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Introduction

En anthropologie, le concept du son est souvent associé à l’anthropologie de la musique ou à l’ethnomusicologie ainsi qu’à l’anthropologie visuelle. En comparaison avec l’image, le son est rarement considéré comme un concept clé par les chercheurs et les étudiants en anthropologie. Aussi, plusieurs étudiants ne savent pas que le son est un concept d’étude et de recherche sérieux ; la plupart n’ont jamais réalisé que « l’anthropologie du son » est une sous-discipline existante. Cela dit, on observe un intérêt grandissant chez les anthropologues et les étudiants pour le concept du son, intérêt qui favorise l’émergence de nouvelles avenues de recherche, notamment en acoustémologie (Feld 2012).

Je fais le constat qu’en considérant le son comme un outil d’exploration du monde qui nous entoure, j’ouvre la porte à de nouvelles façons de comprendre, de théoriser et d’analyser des phénomènes et objets de recherche en anthropologie. Mais une question demeure : comment pouvons-nous contribuer à l’essor du son dans la discipline anthropologique ? Je suis convaincue que l’enseignement du son favorise l’« éveil sonore » des étudiants, et que cela participe à la déstabilisation de la dominance de l’image en anthropologie et dans d’autres disciplines. Cet article propose donc une pratique pédagogique innovatrice et expérientielle qui a pour but d’amener les étudiants à apprécier davantage les mondes sonores.

Pour mieux présenter les concepts et outils pédagogiques associés à cette pratique, je prends comme étude de cas le cours de premier cycle « Anthropologie du son », offert chaque année depuis 2012 au département d’anthropologie de l’Université de Victoria, cours qui constitue, à ma connaissance, une première dans une université canadienne. Un des objectifs de ce cours est de sensibiliser les étudiants à la présence souvent négligée des sons dans leur vie quotidienne. Influencé, entre autres, par les travaux des compositeurs canadiens R. Murray Schafer, Barry Truax et Hildegard Westerkamp, le cours propose des apprentissages interdisciplinaires qui empruntent aux études sonores, aux arts médiatiques, aux communications, aux études cinématographiques et, bien sûr, à l’anthropologie.

Ce cours propose plus qu’une approche phénoménologique des sons ; il propose de considérer toutes les dimensions sonores (bruit, musique, voix, silence, etc.) comme des éléments significatifs de recherche, de création et d’analyse non seulement en anthropologie, mais aussi dans les autres sciences sociales. Au cours du trimestre, les étudiants ont l’occasion de développer leur réflexion sur les ethnographies du son, les théories du son, les oeuvres d’art sonores et les écrits récents en études sonores. De plus, une composante centrale du cours est la création d’un paysage sonore original à partir d’enregistrements effectués par les étudiants. Plus précisément, les étudiants apprennent à observer (avec leurs yeux et leurs oreilles), à écouter attentivement, à enregistrer des sons ainsi qu’à les manipuler, puis à concevoir et composer un paysage sonore qui sera par la suite présenté dans un contexte public. En même temps qu’ils prennent conscience de la présence des sons dans leur vie quotidienne, une présence bien souvent ignorée, ils apprennent à les transformer et à créer de nouvelles expériences sonores. C’est grâce à cet apprentissage expérientiel que l’éveil sonore est possible, et que les étudiants prennent conscience du potentiel du son comme outil de recherche et d’analyse en anthropologie. En présentant ce cours ainsi que ses fondements théoriques, méthodologiques et pédagogiques comme étude de cas, j’espère offrir des outils qui contribueront à une meilleure prise en compte du son dans notre discipline.

Étudier par le son : concepts de base

Dans l’introduction de son ouvrage The Sound Studies Reader, qui regroupe des textes écrits par différents auteurs ayant influencé les études sonores, Jonathan Sterne (2012a) affirme que nous devrions toujours aborder le son comme si nous étions des élèves. Cela nous encouragerait, écrit-il, à interroger les idées reçues sur le son, idées que nous tenons trop souvent pour acquises. Ainsi, nous croyons que l’ouïe est sphérique et que la vision est directionnelle, ou que l’ouïe inonde le sujet tandis que la vision offre une perspective (ibid. : 9). Ces clichés sur les sens constituent une « litanie audiovisuelle », selon les mots de Sterne ; ils véhiculent des idées qui paraissent naturelles, mais qui sont, en fait, teintées de prénotions culturelles. Par ailleurs, devenir un élève, toujours selon Sterne (ibid.), implique que nous transformions et produisions des connaissances sur le son tout en développant une réflexion sur les enjeux culturels, politiques et environnementaux qui lui sont liés.

Ainsi, en adoptant une position d’élève, nous remettons en question les prénotions et déconstruisons les idées que nous avons sur le son tout en nourrissant des réflexions sur les sujets d’intérêts. Sterne adopte cette approche dans ses recherches (2003, 2012b). Dans son livre sur la reproduction sonore, il (2003) trace un parallèle entre les technologies d’enregistrement (conservation du son), les techniques d’embaumement (conservation du corps) et la mise en conserve des aliments, inventions qui sont toutes apparues après la Seconde Guerre mondiale. Grâce à son approche centrée sur le son, l’auteur nous force à considérer de nouvelles manières de comprendre certains enjeux sociaux et culturels. De façon similaire, Emily Thompson (2012) a développé une histoire de l’architecture aux États-Unis durant les années 1920 en se basant non pas sur des aspects visuels, mais sur des éléments sonores. Elle propose ainsi une autre histoire de l’architecture, qui nous permet de découvrir comment l’évolution des sons urbains, l’émergence de la classe moyenne ainsi que l’avènement de nouvelles technologies, comme l’automobile, ont eu un impact majeur sur ce que Thompson appelle le « son moderne ». Les « élèves du son » contribuent donc à brouiller les cartes en proposant d’autres manières d’aborder certains phénomènes et de penser les questions de recherche. Je crois qu’une même approche de déconstruction des idées peut être appliquée à l’enseignement de l’anthropologie du son.

Pour stimuler l’éveil sonore, il faut donc devenir un « élève du son », comme le propose Sterne. Il faut reconnaître l’existence des sons dans le quotidien, puis les écouter de manière attentive. Cette opération, qui peut sembler facile à première vue, nécessite un entraînement et une attention au son continue et sélective. R. Murray Schafer (1994 [1977]), compositeur et pionnier des études sonores, nomme « clairaudience[1] » la capacité de discernement de celui ou celle qui a appris à écouter. Pour Schafer, la clairaudience se réfère donc à l’acquisition d’une sensibilité aux sons environnants ainsi qu’à la compréhension de ce qu’ils peuvent apporter. L’auscultation, en médecine, repose sur l’habilité du spécialiste à entendre à travers les couches de peau et de tissus, et à faire abstraction des sons qui ne sont pas dignes d’intérêt afin d’identifier les sons révélateurs de sens (Rice 2015)[2]. Selon Schafer (1994 [1977]), la capacité de discernement sonore – ou la clairaudience – s’est affaiblie avec l’avènement de la modernité et la croissance des villes. À l’inverse, on peut constater aujourd’hui la domination du visuel et l’hégémonie de la vue dans plusieurs sociétés modernes (ibid. ; Howes 2005).

Diverses techniques existent pour sensibiliser nos oreilles aux sons qui nous entourent et développer une clairaudience. Schafer (1994 [1977]) propose une série d’exercices pour déconditionner notre audition et accroître notre capacité à mieux entendre le milieu environnant. Les exemples d’exercices proposés par Schafer pour améliorer notre écoute incluent : cesser de faire des sons pendant un certain laps de temps, ne pas parler durant une journée entière, méditer en se concentrant sur un son précis. La marche ou promenade sonore (soundwalk) est un autre exercice proposé par l’auteur. Schafer explique qu’une marche sonore est plus qu’une simple promenade, car l’exercice implique l’écoute attentive des sons tout au long du parcours. C’est « une exploration du paysage sonore dans une zone donnée, en utilisant une partition comme guide[3] » (ibid. : 213). On utilise une carte (score) pour annoter les différents sons que l’on rencontre en errant sur un territoire.

La compositrice et écologiste Hildegard Westerkamp croit elle aussi fortement au pouvoir des marches sonores, car « une ouverture aux sons peut engendrer une ouverture d’esprit[4] ». La marche sonore peut prendre différentes formes, mais, selon elle, le principe demeure essentiellement le même : une personne désignée guide la marche pendant laquelle les participants, en silence, portent une attention particulière aux sons. Le parcours peut s’accompagner d’instructions et inclure des pauses d’écoute, des moments de méditation et d’appréciation ainsi que des éléments sonores provoqués. Westerkamp explique :

Les instructions données avant les marches sonores deviennent des outils permettant une écoute plus profonde. Elles sont toujours simples et changent peu. Les expériences des auditeurs participants sont cependant toujours différentes. La principale et unique instruction est de marcher ensemble sans parler. Tout le reste n’est dit que pour apporter des réponses à toutes les questions, pour que tous se sentent en sécurité, et pour permettre une immersion totale dans l’écoute.

Westerkamp 2017 : 151

Une fois que la marche sonore est terminée, le ou la guide discute avec les participants de leur expérience. Westerkamp note que la conversation de groupe est :

[…] un ingrédient essentiel de l’expérience de la marche sonore […] parce que c’est le moment où les participants prennent conscience de la vraie signification d’un tel processus d’écoute. Cela offre l’opportunité inestimable de comparer ce qui a été entendu et ce qui a été remarqué, ce qui était important pour les participants et ce qui ne l’était pas […] et quelles parties de la marche les ont impressionnés le plus, et ainsi de suite. La variété des réponses met en évidence la complexité des perceptions d’écoute.

Ibid. : 155

Ces techniques stimulent les sens et favorisent l’éveil sonore, mais comme le souligne Westerkamp, il faut savoir en discuter et y réfléchir. Dans le cours « Anthropologie du son », j’organise plusieurs exercices au début du trimestre dans le but de stimuler et de raffiner la sensibilité des étudiants aux sons qui les entourent. Ils participent à une marche sonore que je guide sur le campus de l’université, puis ils écrivent un rapport sur leur expérience. Une « chasse aux trésors sonores » encourage les étudiants à identifier, puis enregistrer des sons qui correspondent à de courtes définitions telles que : son strident, son répétitif, son qui n’existe plus, son qui me fait penser à ma jeunesse, son agressant, etc. En équipe, les étudiants doivent trouver, puis enregistrer ces sons. De retour en classe, ils doivent les télécharger sur le site SoundCloud, puis les présenter à la classe de manière informelle. Plusieurs sessions d’écoute sont aussi organisées au début des cours. Les yeux ouverts ou fermés, les étudiants écoutent et apprennent à décrire des sons et à en parler avec les mots qui les qualifient le plus adéquatement possible.

Ces exercices d’écoute, et d’autres que l’on peut réaliser, peuvent également servir d’autres objectifs ; un accordeur de piano, un passionné des chants d’oiseaux, un musicien autodidacte, un machiniste travaillant dans une industrie (voir Bijsterveld 2012), un écologiste et un anthropologue n’exercent pas nécessairement une écoute attentive pour les mêmes raisons. Westerkamp (2017 : 162), par exemple[5], affirme que plus nous savons comment nous écoutons et comment nous interprétons ce que nous écoutons, mieux nous pouvons identifier les problèmes présents dans les paysages sonores et, ainsi, trouver une façon de les résoudre. Cette approche, qui poursuit un dessein écologique, a guidé les principes du World Soundscape Project et les travaux de R. Murray Schafer visant la réduction de la pollution sonore. Nous sommes tous compositeurs du paysage sonore qui nous entoure, et nous avons le pouvoir de le changer et de l’améliorer, croit Schafer (1994 [1977]).

Les « élèves du son » en anthropologie devraient adopter une approche moins romantique et plus critique que celle proposée par le World Soundscape Project, soit une approche plutôt orientée vers des questions d’ordre méthodologique, épistémologique et théorique, et même vers des objectifs de créativité (Boudreault-Fournier 2012, 2017), mais qui ne cherche pas à éliminer ou à classifier certains sons soi-disant non désirables (souvent associés aux « bruits »). Le concept d’acoustémologie développé par Steven Feld (2012, 2015)[6] permet d’intégrer les sons dans nos exercices d’écoute quotidiens, dans nos enseignements et nos recherches tout en nous interrogeant sur les raisons de leur présence. Le concept d’acoustémologie combine les termes épistémologie et acoustique, et il se définit comme les connaissances acquises grâce au son. Il s’agit d’une manière de connaître grâce à l’écoute profonde et l’interprétation des sons qui nous entourent. Fondée sur une ontologie relationnelle, l’acoustémologie est une forme active et évolutive de savoir expérientiel, qui dépend de la positionalité de celui qui écoute, du moment où il le fait et du milieu avec lequel il interagit. Comme l’écrit Feld (2015 : 15), l’acoustémologie priorise les histoires d’écoute qui émergent des pratiques relationnelles ainsi que les réflexions que ces histoires génèrent. On ne parle donc plus d’anthropologie du son, mais d’anthropologie par le son (Feld 2015, ce numéro). Pour en arriver à « connaître par le son », il faut donc stimuler une sensibilité sonore qui permettra de réfléchir à la présence (ou l’absence) des sons dans un certain milieu et à un moment donné. Cet éveil se produit non seulement en considérant le son comme un élément significatif (anthropologie du son), mais plus important encore, en s’inondant du son, en le manipulant et en apprenant de lui (anthropologie par le son).

Dans la prochaine partie de cet article, je présente donc une étude de cas qui illustre un processus d’éveil sonore chez des étudiants. Le cas présenté adopte une approche acoustémologique qui permet d’explorer, en différentes étapes, le potentiel créatif du son grâce à son enregistrement et à sa manipulation. La pratique pédagogique choisie encourage les étudiants à expérimenter la matière sonore pour ainsi stimuler leur éveil, donc la prise de conscience du son et de son importance dans l’espace qui les entoure. Développer chez les étudiants une écoute plus attentive est primordial, mais ce n’est qu’un début.

Immersion dans l’anthropologie du son : expérience d’un partenariat université-communauté

« Anthropologie du son » est un cours de premier cycle que j’offre au département d’anthropologie de l’Université de Victoria depuis 2012, et qui a pour objectif l’éveil sonore des étudiants et l’expérimentation par le son. L’exercice principal du cours consiste à composer un paysage sonore à partir d’enregistrements originaux de sons du quotidien. Depuis 2015, je donne ce cours en collaboration avec le Musée royal de la Colombie-Britannique (Royal BC Museum) de Victoria, qui ouvre les portes de son exposition permanente aux projets de mes étudiants[7].

Au début du trimestre, les étudiants choisissent un objet, un diorama ou un aspect de l’architecture du musée qui les inspire pour composer leur paysage sonore (qui devra être d’une durée d’une à trois minutes). Durant le trimestre, j’accompagne les étudiants dans les différentes étapes de leur composition, et à la fin de celui-ci, le musée organise un évènement en soirée, ouvert aux membres de la communauté, durant lequel les étudiants présentent leur paysage sonore et leur objet et/ou diorama. Chaque année, l’évènement se déroule à guichets fermés. Dans les prochaines lignes, je décortique le processus de création de ces paysages sonores et présente ses cinq étapes clés.

Tableau 1

Cinq étapes clés de la création d’un paysage sonore dans le cadre d’une pratique pédagogique

Cinq étapes clés de la création d’un paysage sonore dans le cadre d’une pratique pédagogique

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Écoute et sélection

Les musées d’histoire, de sciences humaines et de sciences naturelles accompagnent fréquemment leurs expositions permanentes d’enregistrements sonores. Les sons contribuent à l’atteinte des objectifs pédagogiques de découverte et de vulgarisation de ces musées. Par exemple, au Musée royal de la Colombie-Britannique, un mammouth laineux placé à l’entrée de la galerie d’histoire naturelle est accompagné d’un grognement enregistré. Les étudiants sont amusés quand je leur mentionne que le son du mammouth n’est pas celui d’un « vrai » mammouth (puisque les dispositifs d’enregistrement audio n’existaient pas à l’époque de l’ère glaciaire !), mais bien celui d’un éléphant. Sur le site Web du musée, on peut lire ceci :

À quoi ressemble le son produit par un mammouth laineux ? Personne ne le sait vraiment. À l’origine, un coup de tonnerre faisait partie du gigantesque diorama sonore du Musée royal de la Colombie-Britannique, mais ce son a été supprimé. Non seulement il effrayait les petits enfants, mais les récentes recherches sur le climat n’ont pas encore démontré la présence du tonnerre [à l’ère glaciaire][8].

Un parent déçu par la disparition du coup de tonnerre qui accompagnait le mammouth a organisé une pétition en ligne demandant la réintégration de cet effet sonore, et il a recueilli plus de 140 signatures. Sur la page de la pétition[9], il est écrit :

[…] en raison des plaintes de certains parents trop protecteurs, une génération d’enfants est maintenant privée du droit de courir et de crier en réaction à la présence tonitruante de ce pachyderme pliocène.

Les premières fois que nous l’avons visité, notre enfant de trois ans avait peur de « Laineux », comme il l’appelle affectueusement, mais le mammouth est maintenant sa partie préférée du musée. Pourtant, du fait de l’absence du tonnerre effrayant, je ne peux m’empêcher de penser qu’il manque quelque chose pour compléter l’expérience de notre enfant.

Nous demandons au musée de redonner à cette exposition sa gloire d’antan et de remettre le son du tonnerre.

Cet exemple illustre deux points : tout d’abord, les sons entendus dans les musées sont manipulés et transformés pour soutenir l’expérience muséale (Zisiou 2011) et ainsi contribuer à la diffusion de certaines connaissances. La fabrication de paysages sonores qui ressemblent aux paysages réels ou plausibles fait partie du mandat d’un musée comme le Musée royal de la Colombie-Britannique. Le son est conceptualisé et utilisé de manière différente dans un musée d’art moderne. Même si les sons paraissent réalistes, ils sont, la plupart du temps, le résultat de montage et d’effets sonores.

L’exemple du mammouth illustre également l’effet émotionnel que les sons peuvent créer chez les visiteurs d’un musée. Le son est invisible, mais sa présence nous affecte, souvent de façon inconsciente, et c’est cela qui donne au son la puissance qu’on lui connaît au cinéma (Chion 1994), ou dans un contexte muséal (Bubaris 2014).

En prenant conscience de la présence du son dans le musée, les étudiants découvrent une nouvelle dimension de la construction du savoir. Ils sont ensuite invités à créer une composition sonore qui accompagnera l’objet, le diorama ou la caractéristique architecturale choisi au préalable, et qui offrira aux étudiants un point d’ancrage visuel ou matériel au cours des étapes suivantes. À ce stade, la composition sonore est toujours, pour la plupart des étudiants, une chose abstraite. Elle sera composée en relation avec l’objet, le diorama ou la caractéristique architecturale sélectionné, qui est le déclencheur d’idées, de souvenirs, d’histoires et/ou de représentations avec lesquels l’étudiant veut travailler. Les étudiants commencent ensuite à penser aux sons qu’ils pourraient utiliser pour façonner leur composition, à transposer en sons les caractéristiques visuelles de l’objet sélectionné. Du même souffle, les étudiants deviennent plus conscients des sons qui les entourent. L’écoute attentive est donc un apprentissage de base de cet exercice.

Les étudiants ne sont pas contraints de fabriquer un paysage sonore qui ressemble ou qui représente de façon réaliste l’objet choisi. Ils peuvent imaginer et explorer d’autres avenues, par exemple adopter un style musical expérimental ou relater une histoire. C’est lorsque deux étudiants choisissent le même objet, mais créent deux paysages sonores distincts que l’on peut apprécier la diversité des interprétations possibles. Par exemple, deux étudiants de la cohorte 2017 ont sélectionné, comme source d’inspiration, une ancienne horloge de style grand-père exposée dans la section « Grand hôtel » du musée. La composition Telling Time de l’étudiante Rhianna Bella avait un aspect musical prononcé : elle voulait partager le sentiment de se faire transporter par la musique[10]. Le paysage sonore intitulé Only Time Will Tell de Ben Bogstie, inspiré du même objet, était plutôt mystérieux, atmosphérique et minimaliste : il évoquait le passé distant et l’incertitude du futur[11].

Une fois que l’objet, le diorama ou la caractéristique architecturale est sélectionné, une photo en est prise. Une étudiante de la cohorte 2015, Lydia Toorenburgh, avait choisi un dôme de la galerie d’histoire naturelle, situé plus précisément dans la section où la forêt boréale a été recréée. Ce dôme se trouve au milieu d’un espace circulaire autour duquel sont disposés les espèces végétales caractéristiques de la forêt boréale ainsi que des animaux sauvages naturalisés. Dès qu’on circule en dessous du dôme, on note l’effet d’amplification et de réverbération du son provoqué par la circularité de l’espace. Réfléchissant à cette caractéristique architecturale et à l’effet émotif que l’acoustique du lieu a provoqué chez elle lors de sa première visite, Lydia écrit dans le rapport qu’elle a remis en classe, à la fin du trimestre :

J’ai été ramenée dans la réserve naturelle, près de la maison de mon enfance, que j’avais nommée avec amour « la forêt des fées ». Les idées commencèrent à bouillonner dans mon esprit : le cerf, l’ours, le cougar, le cèdre, le ruisseau […]. J’ai laissé échapper un soupir et je me suis allongée au milieu du diorama circulaire. J’ai senti le tapis sous mon dos et vu le paysage de la forêt projeté sur le plafond en forme de dôme, au-dessus de moi. Allongée dans ce dôme, j’ai entendu mon soupir. J’étais fascinée par la réverbération et la sonorité chaude de l’espace. J’ai commencé à chanter, et la façon dont l’acoustique de la pièce portait ma voix me rappelait la main chaude de ma mère pressant ma tête sur sa poitrine, comme elle le faisait à l’époque. La musicalité de la pièce, la familiarité du ciel et la circularité de l’environnement représenté (l’Ouest canadien) m’ont soulagée de mon stress à ce moment précis. Je me sentais reposée et calme et c’est alors que j’ai réalisé que j’avais trouvé ma source d’inspiration et mon idée de paysage sonore.

Cet espace a créé une impression forte sur Lydia, et elle a décidé de s’inspirer de cette expérience vécue dans l’espace du musée lui rappelant la forêt où elle a grandi pour imaginer son paysage sonore.

Enregistrement

L’enregistrement implique une attention particulière à l’endroit où il se fait. Il s’agit de choisir les détails sonores que l’on souhaite recueillir. Au moment de l’enregistrement d’un son, nous modifions notre attention à ce qui nous entoure, nous devenons plus conscients de notre présence, des sons qui émanent de notre corps et des mouvements que nous faisons. Chez plusieurs, le processus d’enregistrement éveille les sens et les pousse à devenir plus conscients de leur environnement et de leur relation à celui-ci. Les anthropologues qui utilisent une caméra et un enregistreur audio interagissent avec l’environnement de façon particulière : ils bougent prudemment, les sens en éveil.

Sarah Pink (2015) explique comment les anthropologues qui utilisent un appareil d’enregistrement, comme une caméra, interagissent avec leurs environnements sociaux et matériels à travers un mode de participation sensorielle. Le microphone amplifie les sons et permet de capter certaines textures sonores que nous ne pourrions pas entendre avec nos seules oreilles. Nous devons enregistrer le son avec un casque d’écoute, car ce dernier donne une idée plus exacte du son enregistré. À titre de comparaison, il ne nous viendrait pas à l’idée de prendre une photo sans regarder dans le viseur ou l’écran LCD d’une caméra. C’est la même chose avec un enregistreur audio : en portant le casque d’écoute, on entend ce que l’on enregistre. Un microphone capte une diversité de sons environnants et il est difficile de cibler un son sans le « contaminer » avec d’autres sons ambiants. On peut certainement imaginer le paysage sonore qui nous entoure comme une composition faite de couches de sons superposés les uns sur les autres (Schafer 1994 [1977]), mais si on essaie d’enregistrer ce paysage, on se rend compte rapidement qu’il est difficile de cibler un son plus qu’un autre. Un étudiant de la cohorte 2015 a essayé durant toute une journée d’enregistrer une feuille tombant d’un arbre à l’automne. Une autre étudiante de la même cohorte n’essaiera plus jamais d’enregistrer des sons en portant des sandales de plage et un manteau de pluie, car chaque mouvement qu’elle faisait générait un bruit énorme. Elle n’arrivait pas à effacer sa présence du paysage sonore environnant. La technologie que l’on utilise joue un rôle important dans la perception d’un environnement sonore, et elle a donc aussi un impact sur la composition d’un paysage sonore (Truax 2012). Il est difficile d’éliminer la présence de celui qui enregistre, même en utilisant un microphone unidirectionnel. Par conséquent, l’étape de l’enregistrement des sons permet à l’anthropologue de développer une approche sensorielle réflexive.

Une fois que l’objet (le diorama ou la caractéristique architecturale) a été choisi, les étudiants doivent commencer à imaginer ce qu’ils veulent raconter et comment ils le feront avec le son. Ils peuvent concevoir le paysage sonore comme une histoire, ou encore comme un parcours ou un trajet à parcourir. Il est parfois difficile pour eux de se représenter une composition d’une durée d’une à trois minutes alors qu’ils manipulent un enregistrement sonore pour la première fois. Les étudiants reçoivent donc une formation de base en enregistrement audio. Le but de cette formation n’est pas de former de futurs techniciens du son, mais de leur donner une expérience pratique leur permettant de réfléchir au processus d’enregistrement et aux choix qu’ils doivent faire. Quel est le message qu’ils veulent transmettre dans leur paysage sonore ? Quels sont les différents éléments qui peuvent être inclus ? Comment peuvent-ils trouver ce qu’ils veulent enregistrer ? Ils ont le droit d’utiliser tous les types d’appareils d’enregistrement, de l’iPhone à l’enregistreur audio professionnel. L’objectif est de leur permettre de vivre une expérience d’enregistrement et de nourrir leur réflexion sur le processus. Les sons enregistrés seront assemblés au montage (prochaine section) les uns après les autres, et souvent en superposition, pour créer des espaces temporels dans lesquels l’écoute est privilégiée. Les clips sonores demeurent souvent plus abstraits que les clips vidéo, mais nous croyons qu’ils permettent une plus grande exploration de l’imaginaire (Boudreault-Fournier et Wees 2017).

Pour revenir à Lydia, son objectif était de recréer, dans son paysage sonore, l’état d’anxiété dans lequel elle se trouvait avant d’entrer dans la section de la forêt boréale du musée, puis d’amener l’auditoire vers un espace paisible, ce même endroit où elle a retrouvé des souvenirs d’enfance. Pour simuler le sentiment d’inconfort qu’elle voulait intégrer au début de sa composition, elle a utilisé des sons à basse fréquence après avoir fait une recherche sur le pouvoir de ces sons et leur impact sur le corps humain. Puis, elle a enregistré plusieurs sons provenant de la forêt en plus d’enregistrer un piano et sa propre voix. Elle a aussi utilisé des extraits sonores provenant de banques de sons en ligne libres de droits ou dont l’utilisation est permise selon une licence Creative Commons[12]. Elle a ainsi amassé plus de trente extraits sonores pour confectionner sa composition.

Montage

L’enregistrement audio d’un lieu fait partie de la construction de sa représentation. Notre présence, les dispositifs de captation utilisés ainsi que nos mouvements et actions influencent la qualité du matériel amassé. Pourtant, nous ne nous engageons pas dans un environnement uniquement à travers des enregistrements audios, mais aussi à travers la transformation consciente et la juxtaposition de ces clips en une forme significative de représentation. La création d’un paysage sonore est un processus long et laborieux au cours duquel l’étudiant interprète des sons enregistrés pour produire du sens. Tel que mentionné précédemment, le paysage ne doit pas nécessairement être « réaliste », et il peut prendre plusieurs formes, adopter diverses esthétiques.

La composition d’un paysage sonore peut permettre de relier le son à son environnement d’origine et favoriser une plus grande sensibilisation spatiale (Labelle 2010). Par conséquent, le processus de montage des sons en une composition originale, donc l’action de donner un sens à divers extraits sonores par un assemblage, peut être considéré comme une pratique de l’ethnographie au même titre que l’écriture (Boudreault-Fournier 2012, 2017). Après avoir écouté à nouveau les sons enregistrés, l’ethnographe ou « l’élève du son » sélectionne des extraits pour commencer à développer une idée ou une réflexion. Petit à petit, il place sur la ligne du temps du programme de montage (voir figure 1) les extraits sonores qui formeront la trame narrative de sa composition. La ligne du temps est la plateforme sur laquelle les étudiants placent les extraits sonores. Elle est une représentation visuelle de ce que l’étudiant compose. Dans le contexte du cours, nous utilisons le logiciel d’accès libre et gratuit Audacity pour façonner les paysages sonores.

Figure 1

Exemple d’un montage sonore et d’une ligne du temps dans le programme Audacity

Exemple d’un montage sonore et d’une ligne du temps dans le programme Audacity

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J’encourage les étudiants à placer un son de base (keynote, terme utilisé par Schafer 1994 [1977]) sur la ligne du temps, sur laquelle d’autres extraits audios seront disposés, comme dans une construction LEGO®. Comme le concept de silence est utopique, le son de base devient la trame d’arrière-plan et contribue à la construction d’un espace sonore. Durant le montage, une multitude de décisions sont prises et des stratégies d’assemblage sont mises en oeuvre. Plusieurs étudiants qui n’ont jamais utilisé de programme de montage (audio ou vidéo) et qui ne possèdent aucune expérience en composition sonore ou musicale doivent trouver des façons de dépasser les limites que leur imposent les technologies et le manque de connaissances. Grâce à leur intuition, ils se débrouillent et finissent par trouver des avenues de recherche. Ce processus d’essais-erreurs fait partie intégrante de l’expérience d’éveil sonore, car il encourage les étudiants à réaliser la trame sonore qu’ils imaginent ou qu’ils voudraient créer tout en jonglant avec des contraintes matérielles et technologiques[13]. Plusieurs impressions sonores peuvent surgir involontairement lors de la manipulation des extraits et des effets sonores à la disposition des étudiants. Le montage devient en quelque sorte une plateforme d’exploration qui permet aux étudiants de découvrir la malléabilité des enregistrements sonores, un peu comme l’a fait le compositeur français Pierre Schaeffer à la fin des années 1940 lorsqu’il inventa la musique concrète.

Ainsi, le montage force l’étudiant à sélectionner les extraits qu’il considère comme significatifs, à les couper pour cibler des mouvements précis, et à les organiser dans un ordre voulu, en relation les uns avec les autres dans un espace temporel. Enfin, grâce à des effets sonores et au traitement du son, l’étudiant transforme les extraits, qui demeurent souvent en diapason avec les impressions sensorielles ressenties au moment de leur captation (voir Drever 2002). C’est au cours de la réalisation de leur projet que les étudiants réfléchissent pleinement à l’importance du son dans leur vie quotidienne, et au son comme source de connaissance, objet de recherche, de théorie et de dissémination du savoir en anthropologie.

Présentation

Un des moments forts de ce cours est la présentation des paysages sonores durant une soirée organisée par le Musée royal de la Colombie-Britannique. Les étudiants apportent un dispositif (iPhone, ordinateur portable) pour présenter leur paysage sonore et se placent près de l’objet, du diorama ou de la caractéristique architecturale choisi comme source d’inspiration (figure 2). Les uns après les autres, les visiteurs peuvent apprécier les compositions en utilisant des casques d’écoute, également fournis par les étudiants. Les visiteurs en profitent pour déambuler dans le musée et visiter l’exposition permanente exceptionnellement ouverte pour l’occasion. Le musée vend des boissons alcoolisées aux visiteurs, et ce style « Happy Hour » donne un caractère festif et communautaire à l’évènement. On compte en moyenne deux cents participants chaque année et la presse locale couvre l’évènement[14].

Figure 2

Un visiteur écoute la composition d’un étudiant tout en regardant l’objet qu’il avait sélectionné

Un visiteur écoute la composition d’un étudiant tout en regardant l’objet qu’il avait sélectionné
Crédit et permission : Musée royal de la Colombie-Britannique, 2015

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Un sentiment d’effervescence s’installe le soir de la présentation (surtout quand les étudiants apprennent que l’évènement est présenté à guichets fermés). J’ai noté, à plusieurs reprises, qu’ils réalisent pleinement le sens de l’exercice lorsqu’ils reçoivent des commentaires ou des questions provenant des visiteurs. Ils doivent vulgariser et expliquer leurs idées en racontant comment ils s’y sont pris pour confectionner leur paysage sonore. Au début du trimestre, les étudiants manifestent une grande inquiétude lorsque je leur explique ce qu’ils devront réaliser en trois mois. Le soir de la présentation, je perçois plutôt des sentiments d’accomplissement et de fierté qui me confirment que l’exercice a eu du sens pour eux, et c’est vrai pour tous les étudiants qui ont présenté les quatre-vingt-quatre projets créés au Musée royal de la Colombie-Britannique depuis 2015[15]. À propos de la présentation de son paysage sonore (figure 3), Lydia écrit dans son rapport final :

Le soir de l’évènement, j’ai placé un sac de couchage, deux oreillers, deux couvertures et trois dispositifs d’écoute sur les oreillers en dessous du dôme. Les visiteurs s’allongeaient sur le lit de fortune et écoutaient mon paysage sonore, Grounding, en fermant les yeux ou en regardant le plafond. [...] La partie la plus enrichissante du projet était de regarder les invités réagir à mon paysage sonore et interagir les uns avec les autres. Plusieurs fois, des mères et leurs enfants se sont tenus par la main ou se sont blottis l’un contre l’autre pendant qu’ils écoutaient. Les invités écoutaient ma pièce, puis invitaient leur partenaire à l’écouter. […] Il y avait une telle réaction émotionnelle, je me sentais très touchée. J’ai été reconnaissante de voir des visiteurs émus se lier les uns aux autres grâce à ma pièce. Certains voulaient me parler et en apprendre davantage sur la pièce. D’autres voulaient me remercier de leur avoir donné cet espace pour se déconnecter du quotidien et se reconnecter à eux-mêmes, aux autres et au présent.

Figure 3

Des visiteurs apprécient la composition de Lydia Toorenburgh sous le dôme de la galerie d’histoire naturelle, section de la forêt boréale

Des visiteurs apprécient la composition de Lydia Toorenburgh sous le dôme de la galerie d’histoire naturelle, section de la forêt boréale
Crédit et permission : Chris O’Connor, Musée royal de la Colombie-Britannique, 2015

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En plus d’être présentés lors de cette soirée, tous les paysages sonores se retrouvent également sur la plateforme SoundCloud et le portail « Apprendre » du Musée royal de la Colombie-Britannique (figure 4)[16]. Enfin, depuis 2017, grâce à une subvention octroyée dans le cadre d’un programme d’apprentissage dans la communauté offert par l’Office of Community-University Engagement de l’Université de Victoria, nous avons construit deux stations d’écoute permanente, en collaboration avec l’équipe du Musée royal de la Colombie-Britannique[17]. Ainsi, les paysages sonores créés par les étudiants ne sont plus réservés aux seuls participants d’une soirée, mais sont disponibles tout au long de l’année, jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par les projets sonores des nouvelles cohortes.

Figure 4

Page SoundCloud du Musée royal de la Colombie-Britannique Soundscapes, où l’on peut écouter le paysage sonore de Lydia Toorenburgh et les 83 autres projets réalisés par les étudiants depuis 2015

Page SoundCloud du Musée royal de la Colombie-Britannique Soundscapes, où l’on peut écouter le paysage sonore de Lydia Toorenburgh et les 83 autres projets réalisés par les étudiants depuis 2015

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Si la présentation des paysages sonores marque la fin d’un processus pour les étudiants, les compositions trouvent une seconde vie au musée, où des milliers de visiteurs peuvent les apprécier. Elles contribuent ainsi à enrichir la présence du son en contexte muséal et, par extension, dans la vie quotidienne. Un employé du Musée royal de la Colombie-Britannique nous a révélé que les compositions des étudiants avaient attiré son attention sur des objets qu’il n’avait jamais remarqués auparavant, alors qu’il travaille dans les galeries du musée depuis plusieurs années. En ce sens, les compositions sonores contribuent à l’expérience d’apprentissage et de découverte offerte par le musée, tout en ajoutant une nouvelle dimension sensorielle à un objet muséal. Les compositions sonores des étudiants participent ainsi à l’éveil sonore des visiteurs du musée.

Réflexion

Autant les paysages sonores permettent de transmettre des interprétations sensorielles des objets sélectionnés, autant la réflexion écrite est essentielle pour approfondir l’expérience vécue lors de la réalisation du paysage sonore. C’est dans un rapport écrit final que les étudiants poussent leur réflexion sur le processus d’enregistrement et de production, sur les significations et les symbolismes sonores représentés et sur les questions éthiques associées au processus. C’est par l’écriture que l’étudiant explique pourquoi il a choisi un son plutôt qu’un autre, pourquoi un son a été amplifié et l’autre répété, etc. Le rapport écrit permet aux étudiants de réfléchir à leur approche et à leur travail et d’aller au-delà de la seule signification de leur composition et de l’objet choisi. Quelle était l’intention de l’étudiant en créant sa composition ? Quelles ont été ses influences ? Est-il satisfait du résultat et pourquoi ? De mon point de vue, c’est grâce au rapport écrit que je peux voir si les étudiants sont capables de relier leur expérience pratique aux questions qui sont au coeur de la discipline anthropologique (par exemple, représentation, voix, réflexivité, subjectivité, les sens, etc.). C’est également en lisant les rapports et en écoutant avec attention les compositions des élèves que j’apprécie l’ampleur de leur éveil sonore. C’est au cours du processus de création du paysage sonore que les élèves réalisent leur capacité, en tant qu’acteurs sociaux et culturels, à transformer notre environnement sonore et la perception que nous en avons. Le rapport écrit permet de faire surgir ces réflexions.

Conclusion

Dans le cours « Anthropologie du son », les étudiants apprennent à écouter attentivement, à enregistrer et à manipuler des sons, à concevoir et à composer un paysage sonore qui propose une réinterprétation d’un objet, d’un diorama ou d’une caractéristique architecturale d’un musée. En même temps, ils prennent conscience de la présence des sons dans leur vie, une présence qu’ils tenaient auparavant pour acquise. Ainsi, d’étudiants, ils se convertissent en « élèves du son » et deviennent conscients des sons qui les entourent et de leur importance pour la compréhension des phénomènes sociaux et culturels. Ils ne font plus seulement de l’anthropologie du son, mais bien de l’anthropologie par le son.

Pour la plupart des étudiants, l’« éveil sonore » se produit durant le processus de création de la composition, alors qu’ils font l’expérience de la malléabilité des sons et de leur potentiel de transformation. Ainsi, ce n’est pas seulement par une écoute attentive que les étudiants prennent conscience de l’importance des sons. C’est aussi grâce à une approche expérientielle des sons, donc par la création d’une composition originale, que les étudiants prennent pleinement conscience de l’envergure des sons et de leur présence dans leur vie. De plus, la présentation de leur composition et la nécessité de vulgariser leurs intentions devant un auditoire contribuent à rendre ces connaissances plus tangibles. C’est aussi grâce à ce processus que les étudiants devenus « élèves du son » se penchent sur le sens critique, politique et social de leur composition. Ils positionnent leur création par rapport à des enjeux qu’ils relient non seulement à l’anthropologie, mais aussi à des questions qui vont au-delà de la sphère universitaire. Du dessein pédagogique aux terrains ethnographiques, le son devrait avoir une place centrale dans nos réflexions sur les phénomènes d’intérêts en anthropologie. C’est en prêtant l’oreille que nous découvrirons l’étendue du paysage sonore et les différentes manières d’entendre le monde qui nous entoure.