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Cet ouvrage issu d’un mémoire de maîtrise en sociologie retrace l’évolution des pratiques funéraires au Québec depuis le début du siècle dernier et montre que l’industrie a supplanté l’Église et la famille. L’aspect économique occupe une grande part de cette analyse, graphiques à l’appui (évolution des titres des entreprises funéraires en bourse, évolution de la mortalité). C’est bien comme une industrie que les services entourant la mort (crémation, préparation des corps, embaumement, gestion des cimetières) sont décrits. L’auteur constate d’importantes transformations depuis le début du siècle dans les manières de prendre en charge le décès. Ce n’est plus la famille qui s’occupe du mort, de sa toilette, du cortège des funérailles ; ces activités se sont déplacées hors de la sphère intime. Le défunt n’est plus veillé à la maison, mais dans un lieu géré par l’entreprise, le funérarium. Le corps est laissé entre les mains d’étrangers. La plupart des fonctions autrefois réparties entre la famille et l’Église semblent reprises actuellement par l’entreprise funéraire, qui organise aussi bien la prise en charge du corps, sa toilette. Mais les services des entreprises ne se limitent pas à suppléer au rôle de la famille, ils interviennent également dans ce qui autrefois était l’apanage de l’Église, à savoir l’organisation même de la cérémonie funéraire, l’inhumation et la gestion du cimetière.

Le prêtre n’est plus alors qu’un intervenant parmi d’autres dans une cérémonie organisée par l’entreprise. Il est devenu en quelque sorte un prestataire de services. L’Église n’a plus le rôle central qu’elle occupait autrefois.

Au sein de la grande entreprise, les rôles s’inversent, le pouvoir change de main. Le thanatologue-thanatopracteur cesse d’être le bras droit du prêtre [...]. Il devient la figure d’autorité, le gestionnaire opérationnel. Le prêtre quant à lui, voit son statut ravalé à celui de commis à la section spirituelle. Pour le dire autrement, le prêtre est devenu un employé déraciné du lieu de sa parole, un maillon de la chaîne multinationale qui […] contribue à la reproduction du capital. (p. 121)

Dans la nouvelle « gestion » de la mort, pas de soustraction au profane, puisque l’ensemble de la cérémonie et souvent l’inhumation n’ont plus lieu dans un espace séparé ou sacré, mais dans un lieu à caractère privé appartenant à l’entreprise (chapelles dans les centres funéraires, cimetières privés). La chapelle multiconfessionnelle (p. 119) de l’entreprise funéraire illustre bien cette vacuité et ce relativisme pragmatique grandissant : lieu modulable, elle s’adapte à ses différents occupants, à leurs désirs. Fragmentation des ritualités, cérémonies à la carte, qui ne relient plus le défunt et ses proches à une communauté.

Comment par ailleurs expliquer parallèlement la survivance, dans un pays largement laïcisé, de funérailles de type traditionnel à l’église, alors que la plupart des personnes y ayant recours ne sont plus croyantes?

Le lien étroit entre laïcisation d’une société et néo-libéralisme apparaît en filigrane de cette recherche. Le vide laissé par le retrait de l’Église et de la foi laisse libre jeu au mercantilisme. L’absence de valeurs spirituelles fait place à nombre de spéculations financières. La mort est devenue un marché comme un autre au centre d’une concurrence croissante entre coopératives, entreprises privées canadiennes et étrangères.

La terminologie utilisée par l’auteur peut sembler un peu provocatrice : stratégie entrepreneuriale, consommateur, client, planification financière. Les premiers chapitres de l’ouvrage peuvent en effet étonner, car l’auteur utilise le langage des entreprises pour décrire les nouvelles pratiques. Ce langage est-il le sien ou un langage objet dont il se distancie? Il aurait sans douté été intéressant d’analyser les glissements et mutations sémantiques, et non pas simplement de les utiliser comme tels, ce qui contribue sans doute à la banalisation des phénomènes décrits. L’analyse du langage fait aussi partie de la compréhension des changements et des phénomènes. Le texte aurait sans doute gagné à instaurer plus explicitement une distance critique face à ce discours purement économique, tout comme à l’analyser en tant que phénomène significatif.

On peut regretter que le questionnement sur le sens de ces mutations n’intervienne que tardivement dans l’ouvrage, les problèmes soulevés par ces changements étant particulièrement actuels, ils auraient sans doute mérité un plus grand développement.

Que penser en effet, d’une société où la notion même de sacré (espace séparé, soustrait aux intérêts particuliers) tend à disparaître? Où même la mort devient objet de spéculation financière? N’est-ce pas là le signe d’une société profondément matérialiste, ayant perdu tout horizon tant communautaire que spirituel? Comment la mort peut-elle encore faire sens dans un univers qui semble rongé par l’individualisme et le mercantilisme? Le sens n’est-il pas une production commune, qui demande l’usage d’un symbolisme partagé et non pas simplement l’expression de désirs individuels?

Une cérémonie organisée dans un but lucratif peut-elle encore jouer pleinement son rôle de lien social, de restructuration des relations humaines? Un rituel totalement sécularisé et individualisé est-il encore un rituel? Ces questions importantes soulevées par l’auteur pointent sans doute au-delà du champ de la sociologie descriptive, et conduisent vers une réflexion sur le type de société que nous voulons perpétuer. En cela elles gagneraient à être poursuivies dans un questionnement philosophique et moral.