Article body

Dans le cadre d’une étude portant sur la place de la famille dans l’expérience de musulmanes shi‘ites libanaises à Montréal[1], le thème de la religion s’est révélé omniprésent, tant dans les pratiques que dans le discours des migrantes. Cette observation nous a poussée à analyser plus en détails le rapport à l’islam de ces femmes à partir des données recueillies. Quel est l’impact de la migration sur le degré de religiosité des musulmanes shi‘ites libanaises? Observe-t-on un abandon ou un regain des pratiques religieuses à Montréal? Assiste-t-on à un recul de l’identité religieuse ou au contraire à un éveil identitaire? Dans quelle mesure l’expérience de ces femmes concorde-t-elle avec les modèles constatés chez les migrantes musulmanes ailleurs? En quoi s’agit-il d’un cas dont les particularités relèvent du contexte montréalais et québécois?

En dépit du nombre croissant de musulmans au Québec[2], les études à leur sujet demeurent peu nombreuses (Grégoire 2001). La dimension religieuse de ces populations reste un domaine peu exploré (Castel 2002), surtout la question des pratiques religieuses et de leurs significations — on s’intéresse davantage à l’institutionnalisation de l’islam. Un constat similaire se dégage de la littérature sur l’état des pratiques de l’islam en Europe (Dassetto 1994), en France (Cesari 1994 ; Oriol 1990) et aux États-Unis (Giorgio-Poole 2002)[3]. Le vécu religieux des musulmanes en contexte migratoire est encore plus occulté (Castel 2002 ; Andezian 1989 ; Giorgio-Poole 2002).

Une telle lacune reflète le manque d’études en général sur les pratiques religieuses dans le monde musulman. Si l’islam a de longue date fait l’objet de nombreuses recherches, ces dernières ont toujours privilégié l’étude des textes plutôt que l’observation des pratiques (Galey 1991 ; Betteridge 1980), notamment en raison de la faible institutionnalisation des lieux de pratique de l’islam (Ande-zian 1983). Parce que les activités religieuses féminines ont longtemps été cantonnées à l’espace domestique, celles-ci ont généralement fait l’objet de moins d’études encore (Betteridge 1980). De plus, ces dernières se penchent davantage sur les rituels de l’islam dit « populaire » que sur l’observance des obligations religieuses canoniques.

Les études abordant la question de la religiosité des migrants musulmans analysent l’impact de l’expérience migratoire sur le devenir des activités religieuses[4], et concluent selon les cas soit à l’abandon soit au durcissement des pratiques. Une série d’études souligne la distanciation des musulmans par rapport aux prescriptions religieuses. C’est la conclusion à laquelle en arrivent notamment des enquêtes sur les jeunes d’origine maghrébine en France (Tribalat 1995 ; Lacoste-Dujardin 1992). En ne se conformant pas aux règles du culte, mais en considérant l’islam comme un élément de leur identité culturelle, ces jeunes vivraient un islam plus culturel que cultuel. Pour décrire cette revendication d’ordre symbolique, les auteurs parlent d’islam sociologique, sécularisé (Cesari 1998) ou par filiation (Lacoste-Dujardin 1992).

D’un autre côté, de plus en plus d’auteurs mettent en lumière de nouveaux rapports à l’islam en contexte migratoire et qui se manifestent à travers un regain des pratiques religieuses. En France, des études sociologiques récentes, notamment celles de Khosrokhavar (1997), Babès (1997) et Céu Cunha (1996), signalent une « réislamisation » chez les jeunes d’origine maghrébine. Pour ces jeunes, l’interrogation identitaire trouve une réponse dans des pratiques religieuses qui rompent avec l’islam transmis par les parents. Pour Khosrokhavar (1997), l’éveil identitaire correspond à un repli identitaire en réaction au racisme et à la discrimination, comme l’avait observé Humphrey (1987) en Australie chez des musulmans libanais ou, dans certains cas, à une recherche de spiritualité que ne satisfait pas la société française. Selon Cesari (1998), la ferveur religieuse et la revendication d’une identité islamiste par les filles correspondraient davantage à une remise en cause de l’autorité parentale.

Ces études font ressortir la possibilité de rapports différents à l’islam, allant de la simple croyance à la pratique orthodoxe. Pouvoir se déclarer croyants et développer une conception positive de l’islam tout en ne se conformant pas nécessairement aux prescriptions rituelles tient à la nature de l’islam, qui est une religion du croire (Babès 2000). Pour les musulmans, la non-observance n’est nullement un indicateur de non-croyance ou d’une négation de son identité. À ce propos, Cesari (1998) indique qu’on naît musulman et qu’on le reste, même si l’on mange du porc et que l’on ne respecte pas les cinq piliers. Dans l’islam, la distinction entre les facteurs non religieux des activités et les domaines religieux est non pertinente. Cette « plasticité sociale de l’islam » (Gilsenan 1982) fait qu’en plus d’être intégrée à la vie quotidienne des croyants, la religion islamique constitue le cadre de référence majeur pour leurs valeurs et leurs normes. C’est pourquoi, comme le souligne Cesari (cité dans Oriol 1992), il importe de se pencher sur l’observance des pratiques, mais également sur la nature de l’engagement religieux.

C’est dans cette perspective qu’il nous a semblé légitime d’étudier le rapport à l’islam des musulmanes shi‘ites libanaises à travers l’analyse des pratiques religieuses et de leurs significations. Après avoir présenté le contexte de l’enquête et les caractéristiques des femmes interviewées, l’article s’attachera à spécifier les règles religieuses respectées ou non par celles-ci, l’impact de la migration sur leur degré de religiosité et les significations attribuées aux pratiques religieuses et à l’islam par les migrantes. Enfin, nous tenterons de souligner dans quelle mesure certaines caractéristiques propres aux Libanais de confession shi‘ite musulmane influent sur la religiosité des femmes rencontrées.

Aspects méthodologiques

L’étude a été conduite dans le cadre d’une enquête plus vaste portant sur la place de la famille dans l’expérience de shi‘ites libanaises à Montréal. Elle repose sur des observations effectuées dans le milieu d’insertion des femmes et sur des entretiens semi-directifs.

Pendant un peu plus de deux ans (de mars 1997 à septembre 1999), nous avons mené un terrain d’observation participante auprès de femmes shi‘ites libanaises. Par la suite, des rapports plus étroits et familiers ont été conservés avec plusieurs d’entre elles. Dans le cadre de notre terrain, nous avons passé de nombreuses journées avec les femmes et leur entourage à participer à leurs activités quotidiennes. Ces rencontres se sont parfois déroulées lors des fêtes et cérémonies religieuses, à leur domicile ou à la mosquée. Les conversations courantes sont alors devenues un élément constitutif de l’observation participante et une source indispensable de données permettant d’enrichir et de mieux comprendre les informations recueillies lors des entretiens semi-directifs.

Nous avons aussi procédé à seize entretiens approfondis auprès de femmes shi‘ites libanaises. Le choix des personnes à interviewer a été établi uniquement en fonction de leur sexe, de leur groupe d’origine et de leur confession religieuse[5]. L’essentiel de la collecte de données s’est déroulé en français, mais un entretien s’est tenu en arabe et un autre en anglais. Les entretiens, d’une durée moyenne de quatre heures, ont eu lieu au domicile des unes et des autres. Bien que la religion ne fût pas l’objet principal de notre enquête, le guide d’entretien comportait une série de questions sur ce thème (liens entre valeurs familiales et islam, cheminement religieux, respect ou non des règles religieuses, signification et importance de la religion et spécificité du shi‘isme).

Au moment de l’entretien, les femmes étaient âgées de 20 à 50 ans et avaient vécu à Montréal de quatre à dix ans. Deux d’entre elles n’étaient pas mariées. Onze femmes avaient un à trois enfants, âgés de moins de sept ans. Une seule en avait cinq, tous adolescents. Deux étaient enceintes d’un premier enfant. En plus de cours de français, toutes les femmes suivaient ou avaient suivi des formations professionnelles à Montréal afin d’accéder au marché du travail. Il s’agissait souvent d’une formation complémentaire à celle acquise au Liban (informatique, secrétariat, comptabilité, sciences infirmière). Lors des entretiens, toutes étudiaient, travaillaient ou cherchaient activement un emploi. Tous les maris travaillaient, mais la plupart avaient rencontré des problèmes d’insertion professionnelle.

Quatorze femmes sur seize sont arrivées au Québec dans les années 1990. Toutes sont nées au Liban, dans des régions à majorité shi‘ite : les banlieues sud de Beyrouth et les villages du sud ou de la Beqaa‘. Pour justifier leur migration, toutes mentionnent la guerre civile qui a sévi au Liban pendant près de quinze ans et les diverses répercussions de celle-ci, particulièrement sur l’infrastructure et l’économie du pays, se prolongeant au-delà des accords de paix[6]. En venant à Montréal, les femmes et leur famille souhaitaient fuir l’insécurité du pays et améliorer leur sort. Ces femmes présentent un profil socio-économique quasi similaire. En fait, comme la majorité de la population shi‘ite au Liban, leurs familles appartiennent toutes à la classe ouvrière.

Les diverses façons de vivre l’islam à Montréal

Un peu plus de la moitié des femmes rencontrées respectent scrupuleusement les cinq piliers de l’islam (la profession de foi, l’aumône légale, le jeûne du mois de Ramadhan, les prières quotidiennes et le pèlerinage à La Mecque) et les autres prescriptions rituelles. La plupart des autres femmes, qui n’exercent pas toutes les pratiques rattachées à l’islam, suivent assidûment plusieurs prescriptions rituelles. En fait, une seule d’entre elles n’observe presque aucune pratique et, en ce sens, fait figure d’exception. Dans son cas, les pratiques religieuses se limitent à la célébration des grands moments festifs ainsi qu’au respect des grandes interdictions de l’islam[7].

À l’exception d’une femme, toutes déclarent respecter intégralement le jeûne du Ramadhan. Pendant tout le mois, de l’aube au coucher, elles s’abstiennent de manger, de boire, de fumer et d’avoir des relations sexuelles. Durant cette période, si possible, elles invitent ou rendent visite à des parents et des amis ou encore se rendent en famille à la mosquée pour le repas de rupture du jeûne, l’iftar. Lorsque la maladie ou une grossesse les empêchent d’accomplir le jeûne, elles se font un devoir de « reprendre ces journées » par la suite. Ces femmes donnent également l’aumône obligatoire à la fin du mois. Quant à la fête de rupture du jeûne qui marque la fin du Ramadhan, l’‘Aid al-Fitr, elle est célébrée par l’ensemble des migrantes.

Le jeûne est davantage suivi que les prières quotidiennes. Si la majorité des femmes accomplissent trois fois par jour la prière à la maison[8], aller à la mosquée ne présente pas un caractère obligatoire. Certaines personnes ne fréquentent les lieux de prière qu’à l’occasion des fêtes, mais d’autres s’y rendent régulièrement. Un peu plus du tiers des femmes se réunissent en famille presque chaque samedi dans un lieu de prières. Lors de ces rencontres, elles récitent le Qour’an et discutent de son exégèse. Alors que les musulmans accomplissent traditionnellement le pèlerinage à La Mecque assez tardivement dans la vie, deux femmes dans la vingtaine se sont déjà acquittées de cette obligation religieuse.

Près des trois quarts des personnes interviewées portent le hijab, un large foulard couvrant complètement les cheveux et le cou, mais laissant le visage découvert. Ces dernières revêtent aussi, lorsqu’elles sortent de chez elles ou en présence d’un homme extérieur au clan familial, une jupe longue ou encore une longue tunique ample recouvrant leurs vêtements. Ces femmes ont la particularité d’obéir à toutes les prescriptions rituelles. Les autres portent généralement des jupes longues, des pantalons amples et des manches longues. Les pratiques culinaires sont quant à elles suivies par l’ensemble des femmes, qui respectent l’interdiction de manger du porc et de boire de l’alcool. De plus, la quasi-totalité des femmes consomment uniquement de la viande halal[9], qu’elles se procurent dans des boucheries musulmanes.

Les rapports des migrantes à l’islam sont donc contrastés puisque toutes n’en respectent pas les préceptes de la même manière. De façon générale, on peut distinguer trois types de musulmanes : celles qui observent les obligations islamiques dans toute leur rigueur, celles qui ne se conforment pas à toutes les règles du culte et celles qui sont détachées de toute pratique religieuse. Toutefois, malgré la diversité des pratiques, nous avons constaté une intense activité religieuse parmi la plupart des femmes shi‘ites libanaises rencontrées lors de l’enquête.

L’impact de la migration sur le respect des prescriptions religieuses

Pour l’ensemble de nos interlocutrices, contrairement aux observations faites ailleurs à propos d’autres migrants musulmans, le départ du pays d’origine ne semble nullement provoquer un abandon des pratiques religieuses. Aucune femme n’affirme avoir perdu sa religion à la suite de son expérience au Québec. Jana[10], qui respecte rigoureusement les prescriptions rituelles, s’exprime de la façon suivante pour montrer qu’il est difficile d’y mettre fin une fois qu’on y a adhéré : « Une fois qu’on prend la religion dans notre main, on ne la change pas facilement ». Toutes estiment qu’il ne saurait y avoir d’adaptation de la religion au pays où elle est pratiquée et sont déterminées à la préserver et à la transmettre à leurs enfants. Par exemple, les femmes qui portaient le voile au Liban le portent toujours à Montréal, même si elles sont régulièrement soumises à des commentaires discriminatoires. Comme l’illustre Mona, elles ne sont pas prêtes à abandonner le voile :

Une femme m’a dit : « Laisse ça! ». Mais je lui ai répondu : « Si vous ne mangez pas de viande le vendredi, est-ce que vous pouvez abandonner cette pratique? Non, alors moi non plus je ne peux pas enlever le foulard. Parce que c’est une chose que j’aime. Si toi tu ne manges pas de viande le vendredi, c’est ton choix, c’est ta vie, moi aussi c’est ma vie ».

Par ailleurs, si certaines femmes affirment avoir toujours été très religieuses, plusieurs avouent être devenues plus pratiquantes au cours des années. Toutefois, aucune n’attribue cette transformation à sa présence au Québec, puisque dans la majorité des cas, celle-ci s’est produite au Liban. Selon les migrantes, devenir pratiquante est simplement lié au fait de vieillir. Par exemple, le choix de se dévoiler ou de se voiler ne semble pas être provoqué par la migration. Si aucune n’a interrompu cette pratique depuis son arrivée à Montréal, seule Ghalia a commencé à se voiler plusieurs années après son départ du Liban. Elle justifie sa décision par l’approche de la cinquantaine : « J’y pensais depuis un bout de temps, parce que ma religion l’exige. À mon âge, je devais le faire ». Yara, qui ne porte pas le voile, affirme qu’elle le portera après le pèlerinage : « J’attends d’être plus âgée avant d’aller à La Mecque, car après je vais me faire un devoir de porter le voile ». La décision de se voiler n’intervient donc pas toujours à la même étape de la vie.

Plusieurs personnes parlent d’un regain d’observance religieuse après leur entrée dans l’âge adulte. Contrairement à ce qu’observait Tahon (1996) à propos de musulmanes algériennes à Montréal, certaines insistent sur le lien entre le port du hijab et le mariage. Ce lien apparaît dans les propos de Dima : « J’ai décidé de porter le voile pour répondre à mes convictions religieuses, mais c’était à une époque où je pensais plus sérieusement au mariage ». C’est aussi le cas de Najah :

Adolescente, je ne portais pas le voile. Lorsque mon mari m’a demandé ma main, il m’a dit qu’il souhaitait que je le porte et j’ai accepté sans hésiter. Aujourd’hui, je pense qu’une bonne musulmane doit être voilée.

Toutes les migrantes ne proviennent pas de familles pratiquantes et, dans certains cas, influencées par les mutations qui ont touché la communauté shi‘ite au Liban, ces femmes adhèrent à une forme plus rigoriste de la religion que celle de leurs parents. Ainsi, le foulard traditionnel porté par les femmes au cours de leur enfance laissait souvent paraître les cheveux, alors que le hijab les cache. Lors-qu’elles choisissent de se voiler, elles doivent d’ailleurs affronter une vive opposition de la part de leurs proches. Rana, qui s’est rapprochée de l’islam au cours de ses études universitaires au Liban, porte le voile contre le gré de ses parents. Avant d’arriver à le porter définitivement, elle a dû s’y prendre à trois reprises. Chaque fois, sa mère le lui arrachait et la menaçait de ne plus l’accepter à la maison.

Toutefois, même si le degré d’intensité religieuse ne semble pas changer et si les femmes disent qu’il ne peut y avoir d’adaptation de la religion, l’islam tend à revêtir des formes spécifiques à Montréal qui lui viendraient du contexte particulier dans lequel il s’inscrit. Les salles de prières semblent acquérir de nouvelles fonctions (voir Gagnon et Germain 2002), par exemple. À Montréal, les femmes qui fréquentent ces lieux y vont aussi parce qu’ils remplissent un certain nombre de leurs besoins sociaux en leur permettant de se retrouver entre coreligionnaires. Sahra commente le fait que la mosquée facilite le rassemblement des familles musulmanes :

Comme tu as vu, il n’y avait pas beaucoup de familles ou de femmes à la mosquée hier pour la conférence. Mais normalement, c’est plein. Quand le Sheikh parle, il y a beaucoup de bruit, les enfants crient, les femmes parlent. J’y suis allée souvent. Ça permet aux familles de se rencontrer.

Ils deviennent aussi de plus en plus des lieux de formation et d’éducation en favorisant la transmission des valeurs islamiques aux enfants, particulièrement lors des fêtes et cérémonies religieuses.

Par ailleurs, les migrantes avouent qu’être une musulmane au Québec est différent. Il était plus facile de vivre sa religion dans leur pays d’origine parce qu’elles se trouvaient dans un environnement musulman. À présent, les femmes sont confrontées à un dilemme particulier : comment participer à la société tout en maintenant leur foi et en « assumant leur identité »? Pour les plus pratiquantes, cette question prend des dimensions accrues puisque leur tenue vestimentaire entraîne des ennuis supplémentaires dans leur quotidien. Non seulement elles ne retrouvent plus, comme au Liban, des lieux réservés aux femmes où elles pourraient se dévoiler, mais le port du voile rend plus difficile leur intégration professionnelle.

L’investissement croissant des espaces publics par les femmes voilées conduit inévitablement à une certaine « visibilité sociale » et provoque des réactions de la part de la population locale. Toutes affirment être fréquemment victimes de racisme et de discrimination. Dans les lieux publics, leur présence donne lieu régulièrement à des commentaires déplacés. C’est ce que manifestent des remarques comme les suivantes : « Libérez-vous, Allah n’existe pas! ». Subah s’est vue apostrophée alors qu’elle était dans un magasin : « Retourne dans ton pays avec tes chameaux et tes tentes ». La situation s’est aggravée après les attentats contre le World Trade Center. Durant les semaines qui ont suivi les événements du 11 septembre 2001, les propos méprisants à leur égard se sont multipliés. Plutôt que de se déplacer librement dans la ville comme elles en avaient l’habitude, plusieurs femmes voilées sont d’ailleurs restées cloîtrées chez elles quelques semaines, de peur des réactions de la population ; c’est ce dont témoigne Zahra : « J’ai commencé à sortir de chez moi deux mois après les attentats. Parce que j’avais peur, je restais toujours à la maison ».

La signification des pratiques religieuses

Le respect de la plupart des obligations islamiques par la majorité des migrantes témoigne autant d’une croyance religieuse que d’une question d’identité[11]. D’une part, les pratiques sont justifiées par de profondes convictions religieuses. Les femmes indiquent que la décision d’obéir aux préceptes s’est toujours prise de manière autonome et par choix individuel en accord avec leurs propres croyances[12]. C’est ce que soutient Zahra commentant sa décision de se voiler, vers l’âge de dix ans :

J’étais dès le début très réceptive à la religion et je l’ai acceptée sans aucun problème. C’était bien. Même durant l’adolescence qui est une période rebelle, je n’ai jamais pensé enlever le voile.

Comme l’avait observé Walbridge (1997) chez des shi‘ites libanaises à Dearborn aux États-Unis, le voile est d’abord observé comme une prescription religieuse et constitue une façon de signifier son engagement total à la Shari‘a. Pour les femmes rencontrées lors de la présente enquête, il s’agit d’abord et avant tout de respecter un de leurs devoirs religieux fondamentaux. Ainsi, celles qui portent le voile disent ne pas y être contraintes par la pression sociale ou familiale, mais parce qu’il est conforme à la loi coranique. Jana explique pourquoi elle se voile : « Mouhammad a dit que les femmes musulmanes doivent sortir de leur maison vêtues comme les religieuses chrétiennes. En plus, c’est notre religion ». De façon similaire, pour les migrantes qui observent le Ramadhan, jeûner est d’abord et avant tout un signe de piété et une occasion de plus grande ferveur. Selon elles, il s’agit d’un mois de dévotion et de renoncement au cours duquel « Dieu pardonne les péchés des fidèles ». Il les rapproche de Dieu et devient pour elles un moyen d’affirmer leur foi, comme en témoigne Fadwa : « En jeûnant, je deviens une meilleure musulmane ».

Tout en étant le reflet de convictions religieuses profondes, certaines pratiques restent aussi un moyen de défendre, de maintenir et d’afficher une identité spécifique tout en se distinguant des autres. À Montréal, en tant que signes d’appartenance à l’islam, les pratiques religieuses, notamment le Ramadhan et le voile, semblent d’ailleurs recevoir un statut accru dans l’affirmation identitaire. En plus d’être la prescription religieuse la plus observée, le Ramadhan renforce le sentiment d’appartenance en créant un sens d’identité collective. Puisque les migrantes sont conscientes de partager ce moment avec l’ensemble des fidèles dispersés dans le monde, le jeûne devient une des pratiques principales par laquelle s’exprime l’attachement à l’unité spirituelle des musulmans, comme l’indique Maha : « Je jeûne comme le font des millions de musulmans à travers le monde ». Le voile permet aussi de signifier le non-reniement de l’identité et, en ce sens, est l’expression d’une recherche du maintien de l’identité musulmane à travers le respect le plus strict des règles religieuses. Toutes celles qui optent pour le hijab en parlent comme d’un signe d’affirmation de leur identité musulmane. Il s’agit d’afficher symboliquement aux regards des autres leur appartenance à la communauté musulmane, l’Oumma. « Porter le voile, c’est aussi un moyen d’afficher ma différence et mon appartenance à la communauté des musulmans », affirme sans hésiter Mona. Paradoxalement, le voile livre souvent un message sur l’origine nationale des croyantes. C’est que la notion de foulard est comprise différemment dans chaque pays musulman : les couleurs, les tissus et les parties du corps couvertes diffèrent grandement d’un lieu à l’autre. Un observateur averti peut ainsi arriver à distinguer les musulmanes shi‘ites des autres rien qu’en analysant la façon dont le voile est noué.

Les manières de se dire musulmane

Comme le laisse entrevoir l’exemple du jeûne et du voile, la religion représente une dimension importante de l’identité sociale des personnes interviewées, confirmant ainsi le rôle capital de l’islam dans la construction identitaire des musulmans (Babès 1997). En fait, le refus ou le rejet de l’islam demeurent inexistants chez les migrantes. Au contraire, elles s’identifient elles-mêmes à partir de la catégorie religieuse et en tirent une grande source de fierté et de gratification. « Je suis musulmane » est une affirmation qui ponctue tous les entretiens, même lorsque les questions n’abordent pas la religion ou l’identité, mais portent plutôt sur la famille, le Liban ou leur vie à Montréal. Questionnée sur la place de la religion dans sa vie, Yara répond : « L’islam, c’est ma religion. Je suis et je serai toujours musulmane et j’en suis fière ». Sahra tient des propos similaires : « Je suis vraiment musulmane, ça fait partie de qui je suis, je suis bien avec ça ».

Toutes les femmes affirment que la religion a toujours occupé une place centrale dans leur identité. Cependant, en contexte migratoire, compte tenu de leur situation minoritaire, l’islam se révèle une source de distinction et de valorisation, peut-être encore plus qu’au Liban, où elles vivaient entourées de shi‘ites. « Là-bas, tout le monde est musulman », explique Ghalia à propos de son désir d’afficher son identité à Montréal. De plus, aux yeux des femmes, la religion devient une manière d’élaborer des normes et valeurs distinctes de celles que propose la société québécoise. Il s’agit d’une stratégie pour elles et leurs enfants afin d’échapper aux dangers qu’elles perçoivent dans leur nouvel environnement (alcoolisme, suicide, délinquance) et qu’elles attribuent à un vide moral et spirituel. De plus, en étant source de sociabilité, l’appartenance à l’islam comble le vide relationnel causé par la migration. Cela dit, la foi en l’islam et le désir de conserver ses croyances ne sont pas synonymes de rejet de la société réceptrice : la valorisation de la religion ne se fait nullement au détriment de la participation à la vie publique, puisque ces femmes profitent de leur présence à Montréal pour tenter d’améliorer leur statut professionnel.

Si certaines pratiques comme le port du voile ou le Ramadhan s’avèrent des marqueurs identitaires par excellence, il ne semble pas y avoir de traits uniformes pour affirmer une identité musulmane. Au contraire, les femmes interrogées ne partagent pas la même vision de la religion et manifestent de diverses façons leur sentiment d’appartenance à l’islam. Même lorsqu’il y a non-conformité aux obligations religieuses, il n’y a pas abandon ou rejet de la référence islamique. « Moi je suis musulmane, j’aime l’islam. Je suis croyante, mais je ne connais que quelques sourates du Qour’an, quatre ou cinq, seulement les principales », indique Issa. Même Sana, qui ne met pas en oeuvre les pratiques qui accompagnent la foi, se réclame de l’islam :

L’islam, c’est ma religion, même si je ne suis pas pratiquante. Je n’ai jamais pratiqué, mais je suis croyante quand même. Je suis musulmane et je me sens très musulmane dans ma façon de penser.

Comment ces dernières concilient-elles le fait de ne pas se conformer à toutes les obligations religieuses tout en s’identifiant fortement à l’islam? En fait, elles réclament le droit en tant qu’individu de répondre aux demandes de leur religion, de façon à refléter leur foi et la compréhension qu’elles en ont. Les différences dans les positions, les représentations et les pratiques découlent ainsi de la façon dont chacune souligne l’importance de la loi islamique, la Shari‘a. Pour plus de la moitié des migrantes, en particulier celles qui portent le voile, la définition de soi comme musulmane repose, avant tout, sur des pratiques respectant l’application stricte de la religion. Comme en témoigne Subah, ces dernières se réfèrent régulièrement à la religion islamique et y puisent une justification à leurs valeurs et comportements :

Moi je suis un être humain, je fais tout ce que je veux. Mais il y a des limites que Dieu a fixées. C’est-à-dire que si je veux faire une chose, je dois me poser la question, est-ce que Dieu acceptera ça ou non. Si ma réponse est oui, je pourrai le faire. Si ma réponse est non, je ne pourrai pas.

Pour les autres femmes, celles qui ne respectent pas intégralement les obligations de l’islam, être musulmane c’est aussi suivre les lois, mais, comme le précise Sahra, leur interprétation de celles-ci peut être différente : « Il y a plusieurs façons d’être musulmane et toutes sont valables selon moi. » Par exemple, ne pas porter le voile ne signifie pas une indifférence envers sa religion. Les motifs pour ne pas le porter sont multiples. Dans certains cas, les femmes disent devoir se voiler uniquement passé un certain âge, ce qu’elles envisagent de faire. Dans d’autres, beaucoup plus rares, les migrantes considèrent que le voile ne constitue pas une exigence de l’islam. Ainsi, Sana affirme que « Si Dieu a fait les femmes belles, ce n’est pas ensuite pour les cacher ».

Selon les dires de toutes les femmes interviewées, se dire musulmane c’est aussi se définir comme croyante. Elles insistent sur l’aspect sacré des textes et, comme l’illustre le propos de Maha, mettent l’accent sur l’unicité de Dieu, le premier pilier de l’islam : « Pour moi la religion islamique c’est beaucoup plus que juste une question de pratiques, c’est croire qu’il n’y a qu’un seul Dieu ». Les nombreuses reproductions de sourates du Qour’an, en particulier celle de l’ouverture (fatiha)[13], qui décorent toutes les maisons des migrantes, témoignent de leur foi.

Être musulmane c’est non seulement suivre des lois et affirmer une croyance, mais aussi s’inscrire dans une identité religieuse à dimension collective et historique. Lorsque les migrantes se définissent comme musulmanes, elles font référence à la communauté des croyants, comme en témoigne Issa : « Je suis musulmane. Non seulement j’aime l’islam, mais en plus j’appartiens à la Oumma ». Au regard des diversités qui la composent, celle-ci est pourtant davantage imaginée que vécue. En fait, la pratique de l’islam est très marquée par l’affirmation d’identités locales communautaires, voire ethniques (Oriol 1990). L’islam englobe une multitude de divergences d’interprétation et de courants issus de schismes historiques, dont le shi‘isme. Interrogées sur ce point, les migrantes minimisent les différentes versions de l’islam et la diversité interne de la communauté islamique. Par exemple, après une question sur le lien entre son appartenance au shi‘isme et à l’Oumma, Yara affirme : « Il n’y a pas deux communautés. Le Qour’an est unique! Il n’y a qu’un seul islam! ». Toutefois, il semble que les femmes se réfèrent davantage à l’Oumma qu’elles ne le feraient si elles étaient demeurées au Liban où leur groupe confessionnel se particularise[14].

La spécificité des shi‘ites libanaises

Si l’appartenance à l’islam n’exige pas une observance assidue des prescriptions rituelles, comment expliquer l’intensité et le maintien des pratiques religieuses observés chez plusieurs shi‘ites libanaises à Montréal? En plus des contextes québécois et montréalais et de la trajectoire de chacune, certains éléments spécifiques aux shi‘ites libanais permettent de comprendre la religiosité des migrantes. Tout d’abord, on doit se rapporter au contexte dans lequel elles ont grandi. La ferveur religieuse de la majorité des femmes interrogées et la place qu’occupe la religion dans l’identité de toutes correspondent à la résurgence de l’islam dans le monde en général[15] et chez les shi‘ites libanais en particulier. À partir des années 1970, la religion est devenue un puissant levier de contestation et de mobilisation pour la communauté shi‘ite dans sa lutte contre sa marginalisation socio-économique au sein de la société libanaise. Ce phénomène a provoqué un regain des pratiques religieuses. La mobilisation des shi‘ites libanais s’est appuyée sur le déploiement de la symbolique religieuse islamique en général et sur des aspects du shi‘isme en particulier. La révolution iranienne de 1978-1979 et l’établissement d’une République islamique ont participé également à cette revitalisation religieuse (Picard 1993). Ces événements, en soulignant la possibilité de triompher des injustices par l’intermédiaire de la religion, ont suscité l’enthousiasme et ont inspiré les shi‘ites libanais dans leur lutte contre le régime libanais, en plus de fournir un modèle idéologique (Picard 1988). Par ailleurs, comme pour l’ensemble de la population libanaise, la religion est le fondement de la communauté shi‘ite et au principe de son identification. Le sentiment d’appartenance confessionnelle des shi‘ites s’est accru au cours de la guerre civile et connaîtrait une recrudescence profonde depuis la fin du conflit (Dagher 1993).

Le séjour relativement court des femmes à Montréal pourrait sans doute aussi expliquer la continuité observée dans leur degré de religiosité — la durée moyenne passée dans cette ville est d’environ cinq ans. Pourtant, on observe peu de différences entre les femmes selon la durée du séjour à Montréal. Plus que la durée, c’est la dynamique transnationale, illustrée ailleurs (Le Gall 2001, 2002), qui semble constituer un élément explicatif crucial. Les va-et-vient constants entre le Québec et le Liban ont créé les conditions d’une possible reproduction des pratiques et de l’identité religieuses. À cet égard, puisque les voyages au Liban coïncident parfois avec la date des fêtes et cérémonies religieuses, celles-ci jouent un rôle exemplaire. Par exemple, au cours de son premier séjour au Liban, Najah a célébré l’‘Aid al-Adha dans son village parental au sud et a assisté à l’‘Ashoura. Pendant les dix jours qu’a duré la commémoration du meurtre du petit-fils du prophète, Najah et son jeune garçon ont respecté scrupuleusement les interdits et obligations associés à l’‘Ashoura (se vêtir en noir, ne pas écouter de musique populaire, ne pas recevoir de présents) en plus d’assister chaque après-midi au prêche de l’imam. Quelques auteurs ont insisté sur la fonction identitaire de ces déplacements (par exemple, Charbit, Hily et Poinard 1997). Les va-et-vient entre Montréal et le Liban font d’ailleurs partie d’une stratégie utilisée par les migrantes pour maintenir l’identité religieuse et permettre sa transmission (Le Gall 2001).

Conclusion

L’analyse des pratiques religieuses et de leurs significations chez les shi‘ites libanaises à Montréal a permis de mettre en évidence une diversité dans l’observance des prescriptions rituelles. Cela dit, quel que soit leur degré de ferveur religieuse, toutes se déclarent musulmanes et croyantes. En ce sens, être musulmane renvoie aussi bien à une pratique religieuse stricte qu’à des pratiques moins rigoureuses. En fait, l’analyse des formes de religiosité musulmane observables parmi les migrantes révèle divers types possibles d’identification à l’islam : soit une adhésion à la religion islamique qui se traduit par un respect strict des prescriptions religieuses, soit un mode d’adhésion religieuse qui n’exige pas une conformité totale aux obligations islamiques ou, de façon plus exceptionnelle, un sentiment d’appartenance aux valeurs et croyances de l’islam qui s’accompagne d’une quasi-absence de pratiques rituelles. Dans l’identité des individus, la catégorie musulmane ne se limite donc pas à la seule observance des pratiques. Cette multiplicité dans les manières de vivre l’islam et de se dire musulmane contredit une conception essentialiste et totalisante de l’appartenance religieuse, tel que l’islam universaliste prôné par les mouvements islamistes.

En même temps, contrairement à ce qui se passe en France chez de nombreux jeunes d’origine maghrébine, on n’assiste aucunement à une sécularisation de l’islam. En fait, la majorité des migrantes font preuve d’une intense activité religieuse qui s’accompagne, dans tous les cas, de profondes convictions religieuses. Cette forte adhésion à l’islam ne correspond en rien à un retour du religieux, mais plutôt à son maintien, à la différence de ce qui a été observé ailleurs. La place importante occupée par l’islam dans le sentiment identitaire ne peut pas non plus être interprétée comme synonyme d’« éveil » ou de « repli » identitaire. Il ne s’agit pas d’une adhésion nouvelle à la religion, attribuable, entre autres, à la discrimination et au racisme. La relation à l’islam des femmes interviewées semble être davantage marquée par les événements qu’a connus la communauté shi‘ite au Liban au cours des dernières décennies et par le transnationalisme des shi‘ites libanais. Se retrouver à Montréal suppose se positionner dans un autre environnement, et cela vient surtout confirmer et mettre en valeur une appartenance religieuse déjà existante.

La conservation des dimensions identitaire et spirituelle de la religion islamique témoigne de la capacité des messages symboliques à circuler, tout comme la fluidité du religieux vis-à-vis des frontières politiques (Rudolf et Piscatori 1997). Les modes d’identification et d’allégeance dépassent le seul cadre de l’État-nation. Les migrants ont la possibilité de préserver ou de modifier une appartenance commune en dépit de la distance. Comme l’avait compris Oriol (1984), les liens avec le pays d’origine peuvent ainsi s’exprimer à travers les manifestations de l’appartenance. D’ailleurs, la dynamique transnationale de l’islam n’est pas en soi une nouveauté, puisque l’appartenance à la communauté des croyants n’est nullement structurée par un principe de géographie territoriale.

Si, dans la migration, les shi‘ites libanaises perpétuent leurs pratiques religieuses, les données recueillies suggèrent que ces pratiques revêtent des formes particulières à Montréal. Afin d’examiner les adaptations du culte à un nouveau cadre social et de poursuivre l’analyse du rapport au religieux, les différentes pratiques religieuses tout comme la fréquentation des mosquées devraient faire l’objet d’une investigation systématique. Les enquêtes, menées cette fois auprès d’un plus grand nombre de personnes, incluraient non seulement des femmes mais également des hommes, ce qui permettrait de mieux cerner les différences selon le genre. Il serait par ailleurs pertinent d’intégrer également les pratiques et les croyances religieuses des jeunes nés ou scolarisés au Canada. Enfin, il importe de réaliser des études approfondies sur les pratiques rituelles et leurs significations auprès de shi‘ites vivant ailleurs au Canada et également auprès de musulmans d’origines ethniques variées à Montréal et dans le reste du pays. De telles recherches permettraient de faire ressortir les similitudes et les différences avec les femmes shi‘ites libanaises à Montréal et viendraient confirmer (ou non) la spécificité de ces dernières et signaler l’influence possible du contexte montréalais et québécois.