000b). Par contre, chez les jeunes chrétiens interviewés, la conversion correspond à un changement de dénomination religieuse, plus généralement lors du passage d’une religion chrétienne, catholique principalement, sinon protestante, vers une nouvelle église indépendante. Dans certains cas, le transfert religieux chez les jeunes chrétiens s’est opéré à partir de pratiques animistes vers une église indépendante. Chez les jeunes chrétiens et chez les jeunes musulmans, les changements identitaires décrits impliquent une transformation des pratiques religieuses, une nouvelle forme d’orthodoxie et une altération radicale des pratiques de la quotidienneté. C’est pour cette raison que nous appelons « conversion » ce qui constitue la « conversion interne ».

Il importe de noter que la notion de conversion est, jusqu’à un certain point, inhérente à la spécificité de chaque pratique religieuse. Par exemple, dans l’islam, la réaffirmation de la foi est une condition de l’identité religieuse dans la mesure où un commandement islamique la requiert quand l’individu peut le faire de manière responsable et autonome. Pour cette raison, la « conversion interne » fait partie de l’imaginaire religieux de beaucoup de jeunes musulmans. Ceux-ci affirment qu’au fur et à mesure qu’ils vieilliront, leur comportement se modifiera afin d’adopter une conduite plus conforme au modèle « musulman » local. Toutefois, de nombreux musulmans n’effectueront cette transformation religieuse qu’à un âge avancé.

Chez les jeunes qui procèdent à une « conversion interne », celle-ci se réalise par l’adoption d’une identité islamique arabisante. Elle est aussi souvent associée à la revendication d’un islam sunnite par opposition à un islam soufiste en Afrique de l’Ouest (voir, entre autres, Kane [2002] et Augis [2003] pour des phénomènes similaires au Nigeria et au Sénégal). L’islam arabisant revendiqué dans le cadre des associations de quartier rattache l’orthodoxie à l’alphabétisation en langue arabe. Cette version arabisante de l’islam rejette fortement les pratiques religieuses des aînés taxées de syncrétisme par les jeunes arabisants, pour qui le syncrétisme implique une confusion entre culture et religion[9]. Dans le cadre des églises indépendantes, principalement chez les pentecôtistes, l’identité religieuse est liée à la nécessité d’une expérience de « renaissance » ou de « renouveau de l’être ». L’individu doit adopter une nouvelle identité similaire au processus biologique de la naissance. Dans ce contexte, l’orthodoxie est intimement liée au rejet du passé, tant personnel qu’historique. L’identité religieuse dépend d’un processus de protection, impliquant un rejet des pratiques religieuses des aînés, principalement des aînés catholiques ou animistes[10].

Les récits de conversion et les jeunes adeptes

Les récits de conversion décrits dans cet article sont tirés d’enquêtes de terrain qui s’étendent sur une période de 10 ans. Nous travaillons en Côte-d’Ivoire depuis 1992, surtout dans les villes de Bouaké[11] et d’Abidjan. Nos études empiriques ont porté sur l’islam arabisant et les jeunes, puis sur les jeunes chrétiens qui fréquentaient des églises indépendantes à Bouaké entre 2000 et 2002. Nous avons initialement travaillé sur les associations de quartier de jeunes musulmans, phénomène nouveau dans les années 1990 en Côte-d’Ivoire, et sur les enjeux sociaux de l’émergence d’un islam arabisant. Ces premiers travaux nous ont amenée à remettre en question la spécificité des transformations religieuses chez les jeunes musulmans et à étendre nos réflexions chez les jeunes chrétiens.

Nos enquêtes sur les jeunes chrétiens s’étalent sur quatre mois entre 2000 et 2002 et elles portent spécifiquement sur la conversion aux églises indépendantes tandis que nos travaux auprès des jeunes musulmans s’étendant de 1992 à 2000 sont orientés vers une participation à la vie quotidienne. À la différence de notre recherche participative au sein de la communauté musulmane, nos enquêtes auprès des jeunes chrétiens ont été menées principalement par des assistants de recherche. Ce choix méthodologique a été motivé par le contexte politique des années 1990 qui a progressivement cristallisé la division sociale entre les musulmans et les chrétiens dans la ville de Bouaké. Cette division est observable dans la plupart des champs de l’action sociale, incluant l’espace domestique. Au début des années 1990, il était fréquent de voir des cours communes habitées tant par des musulmans que des non-musulmans, tandis qu’au début du 21e siècle cela a pratiquement disparu. Étant donné notre ancrage dans la communauté musulmane de Bouaké, il s’avérait impossible de mener une enquête participative auprès des jeunes chrétiens sans perdre notre crédibilité professionnelle et personnelle.

Les récits de conversion présentés dans cet article sont tirés de 50 entretiens menés en 1995 et en 1998 auprès de jeunes musulmans répartis également entre hommes et femmes. Les entretiens semi-directifs ont été menés auprès des membres d’associations de quartier de jeunes musulmans, principalement dans les quartiers Air France Un, Koko, Soukoura et Dar Es Salaam où vivent la majorité des musulmans. Ces associations se sont développées au début des années 1990. Leurs membres sont principalement des jeunes de 13 à 35 ans. (Voir LeBlanc 1998, 1999, pour une description plus détaillée de l’histoire, de la composition et du fonctionnement de ces associations). Les entretiens auprès de jeunes chrétiens sont au nombre de 60 et comportent, eux aussi, un nombre égal d’hommes et de femmes. Les récits ont été recueillis dans le contexte d’une enquête plus générale sur les nouvelles églises indépendantes créées au cours des années 1990, dont l’Assemblée de Dieu (1991), la Mission Internationale d’Évangélisation (1997), l’Église Consolation (1999), l’Église Protestante Méthodiste (1993), l’Alliance des Églises Évangéliques de Côte-d’Ivoire (1990) et l’Église Évangélique Internationale Foursquare (1995)[12]. Dans certains cas, ces Églises sont des filiales des communautés religieuses ivoiriennes, africaines ou internationales dont la Fédération des Églises évangéliques de Côte-d’Ivoire. Dans d’autres cas, ce sont des Églises indépendantes qui fonctionnent sur une base individuelle comme c’est le cas pour l’Église Consolation et l’Église Évangélique Internationale Foursquare. La majorité de ces Églises se situent dans le quartier de Ahougnanssou, situé près du campus universitaire. Dans la plupart des cas, elles comptent un nombre significatif de jeunes âgés de 21 à 33 ans.

Les entretiens auprès des jeunes chrétiens et musulmans portaient sur leur pratique religieuse et celle de leur famille. Les entretiens visaient à cerner la trajectoire religieuse de ces jeunes. Dans tous les cas, les entretiens étaient semi-directifs et les jeunes enquêtés étaient libres d’orienter la discussion selon leur bon vouloir. Dans certains cas, les entretiens ont été enregistrés et transcrits tandis que dans d’autres cas la discussion a directement été transcrite.

Les jeunes ayant pris part à l’enquête sont âgés de 17 à 35 ans. Nous avons adopté la définition locale de la catégorie « jeune », c’est-à-dire un individu qui ne possède pas encore la capacité économique de fonder une maisonnée, qui n’est pas encore marié et qui n’a pas encore d’enfant (LeBlanc 1998). Le passage au statut d’adulte implique certains devoirs et certains droits comme celui de prendre des décisions qui ont un impact sur la trajectoire de vie des plus jeunes. Les critères qui marquent le passage au statut d’adulte varient selon le genre. Chez les hommes, le passage au statut d’adulte relève principalement de la capacité économique de fonder une maisonnée et de la capacité de contracter un mariage. Chez les femmes, le statut d’adulte dépend beaucoup plus du mariage et de la maternité. Malgré ces critères généraux, il existe des variations relatives à l’appartenance à un groupe ethnique, à un groupe socio-économique et à une religion sur lesquels nous reviendrons au moment de l’analyse des récits de conversion.

Les jeunes convertis participent aux activités religieuses en tant que disciples ou guides religieux. Certains guides religieux sont relativement jeunes, âgés de moins de trente ans. Cela n’est pas exceptionnel dans la mesure où certains auteurs mentionnent la présence de jeunes prophètes âgés de 9 ans (voir van Dijk 1998). Chez les musulmans et chez les chrétiens, les femmes composent une forte majorité de disciples, parfois dans une proportion de dix pour un, dans certaines associations de quartier et dans certaines chorales. Les disciples musulmans féminins sont souvent très jeunes, entre 13 et 17 ans. La participation de très jeunes femmes aux associations islamiques résulte en partie des pratiques nuptiales de la plupart des musulmans qui privilégient le mariage à un jeune âge chez les femmes, de préférence avant 25 ans ; les femmes mariées participent rarement aux activités des associations islamiques de quartier.

Ces jeunes convertis, musulmans et chrétiens, se démarquent socialement par l’adoption d’un style vestimentaire spécifique et d’une attitude corporelle d’humilité qui les distingue des autres jeunes de leur âge et de leurs aînés. Les jeunes chrétiennes, par exemple, portent un fichu plié en pointe sur la tête, et les jeunes musulmanes portent un voile, qui ressemble au hijab arabe et nord-africain, plutôt qu’au foulard traditionnellement porté par les autres musulmanes de l’Afrique de l’Ouest. Finalement, les pratiques religieuses adoptées par ces jeunes s’étendent au-delà du rituel religieux pour inclure la chorale chez les chrétiens, et les sermons et les débats publics chez les musulmans. Ces deux types d’activités s’adressent à une communauté plus large de croyants et aspirent au prosélytisme, élargissant ainsi le concept de communauté religieuse au-delà des convertis.

Quatre études de cas

Dans cette section, nous présentons quatre récits de conversion : deux récits de jeunes musulmans et deux récits de membres d’églises indépendantes (deux hommes et deux femmes). Les quatre récits illustrent les trajectoires individuelles de conversion et les logiques identitaires qui en ressortent. Ils permettent de cerner la spécificité des processus qui marquent chaque religion, ainsi que les éléments d’identification qui sont communs à l’ensemble des jeunes.

Les extraits de discours inclus dans cet article ne comprennent ni les techniques de conversion, ni les critères socialement construits pour pardonner ou punir les conversions. Bien que ces deux derniers éléments soit significatifs dans la conversion, nous avons préféré nous concentrer sur les éléments qui entourent les transformations identitaires marquant les jeunes convertis étant donné le thème de ce numéro spécial. Il est à noter que les techniques de conversion sont beaucoup plus élaborées parmi les jeunes chrétiens que chez les musulmans. Cette différence est principalement due aux prescriptions distinctes de chaque religion.

Mama Sow

En 1995, Mama avait 25 ans. Elle a été scolarisée dans le système scolaire national laïque de langue française. À la fin des années 1990, elle travaillait comme secrétaire. Au moment de l’entretien en 1995, elle n’était pas encore mariée, mais elle a ensuite épousé un membre de l’association de jeunes musulmans à laquelle elle appartenait.

Elle raconte qu’au début de la vingtaine, jeune femme « occidentalisée », portant des jupes courtes et serrées, fréquentant les boîtes de nuit et les cinémas, buvant de l’alcool, elle est devenue « bonne musulmane ». Cette transition implique le respect d’un code vestimentaire particulier et des rituels islamiques publics : les prières cinq fois par jour, le port du châle de prière et de vêtements discrets. Au contact des autres musulmans de son voisinage, elle a pris conscience de qui elle était et de ce dont elle avait besoin pour réparer ses torts, si elle souhaitait se marier et mener une vie de famille. Elle expliquait ceci :

Avant je connaissais trois sourates du Coran. En raison de ma participation à une association islamique, j’en connais plus maintenant. Dieu merci. Avant, je portais des pantalons et des minijupes. Si les gens me demandaient pourquoi j’ai fait une telle chose, je leur demandais s’ils étaient de ceux qui me les achetaient ou me les donnaient. Je portais même des mèches dans les cheveux, pour sortir dans les boîtes de nuit. J’avais l’habitude de faire tout ce que je n’aurais pas dû faire, parce que je pensais que j’étais meilleure. Je pensais que j’étais scolarisée, je travaillais, j’étais moderne. Mais maintenant, j’ai cessé tout cela. L’association m’a beaucoup supportée dans tout cela. C’est grâce à l’association que j’ai appris. Avec l’islam, j’ai compris beaucoup de choses. J’ai compris ce que je devais faire et ne pas faire comme musulmane. J’apprends à lire le Coran. Je participe à des cours d’alphabétisation en langue arabe pour pouvoir lire le Coran en arabe. Maintenant je porte toujours le langara [châle de prière] ou un autre type de foulard comme le foulard arabe. Les gens rient de moi en disant que j’ai l’air d’une vieille dame, mais je ne m’en préoccupe pas. C’est ce que les musulmanes doivent faire. Ma vie a beaucoup changé.

(Bouaké, mars 1995)

Le récit personnel de Mama doit être lu en relation avec le développement des associations de jeunes et le climat général dans la collectivité musulmane dans les années 1990. Mama était une participante active dans l’interprétation de l’éducation islamique et dans le processus d’alphabétisation en langue arabe. Étant l’un des membres fondateurs d’une association de quartier très connue dans les années 1990, elle participait au dawa. Elle prenait des cours d’alphabétisation en langue arabe afin de lire le Coran dans la langue originale. Mama dissociait aussi sa pratique de l’islam des conceptions erronées associées aux différences ethniques. D’abord et avant tout, suivant la logique islamique de l’universalisme, elle se définissait comme musulmane, comme membre de l’Oumma. Sa tenue vestimentaire et son mode de vie la positionnaient parmi les nouveaux « guerriers » de l’orthodoxie islamique, « l’armée du savoir du texte coranique ».

Issouf Bâ

Au moment de l’entretien en 1995, Issouf avait 33 ans. Il habitait la concession de son père. Issouf travaillait dans une école primaire de langue française où il enseignait le français depuis 1992. Il s’est marié en 1993 et il avait un jeune enfant, mais il vivait toujours chez ses parents parce qu’il n’avait pas encore les moyens financiers de s’établir dans sa propre maison.

Il s’est marié à une jeune femme du village d’origine de son père au Mali. Pour cette raison, dans le contexte de Bouaké, son mariage est considéré comme un balmafourou (un mariage consanguin en langue dioula-banmanan). L’épouse d’Issouf n’a pas été scolarisée en langue française. Elle ne peut ni écrire ni lire le français et elle le comprend difficilement. Elle a fréquenté une madrasa au Mali pendant quelques années. Issouf avait environ dix ans de plus qu’elle. Elle restait dans la concession de son beau-père pour aider aux tâches domestiques quotidiennes.

Dans son récit, Issouf reconstruit sa trajectoire de vie selon la logique discursive de la conversion. Quand il était à l’école secondaire, il a remarqué qu’il était devenu très différent de ses parents. Il était, selon sa terminologie, très « occidentalisé », allant au cinéma, dans les buvettes (bars en plein air), portant des vêtements occidentaux, parlant seulement français et sortant avec diverses jeunes femmes. Il a pris conscience de ses erreurs et a décidé de revenir à l’islam. Puisqu’il connaissait peu de choses de la culture traditionnelle de ses parents, l’islam était le seul élément qu’il avait en commun avec eux. Ce « retour à l’islam » l’a rapproché de ses parents et d’une vie plus respectable. Il restait toutefois critique envers certaines pratiques religieuses de ses parents, surtout en ce qui avait trait au maraboutage.

Même s’il travaillait dans une école publique de langue française, il tentait de respecter les règles de l’islam, incluant les cinq prières quotidiennes, le jeûne du Ramadan, la célébration des fêtes islamiques, le respect des interdits alimentaires et l’interdiction de consommer de l’alcool. Sauf lorsqu’il travaillait, il portait un boubou de style djellaba, nommé « robe marocaine » en Côte-d’Ivoire. Issouf était l’un des quatre membres fondateurs d’une association de jeunes musulmans. Il a été le premier président de l’association. Au moment de ses études dans son lycée à Bouaké, il était aussi membre de la cellule de l’Association des élèves et des étudiants musulmans de Côte-d’Ivoire. La plupart de ses amis étaient des enseignants dans des écoles coraniques et des membres d’une association de jeunes musulmans. Il apprenait la langue arabe dans une madrasa locale à Air France Un qui offrait des cours du soir pour les étudiants formés à l’école laïque de langue française. Issouf n’a pas reçu de formation formelle dans une madrasa parce que son père croyait que, pour trouver du travail, son fils avait besoin de fréquenter le système scolaire national. Plus encore, il expliquait :

Moi, je viens d’une famille de musulmans, mes parents sont très pratiquants. Mais comme ils ne savent pas lire, ils mélangent un peu tout. Ils ne savent pas reconnaître ce qui est la religion vraie, et ce qui est la coutume. Depuis que je participe à des cours d’alphabétisation en arabe et dans une association islamique, mes fréquentations ont beaucoup changé. Je suis plus avec d’autres « bons musulmans », des gens qui connaissent la foi et qui la pratiquent comme il se doit. Les gens que je fréquente connaissent le Coran. Ils le lisent en arabe. C’est mieux pour moi. Je comprends mieux ma religion, puis cela me permet de rencontrer des gens qui pourront m’aider plus tard, des ulémas, des commerçants, tout ça.

(Bouaké, Février 1995)

Amouï Yao 

En 2000, Amouï avait 27 ans. Elle est née dans un petit village baoulé près de Bouaké. Quand il fut temps pour elle de fréquenter l’école, elle fut envoyée chez une des cousines de sa mère, à Bouaké, où celle-ci tient un salon de coiffure. Elle est allée à l’école jusqu’à l’âge de 13 ans. À cette époque, elle s’est retrouvée enceinte d’un des enseignants de l’école. Elle est retournée dans son village et a donné naissance à un fils. Quand il a eu deux ans, elle a décidé d’aller à Abidjan pour y trouver du travail, mais sans succès. Elle a rencontré un autre homme qu’elle aurait voulu épouser, mais il est parti en France sans le lui dire. Elle a quitté Abidjan et est revenue à Bouaké. Elle y a rencontré un autre jeune homme avec lequel elle a eu un autre enfant. Ce second enfant est mort en bas âge. Ne sachant que faire, Amouï a demandé à sa tante de l’engager dans son salon de coiffure. Sa tante a refusé parce qu’elle disait qu’Amouï aimait trop les hommes. Mais elle a accepté de lui enseigner la coiffure. Donc, Amouï a appris comment coiffer avec sa tante et depuis quelques années, elle travaillait au grand marché où elle coiffe les femmes.

Au marché, elle s’est liée d’amitié avec une autre femme, Mary, une Libérienne qui vendait des vêtements pour bébé. Amouï en est venue, au fil des conversations, à expliquer à son amie qu’elle se sentait un peu découragée, lui racontant son statut de mère célibataire de deux enfants dont un décédé, la difficulté de trouver un homme honnête, sa peur du futur et sa solitude malgré le fait qu’elle habitait dans la concession de sa tante. Son amie était membre d’une Église indépendante qui regroupait plusieurs réfugiés libériens. Elle invita Amouï à une des célébrations dominicales. Elle s’y sentit bien et apprécia le chant. Elle commença donc à s’y rendre de plus en plus souvent et décida de se joindre à la chorale. Maintenant, elle est membre de cette Église et l’une des principales chanteuses de la chorale. Au moment de l’entretien, elle était très enthousiaste à propos du chant, parce que la chorale préparait une cassette destinée à la vente et elle espérait être invitée à chanter à la télévision.

Amouï décrivait sa conversion comme suit :

Moi, quand j’étais au village, nous n’avons pas fait la religion. Au village, il n’y a pas d’église, […] bien il y en avait une église catholique que les Blancs avaient construite quand mes parents étaient petits, mais on n’y allait pas. Elle a fermé parce que les vieux avaient « fait médicament »[13] contre les Blancs. Les vieux, ils connaissent les médicaments et les autres choses comme cela, mais pas nous. Moi, ça ne m’intéresse pas toutes ces histoires de fétiches, tu sais les choses de la tradition des vieux. Puis, tu sais, je n’ai pas eu une vie trop facile. Les hommes et tout ça, ça fatigue. J’ai fait deux bébés, puis les papas ne sont pas là. Les femmes, elles cherchent, mais les garçons, après, ils partent. […] C’est difficile pour le moral. Quand Mary m’a amenée à son église, je n’y croyais pas trop. J’y allais pour lui faire plaisir au début, puis ça me divertissait de mes problèmes : trouver à manger, penser au petit au village, tout ça. Mais, avec le temps, j’ai commencé à comprendre, à me trouver, à trouver ma foi. Tu sais, c’est un peu comme revenir au monde une deuxième fois. Avec le temps, je me suis débarrassée de toutes mes mauvaises pensées. J’ai aussi appris à me distancer de toutes ces choses qui ne sont pas dans Jésus, les sorties en boîte, les fréquentations mauvaises, les pensées mauvaises, et tout cela. J’ai aussi déménagé de chez ma tante parce que chez elle, bien, je n’avais pas les bonnes influences, puis elle me mettait la pression pour que j’aille au village. Je voudrais éventuellement reprendre mon fils, pour qu’il puisse grandir dans la foi avec moi, et non au village. Je ne veux pas qu’il ait la tête toute mélangée.

(Bouaké, juin 2000)

Un an après sa conversion, Amouï louait une chambre dans une concession où vivaient d’autres membres de son Église, autour desquels elle avait reconstruit son réseau personnel.

Clément Kouadjo

En 2002, Clément avait 30 ans. Il est né à Abidjan. Ses parents sont nés dans la région de Bouaké, à Sakassou, mais ils sont partis pour Abidjan avant la naissance de Clément. Son père travaillait au port jusqu’à ce qu’il ait un accident. Clément est revenu à Bouaké quand il a commencé le lycée parce que son oncle était enseignant. Il n’a pas terminé ses études parce qu’il n’aimait pas rester chez son oncle et n’aimait pas vraiment l’école. Il a alors travaillé pour le propriétaire d’un kiosque au grand marché. Il était difficile de survivre avec le peu d’argent qu’il gagnait.

Un jour qu’il était au marché, un jeune homme est venu. Il s’est arrêté à la boutique où Clément travaillait et ils ont bavardé. Il faisait partie d’un groupe dans une église. Il a dit à Clément que son église avait aidé beaucoup de jeunes hommes. À Abidjan, les dirigeants avaient de l’argent et ils aidaient les jeunes à démarrer une activité commerciale ou leur donnaient des emplois dans des entreprises qu’ils possédaient déjà. À Bouaké, les possibilités étaient plus limitées mais, tout de même, c’était toujours une source de soutien moral que de pouvoir y trouver des amis. La réaction de Clément à cette invitation fut la suivante :

Au début j’ai ri et j’ai pensé que ces gens disaient toujours la même chose. N’empêche, j’étais curieux à propos du fait qu’ils pouvaient t’aider à financer une entreprise. J’avais essayé quelques tontines, au marché pour faire ça, mais ça n’avait jamais fonctionné. Il y avait toujours quelqu’un pour partir avec l’argent. Mais je n’ai pas cherché à en savoir plus. Quelques semaines plus tard, j’ai revu le même gars quand je traînais autour du Commerce. Il m’a parlé et m’a invité à une réunion. J’y suis allé, parce que je n’avais rien d’autre à faire. C’était une église, une véritable église, pas simplement une salle louée. Je me suis dit que ces gens devaient être sérieux. Après la célébration, j’ai parlé avec quelques autres hommes comme moi et certaines femmes. Nous avons commencé à faire des choses ensemble. Et j’ai commencé à participer aux célébrations de façon plus régulière. Tu sais, il m’a fallu du temps avant de comprendre le message qui m’était adressé, que lorsque j’aurais la foi je deviendrais un homme nouveau et que la vie commencerait à être différente pour moi. Mais ce qui m’a vraiment aidé, c’est quand j’ai rencontré le pasteur. On a rempli un questionnaire, il m’a évalué et m’a dit ce que je devais faire pour mettre mon ancienne vie de côté et comment je pouvais me protéger des fétiches. J’ai arrêté de traîner, de boire de l’alcool et de chercher une fille pour la nuit. J’ai commencé à lire la bible et à me concentrer sur moi-même et ce que je pouvais changer. Je n’avais jamais fait ça. Jamais personne ne m’avait montré comment faire ça. Par l’évangile et avec mes amis, j’ai appris. Maintenant, je pense que je peux trouver une façon de mener ma vie qui pourrait m’aider. Je me sens comme une nouvelle personne et je suis bien protégé pour recommencer ma vie.

(Bouaké, juin 2000)

Dans l’analyse de la construction des subjectivités religieuses qui transparaissent dans ces quatre récits, deux axes se démarquent, à savoir la spécificité religieuse des discours de la conversion et l’expérience liée au sexe des sujets. Dans un premier temps, l’islam arabisant et le christianisme des Églises indépendantes invoquent des métaphores distinctes quant à la conversion. Tandis que Amouï et Clément parlent de renaissance, de renouveau individuel, de distance face au fétichisme ancestral, Mama et Issouf décrivent leur processus de conversion en termes de retour à la croyance originale, dans sa langue originale, de rejet de la modernité et d’une nouvelle orthodoxie qui se distancie du syncrétisme des pratiques ancestrales. En fait, les deux jeunes chrétiens décrivent une trajectoire plutôt thérapeutique alors que les deux jeunes musulmans s’inscrivent dans une trajectoire eschatologique, opposant une vision de la renaissance de la morale individuelle à celle du renouveau religieux. Cette distinction peut aussi être liée à diverses manifestations du réformisme religieux qui se sont constituées dans des contextes historiques différents. Les quatre jeunes associent la transformation de leurs pratiques religieuses à un changement au niveau de l’individu. Toutefois, les narrations d’Amouï et de Clément s’inscrivent dans un processus d’individualisation, c’est-à-dire dans la recherche d’un bien-être personnel dans une trajectoire de vie difficile ponctuée de nombreux échecs. Mama et Issouf, en revanche, décrivent plutôt un processus qui se traduit au niveau de la communauté. C’est à travers le rapport aux autres jeunes musulmans qu’ils ont découvert leur identité religieuse et non à travers une recherche intérieure structurée par les écrits de l’Évangile, comme dans le cas de Clément. De plus, la recherche religieuse de Mama et d’Issouf correspond à une transformation globale de la jeunesse musulmane en Côte-d’Ivoire, d’où la dimension eschatologique de leur conversion. Mama décrivait très bien ce processus en affirmant :

Les vieux, ce n’est pas qu’ils sont de mauvais musulmans, mais c’est qu’ils ne connaissaient pas. Maintenant, il y a plus de façons de connaître. Il y a l’alphabétisation en arabe, il y a les madrasas. C’est aussi parce que l’islam c’est la vraie religion. Alors, elle ne peut faire autrement que de devenir meilleure. Nous les jeunes, nous cherchons la vraie religion, la religion pure. Celle qui a toujours été là, mais que nous avons oubliée. Celle qui ne peut faire autrement que de se manifester. Et, quand elle se sera vraiment manifestée, nous serons tous, tous nous serons musulmans.

(Bouaké, mars 1995)

Dans un second temps, les différences de sexe marquent significativement les propos de ces jeunes. Elles correspondent aux diverses modalités de l’insertion dans le statut d’adulte, telles que l’indépendance économique chez les jeunes hommes et le mariage chez les jeunes femmes. Dans le cas des jeunes hommes, la conversion entraîne la création de nouveaux réseaux sociaux. Cette diversification des réseaux sociaux est perçue comme pouvant se traduire en gains économiques possibles, mais également comme une capacité renouvelée de devenir un adulte économiquement et socialement indépendant. Clément dit avoir été attiré par la possibilité de faire financer un projet économique par l’église qu’il fréquente. Issouf admet que sa participation aux associations de jeunes musulmans lui permet de rencontrer divers acteurs économiques.

Ce lien entre l’économie et la religion n’est pas surprenant si l’on tient compte, d’une part, de l’histoire de l’islamisation en Afrique de l’Ouest et, d’autre part, des récents développements dans le christianisme. Chez les chrétiens, ce lien s’est vite traduit en une rhétorique de l’argent selon laquelle la religiosité n’est pas contraire aux gains financiers. Ce qui a vite été réinterprété dans la perspective que certaines formes de religiosité peuvent entraîner des gains financiers. Cette rhétorique de l’« évangile de la prospérité » est présente chez certains prédicateurs connus aux États-Unis, mais elle est vite devenue très populaire dans le contexte de la marginalisation économique qui marque les jeunes Africains à partir des années 1980 (Barbier 1998b ; Gifford 1995). Le lien entre religion et vie économique, chez les musulmans, prend plutôt racine dans l’extension du commerce transsahélien à partir du 13e siècle. D’où l’islamisation de certains groupes mais aussi la teneur du lien entre l’émergence de nouvelles formes de l’islam et l’apparition de nouveaux acteurs économiques (voir Amselle [1985] concernant l’exemple du mouvement wahhabite à partir des années 1940).

Chez les jeunes femmes, les transformations de l’identité religieuse s’apparentent, en grande partie, à de nouvelles stratégies matrimoniales. La participation aux activités religieuses permet de pénétrer de nouveaux marchés nuptiaux tout en acquérant une visibilité accrue et socialement légitime. La pratique de la religion correspond à la possibilité d’être vue en public, dans un espace moralement sain, en espérant y trouver un « bon mari ». Le discours de Mama est très clair à cet égard : « J’ai compris en vieillissant que si je ne suivais pas la voie prescrite par l’islam, je ne trouverais jamais un bon musulman pour me marier et je ne pourrais jamais être une vraie musulmane » (Bouaké, mars 1995). Amouï est moins explicite, mais la description de sa trajectoire décrit bien les déceptions amoureuses de son passé qui l’ont encouragée à chercher un mari chrétien qui aurait de bonnes valeurs : « Il n’y a pas autant d’hommes à l’église que de femmes, mais si Jésus me guide, je trouverai un bon mari » (Bouaké, juin 2000).

Il est clair que le passage au statut d’adulte est présent autant dans les discours de conversion des jeunes musulmans que dans celui des jeunes chrétiens. Dans les deux cas, il faut aussi noter une référence à l’obligation d’établir une distance entre le renouveau religieux lui-même et la pratique religieuse des membres de la parenté. Cette nécessité se manifeste sur deux plans. D’une part, elle s’exprime en termes de pratiques religieuses liées à la tradition coutumière et ancestrale. Pour Amouï et pour Clément, ce sont les « forces du Mal » comprises dans l’animisme et la présence d’individus malsains. Amouï justifiait le déménagement de chez sa tante dans les termes suivants :

J’ai aussi appris à me distancer de toutes ces choses qui ne sont pas dans Jésus, les sorties en boîte, les fréquentations mauvaises, les pensées mauvaises, et tout cela. J’ai aussi déménagé de chez ma tante parce que chez elle, je n’avais pas les bonnes influences, puis elle me mettait la pression pour que j’aille au village.

(Bouaké, juin 2000)

Pour Mama et Issouf, il importe de s’éloigner des pratiques syncrétiques de leurs aînés. Les aînés et leur pratique de l’islam ne sont pas rejetés en tant que tels, ils le sont en raison d’une confusion entre les pratiques religieuses et culturelles, entre autres dans l’usage du maraboutage.

D’autre part, la distance nécessaire entre la pratique religieuse des aînés et celle des jeunes convertis se traduit à travers les liens de parenté actuels. Les jeunes chrétiens, comme dans le cas d’Amouï, sont encouragés à couper tous les liens avec leur famille, ce qui correspond à un processus de protection : en effet, la coupure des liens de parenté permet de se protéger des influences néfastes, principalement celles de la sorcellerie. En retour, la participation aux églises indépendantes correspond à la reconstruction d’une nouvelle unité familiale, celle de la chrétienneté universelle. Chez les jeunes musulmans, il s’agit plutôt de remettre en question l’orthodoxie de leurs aînés, surtout en ce qui a trait à la primauté des liens de parenté dans le cas des mariages imposés. Au cours des enquêtes, plusieurs jeunes musulmans ont exposé la méprise des aînés sur les fondements des mariages de famille imposés qui, comme l’expliquait Issouf au cours d’un prêche public, sont contraires à la logique de l’islam selon laquelle tout musulman est aussi valable que tout autre musulman en tant que partenaire de mariage (Bouaké, prêche effectué en janvier 1994 dans le cadre du mariage d’un membre d’une association de quartier de jeunes musulmans). Un homme musulman pourrait même épouser une femme non musulmane à condition que celle-ci accepte de se convertir. En fait, comme Issouf l’indique dans les extraits de récits présentés, l’islam arabisant comporte souvent un rapprochement identitaire avec les parents tout en rejetant les pratiques concrètes des aînés. Dans un contexte urbain pluriethnique et plurireligieux, l’islam devient le point d’ancrage de la relation entre les jeunes et leurs aînés (LeBlanc 1998). Tels leurs aînés, les jeunes s’identifient comme musulmans, mais à travers des pratiques renouvelées de l’islam.

Ce changement des liens de parenté, actualisés à travers la relation familiale biologique ou à travers le mariage consanguin imposé, correspond à l’élaboration d’une nouvelle forme de subjectivité basée sur une notion d’un moi individualisé. Cet individu étant idéalement conçu comme libre de toutes obligations parentales, capable d’un choix identitaire individuel et appartenant à une communauté universelle : la communauté chrétienne ou l’Oumma. Toutefois, la question reste à savoir si cet individualisme naissant se traduit par un changement actuel constaté dans les relations de pouvoir entre les aînés et les jeunes. Le cas d’Issouf, qui prêche le droit au choix du partenaire de mariage, mais qui a choisi de s’engager lui-même dans un mariage consanguin, est éloquent. Les entretiens effectués auprès de jeunes musulmans et de jeunes chrétiens indiquent clairement que les jeunes musulmans vivent dans un contexte de contrôle plus strict que les aînés quant à leurs choix matrimoniaux. Les jeunes chrétiens, pour leur part, sont plus libres de leur choix de partenaires amoureux. Cependant, cette liberté est souvent considérée comme la cause de déceptions amoureuses et d’une attirance vers une religiosité renouvelée. Amouï déplore le manque d’implication de sa famille dans sa vie amoureuse :

Quand je suis venue à Bouaké du village, mes parents ont arrêté de me surveiller et de me conseiller. Et ma tante n’a jamais voulu se mêler de ce que je faisais. Comme personne ne me montrait les bonnes valeurs, j’ai fait trop d’erreurs.

(Bouaké, juin 2000)

Il est évident que la relation conflictuelle face au pouvoir des aînés, exprimée à maintes reprises à travers le rejet de la tradition, du fétichisme ou encore du syncrétisme, implique aussi une reconfiguration du passé ou de ce que certains auteurs ont appelé la nostalgie du passé ou de la mémoire (voir van Dijk 1998 ; Meyer 1998b, entre autres). Ainsi, le passé peut aussi bien concerner les ancêtres et les aînés que le passé individuel, accompagné des pratiques de vie antérieures spécifiques. Chez un grand nombre de jeunes interrogés, ce passé dont la conversion cherche à éloigner l’individu est à la fois celui qui se rattache aux aînés et celui d’une pratique quotidienne peu orthodoxe.

Les enjeux de la modernité : entre le christianisme et l’islam

En guise de conclusion, nous soulignerons quelques liens entre l’expérience individualisée de la conversion et les mouvements macrosociaux liés à la transformation des identités religieuses. Il est clair que l’expérience de la conversion s’inscrit dans le cadre d’un récit qui retrace un passé ancestral, parfois mythique, et un passé personnel. Il suggère par le fait même un futur qui appelle à la régénération de la moralité, laquelle s’effectue dans l’élaboration de nouvelles formes de subjectivités. Ces subjectivités s’expriment, chez les jeunes chrétiens, par l’emploi d’une idéologie individualisante telle que celle de « l’être qui renaît » ou encore chez les jeunes musulmans à travers celle, plus communautaire, de l’Oumma.

De façon générale, les notions de modernité et de tradition restent des idiomes essentiels de ces constructions du temps et de l’espace. Autant chez les jeunes musulmans que chez les jeunes chrétiens, l’idiome de la modernité correspond aux méfaits de la consommation d’alcool, de la promiscuité et du manque d’humilité. La tradition qui est associée aux pratiques des aînés est plus ou moins néfaste selon l’identité religieuse revendiquée : elle nécessite une réforme pour les jeunes musulmans et un rejet pour les jeunes chrétiens.

La particularité du projet identitaire des jeunes musulmans est d’établir un espace de définition de soi en dehors de la dichotomie entre tradition et modernité. Cet espace, qui est très proche de l’idée d’Oumma, crée par le fait même une relation triangulaire entre l’idéologie de la modernisation inculquée par la colonisation, les traditions ancestrales et l’islam arabisant. Dans le cas des jeunes chrétiens, l’ordre moral privilégié oscille entre les notions de modernité et de tradition sans établir clairement un troisième espace d’identification. En fait, tandis que le couple tradition-passé est clairement rejeté comme une force du « démon », la position face à la modernité et son association avec l’Occident reste plus ambiguë. Cette ambiguïté, déjà constatée par divers auteurs dont Meyer (1998a et b), Geschiere (1995) et Bayart (1993), relève en grande partie du vieux défi des mouvements chrétiens en Afrique. C’est-à-dire la nécessité de développer une identité spécifiquement locale tout en adoptant une moralité d’influence occidentale. Le rejet catégorique des espaces sociaux de la tradition en tant que « forces du mal » encourage, dans une certaine mesure, l’adoption d’une notion de modernité basée sur l’idée d’une libération face aux pratiques ancestrales. Cela n’est pas si différent des discours antérieurs des missionnaires, ainsi que du projet moderniste d’indépendance adopté dans les années 1960 par un grand nombre de dirigeants africains (Falola et Adediron 1983). Plus récemment, l’américanisation des influences religieuses s’est rajoutée à ce défi.

La modernité et la tradition se réfèrent autant à des espaces sociaux et géographiques qu’aux groupes d’individus et aux pratiques qui leur sont associées. Ainsi, ces idiomes ne sont plus envisagés en tant qu’étapes nécessaires au « développement » de sociétés postcoloniales, mais plutôt comme des expressions sociales visant à décrire les modalités des processus d’identification. Ces idiomes suggèrent aussi une série de relations de pouvoir qui sont pertinentes pour les processus d’identification mentionnés ici[14]. Tant l’islam arabisant que l’« être qui renaît » deviennent des lieux à l’intérieur desquels les jeunes musulmans et les jeunes chrétiens sont socialement intégrés ou marginalisés. Les rapports de pouvoir significatifs pour les jeunes se situent dans les formes de réformisme de l’islam et de la chrétienté, dans les relations de genre et dans la gérontocracie.

Historiquement, en Afrique de l’Ouest, la religion a souvent été la scène privilégiée par les jeunes pour revendiquer des changements face à leurs aînés. Cette dynamique fut notée par divers auteurs autant chez les musulmans que chez les chrétiens, comme Walker (1980) pour le mouvement Harris et Amselle (1985) pour le mouvement wahhabite. Last (1992) a même suggéré que, dans le contexte de sociétés gérontocratiques, les jeunes sont dans l’obligation de contester les valeurs religieuses des aînés, même s’il est fort probable qu’ils adopteront ces mêmes valeurs en vieillissant, remettant ainsi en question la possibilité du changement social. Malgré la dimension cyclique de ces conflits, les récits présentés dans cet article montrent que les conversions permettent la revendication d’un moi qui est étranger aux forces des liens hérités tout en appartenant à une forme de communauté universelle : l’Oumma de l’islam arabisant ou la communauté universelle des croyants chez les chrétiens. Ces deux univers collectifs reposent sur la notion du mouvement de l’individu à travers les frontières sociales et géographiques dans le but de s’élever dans la pureté et rehausser son statut, le tout dans le but d’imaginer un nouveau modèle de la restructuration de la société.

Dans le futur, afin d’analyser ces articulations, il faudrait déplacer l’analyse des récits de conversion vers celle des pratiques rituelles grâce auxquelles les individus se situent dans l’espace et le temps. Cela permettrait de dévoiler l’importance avec laquelle les identités individuelles et communautaires se reproduisent. Certains auteurs ont déjà noté qu’un des principaux problèmes de la modernité en Afrique reste celui de la création d’espaces identitaires individualisés (voir notamment Rowlands 1996). Il apparaît évident que, dans le cas des jeunes étudiés, la revendication d’espaces décisionnels ne correspond pas nécessairement au rejet des identités ancestrales, mais plutôt à celui des obligations qui en découlent. Afin d’approfondir la description de ces processus d’individualisation, il serait intéressant d’envisager le lien entre les cosmologies religieuses élaborées par ces jeunes et la revendication d’actions individuelles. La comparaison entre musulmans et chrétiens permet de remettre en question la suggestion de Max Weber dans l’Éthique protestante selon laquelle le protestantisme entretient une relation particulière face à la modernité et au moi individuel moderne — thèse proposée dans le cas nigérien par Hackett (1995) et dans le cas de Brazzaville par Dorier-Apprill (1998). Les jeunes musulmans rencontrés réclament aussi une forme d’individualisme qui repose, en partie, sur le choix des partenaires de mariage, d’où la nécessité de penser la modernité au pluriel et au-delà du sécularisme.