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La présentation d’une sociologie nationale a-t-elle un sens dans un contexte historique où la recherche s’internationalise, se demande Berthelot. En effet, depuis l’après-guerre, la pratique de la sociologie s’internationalise et se déroule de plus en plus dans le cadre d’équipes de recherche. Les méthodologies, les approches, les théories opposent plus les sociologues que ne le font l’origine ou l’appartenance nationales. Les réalités nationales interviennent peu dans la construction des connaissances sociales.

Selon Berthelot, la question n’est pas pour autant résolue simplement parce que l’on a affirmé la réalité de cette internationalisation. Ce fait n’empêche pas que dans de nombreuses études sociologiques, la bibliographie recèle plus souvent des références d’auteurs nationaux lorsqu’il s’agit d’ouvrages d’Européens notamment.

Ces données laissent entendre que nous ne sommes pas en face d’une internationalisation de la sociologie. Toutefois, en raison des échanges qui se nouent entre chercheurs, la pratique sociologique, dans chaque pays, intègre, naturalise des éléments étrangers dans sa propre histoire. Il en est ainsi de la sociologie française, par exemple, qui s’est beaucoup nourrie de la sociologie compréhensive allemande et de paradigmes de la sociologie américaine. D’où l’idée de Berthelot que chaque sociologie s’inscrit à la fois dans une histoire singulière et une histoire collective. Berthelot souligne par ailleurs un fait intéressant, en se demandant comment, en raison des échanges et de la découverte de travaux étrangers nouveaux, les paradigmes passent souvent d’un pays à un autre, d’une part, et se transforment durant leur mouvement de circulation, d’autre part. Ainsi, pendant que l’engouement pour telle approche théorique s’émousse dans un pays donné, un intérêt pour elle se manifeste sur la scène sociologique, dans un autre pays où il est parfois délesté de certains de ses aspects et enrichi d’autres éléments spécifiques à la sociologie de ce pays.

Le présent ouvrage est divisé en trois parties. La première rassemble des textes de Bernard Valade et J.-M. Berthelot qui analysent respectivement la configuration de la sociologie en France depuis son fondateur, Durkheim, et la formation épistémologique de cette discipline. Ils reconstruisent le cheminement de la sociologie qui s’autonomise de plus en plus des autres disciplines, notamment la philosophie, grâce à l’effort de Durkheim pour élaborer une méthode spécifique, c’est-à-dire de penser des outils permettant d’accéder à une connaissance du fait social non « imméditement donné à travers les idées que nous nous en faisons » (p. 30). Grâce à cette méthode, la sociologie se veut objectiviste, elle se préoccupe de dégager les lois causales entre les phénomènes sociaux.

Pour avoir établi la scientificité de la sociologie par l’élaboration de règles positivistes s’inspirant des sciences de la nature, Durkheim oeuvra au respect de cette discipline dans le champ académique, qui ne devint, en réalité, effectif qu’après la Seconde Guerre. Le bouillonnement intellectuel qui permit l’apparition de grilles d’analyses novatrices depuis 1968, avec des universitaires comme R. Boudon et P. Bourdieu, a contribué à renforcer l’inscription et l’autonomie de la sociologie comme science à part dans le milieu universitaire.

Ce contexte historique révèle d’ailleurs une chose, c’est que le développment de la sociologie est aussi synonyme de querelles théoriques qui, au fond, n’expriment, comme le dit P. Ansart, que des visions différentes de la société passant, entre autres, par l’élaboration ou la consécration d’un canevas méthodologique contre un autre.

Ce sont ces divers courants qui sont présentés dans la deuxième partie de l’ouvrage, chacun par un spécialiste reconnu dans l’université française. Ces « grands courants » sont au nombre de sept (l’actionnisme, le structuralisme génétique, la sociologie des mouvements sociaux, la socio-anthropologie de la modernité, l’action organisée, la sociologie interprétative et enfin la réduction sémantique). Cela augmente de trois le nombre de courants identifiés par P. Ansart dans son ouvrage Sociologies contemporaines (1995) et par A. Touraine dans le livre de G. Marc (1986), L’état des sciences sociales. On aurait aimé que J.-M. Berthelot explique la constitution des trois nouveaux « grands courants » par rapport aux autres, leur récente apparition. Mais une telle explication supposerait que l’auteur mentionne ces deux ouvrages dans ses propres contributions.

Une question du même ordre se pose au sujet de la troisième partie de cet ouvrage composée d’excellents articles souvent écrits par des auteurs incontournables dans les domaines de la recherche sociologique tels que le travail, l’exclusion, la ville, la famille, l’éducation, la politique, la santé, les médias, la religion, l’art/culture et la connaissance/science. Cette partie n’aborde pas la sociologie de l’immigration. Or, en France, non seulement ce champ réunit une forte proportion d’universitaires — en témoigne la bibliographie disponible à ce sujet — mais de plus, il constitue le lieu où s’élaborent et se réélaborent nombre de concepts sociologiques et sont jaugées des approches consacrées comme l’interactionnisme.

En définitive, malgré ces remarques interrogatives, force est de constater que ce recueil fournit une analyse intéressante de l’évolution de la sociologie en France depuis Durkheim et constitue une somme utile d’initiation aux différents courants sociologiques dans ce pays.