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Le vin et la vigne véhiculent de multiples connotations symboliques. Le vin a souvent suscité des croyances en ses vertus thérapeutiques tout en faisant l’objet de restrictions, sinon d’interdits. En Occident, on considère jusqu’au 19e siècle que le vin est bon pour la santé. La médecine populaire en tire de multiples usages thérapeutiques, et plusieurs spécialistes en vantent les vertus. Toutefois, à la même époque, les méfaits de l’alcoolisme sont bien connus et largement diffusés : ils conduisent à l’apparition de ligues antialcooliques, bientôt prohibitionnistes, au point d’influencer profondément l’image que l’on se fait du vin en Occident. Alors qu’auparavant on reconnaissait des usages médicaux du vin, ses méfaits pour la santé publique prirent finalement le dessus, si bien que certain pays l’abolirent et d’autres États en accaparèrent le contrôle en s’arrogeant le monopole de la vente.

Depuis, le vin a réintégré nos habitudes quotidiennes, et s’est même auréolé de prestige. Plus encore, un nouveau discours tend à se faire entendre depuis les années 1990 : loin d’être dommageable pour la santé, le vin aurait des vertus médicales. On en recommande même une consommation modérée. Le vin regagne tranquillement, aux yeux de la population, ses anciennes vertus thérapeutiques, prend une signification nouvelle, opposée de celle que lui donnaient les mouvements prohibitionnistes d’autrefois. Aujourd’hui, malgré une connaissance plus approfondie des dangers que représente la consommation d’alcool, le vin semble redevenir plus utile que nuisible pour la santé des individus. Le vin en viendra-t-il à être considéré comme un médicament préventif?

Afin de répondre à cette question, nous analyserons ce changement de signification du vin. D’un point de vue anthropologique, il nous importe peu de savoir si ce nouveau discours sur le vin est « vrai ». Ce qui nous intéresse, c’est davantage de voir si certaines personnes le considèrent comme tel, pourquoi et comment. Dans un premier temps, nous présenterons ce nouveau discours médical sur le vin. Ensuite, nous essaierons de voir si la diffusion de ce discours a eu un impact sur la conception courante du vin. Cela nous amènera à identifier le rôle de certains groupes d’intérêts dans l’élaboration et la médiatisation de ce discours. Enfin, nous en identifierons les limites. Les multiples dimensions sociales et symboliques de l’industrie vitivinicole contemporaine n’ayant pas encore fait l’objet d’études anthropologiques approfondies, notre recherche demeure à un stade exploratoire.

Le nouveau discours médical sur le vin

Dans les années 1970, la vertu thérapeutique du vin attire l’attention des épidémiologistes. D’abord, l’Américain Ancel Keys démontre que les habitants des régions méditerranéennes présentent l’un des plus faibles taux de maladie et l’une des plus grandes espérance de vie au monde (Keys 1970). Ensuite, Selwyn St-Léger relève une relation inverse entre la consommation de vin dans 18 pays et la mortalité provoquée par maladie cardiovasculaire (St-Léger 1979). Enfin, en 1991 un médecin français, Serge Renaud, expose ce qu’il est dorénavant convenu d’appeler le « paradoxe français » : ce terme communément utilisé décrit la situation paradoxale des Français, et notamment ceux du Sud, qui, avec des facteurs de risques identiques (tabagisme, cholestérolémie, manque d’exercice physique, etc.), meurent moins de maladies cardiovasculaires que d’autres populations, principalement celles du Nord de l’Europe et des États-Unis (Renaud 1992). Parmi les facteurs explicatifs possibles, Renaud identifie alors la consommation différentielle d’alcool : la consommation française s’effectue surtout sous forme de vin. La consommation de deux à trois verres par jour réduirait les risques de crises cardiaques de 40 %. Il publie les résultats de sa recherche en 1992 dans l’influente revue anglaise The Lancet, mais ses conclusions sont médiatisées dès 1991, après la télédiffusion d’un reportage de l’émission Sixty Minutes sur la chaîne américaine CBS. Les conclusions de son étude sont alors reprises par de nombreux médias. Le débat est public, et on voit se multiplier les recherches scientifiques portant sur l’alcool – car à l’époque on ne distingue pas encore l’alcool du vin quant aux bénéfices pour la santé.

En 1995, les résultats d’une autre étude importante, L’étude danoise menée par le docteur Morten Grønbaeck, sont publiés et également diffusés par l’émission Sixty Minutes. L’étendue et les découvertes de cette étude sont impressionnantes. Après avoir suivi, entre 1976 et 1988, 7 234 femmes et 6 051 hommes de 30 à 70 ans, les chercheurs concluent que le risque de mortalité diminue progressivement avec une augmentation de la consommation de vin. Par rapport à un risque relatif de 1 pour les personnes ne consommant jamais de vin, le risque relatif pour celles qui consomment entre trois et cinq verres de vin par jour est de 0,51 (Grønbaeck et al. 1995)[1]. Par ailleurs, ni la consommation de bière ni celle de spiritueux ne sont associées à une réduction du risque. C’est ainsi la consommation spécifique de vin qui s’avère bénéfique pour la santé, mais non celle d’autres alcools, et ces bénéfices iraient même à l’encontre du sens commun médical.

En 1988 en effet, les professeurs Jean-Marc Orgogozo et Jean-François Dartigues (1997) entreprennent une étude portant sur la démence et la maladie d’Alzheimer. Les chercheurs se penchent sur la consommation de vin, puisque la consommation importante d’alcool représente un facteur de risque, pouvant entraîner plusieurs maladies neurologiques. Leur étude porte sur 3 777 personnes âgées de 65 ans et plus. Parmi tous les facteurs étudiés (mode de vie, habitudes alimentaires, etc.), la consommation modérée de vin s’avère l’élément le plus influent. Comparativement aux non-buveurs, les consommateurs modérés de vin réduisent leur risque de démence de 80 % et de maladie d’Alzheimer de 75 % durant les cinq premières années de l’étude ; par la suite la protection attribuable au vin diminue légèrement à mesure que les sujets vieillissent. Les conclusions de l’étude semblent exceptionnelles. Ensuite, une multitude d’autres recherches se succèdent sur différents aspects médicaux du vin. Par exemple, Elias Castanas (2000) démontre qu’après deux jours d’incubation, les substances phénoliques extraites du vin inhibent la prolifération de cellule du cancer du sein et du cancer de la prostate.

Nous pourrions ainsi poursuivre notre énumération, mais ces quelques études suffisent pour notre propos. Abordé dans son ensemble, ce nouveau discours médical sur le vin frappe par sa puissance évocatrice. Si on considère la place qu’occupent dans l’imaginaire les principales maladies contre lesquelles le vin offre désormais une protection, nous sommes à même d’évaluer la portée symbolique de ce discours. En effet, les maladies cardio-vasculaires, le cancer et la maladie d’Alzheimer constituent les principales causes de mortalité en Occident. Comme il s’agit de causes de mortalité distinctes, le vin devient un remède préventif presque absolu. La portée de ce discours est d’autant plus grande que ces études portent essentiellement sur des maladies mortelles – le vin ne semble pas avoir d’effets particuliers sur les maladies plus bénignes telles que la grippe. Ainsi, le vin passe de remède préventif contre la maladie à remède contre la mort. Le discours médical contemporain sur le vin ne repose plus uniquement sur un savoir populaire, mais se voit sanctionné par une des plus hautes autorités de notre époque, la science, ce qui lui confère une grande crédibilité aux yeux de la population. Ainsi, force est de constater que dans sa relation avec le corps, le vin présente toujours une portée symbolique, presque magique, et que celle-ci est validée scientifiquement. On peut dès lors se questionner sur la façon dont la population perçoit maintenant le vin et sa consommation.

L’effet médiatique

L’expression « paradoxe français » est employée pour la première fois par Edward Dolnick (1990) dans la revue In Health. Cependant, c’est lors de la télédiffusion de l’émission Sixty Minutes le 17 novembre 1991, au cours de laquelle les thèses du professeur Renaud sont exposées, que la notion de paradoxe français se voit largement diffusée. À partir de ce moment-là, l’intérêt pour les bienfaits du vin s’accroît considérablement, et se démarque des autres considérations sur le régime méditerranéen. L’effet de ces « révélations » est fulgurant et considérable : aux États-Unis, les ventes de vin rouge à bon marché augmentent de 30 % dans les soixante jours suivant la diffusion du reportage, provoquant même des ruptures de stocks (Perdue 1999 : 17). En plus de changer les conceptions courantes sur le vin, la médiatisation de ce nouveau discours ouvre une polémique scientifique et entraîne une multiplication d’études qui à leur tour sont relayées par les médias. Ces études sont publiées dans des revues ou des magazines d’actualité s’adressant à de larges publics.

Une question demeure : dans quelle mesure ce nouveau discours a-t-il un impact sur l’idée que les gens se font du vin? Un certain nombre d’indicateurs permettent de penser que le rapport qu’entretiennent les gens avec le vin a effectivement été modifié. Par exemple, dans la majorité des pays non-producteurs[2], la consommation de vin a connu une hausse marquée depuis la diffusion de ce discours. Le Wine Institute, à partir de données fournies par l’Office international de la Vigne et du Vin (OIV), nous fournit la consommation mondiale de vin par pays. On observe qu’entre la période 1991-1995 et 1999, la consommation de vin a augmenté de 13,78 % aux États-Unis, de 31,41 % au Royaume-Uni, de 42,85 % au Canada, de 145,39 % en Irlande, de 17,17 % en Hollande, de 29,84 % au Danemark, de 66,20 % en Norvège, de 37,30 % en Finlande et de 131 % au Japon, pour ne mentionner que certains pays industrialisés[3]. Au Québec, les ventes de vin de la Société des Alcools du Québec passent de 66,9 millions de litres en 1993 à 100,9 millions de litres en 2002, soit une hausse de 50,82 %[4]. Ainsi, il ne fait aucun doute qu’au cours de la dernière décennie, la consommation de vin est en hausse dans plusieurs pays, surtout le vin rouge. Cette augmentation est significative dans la mesure où, aux États-Unis par exemple, la consommation de vin était en baisse depuis le milieu des années 1980. Il est difficile d’évaluer si cette hausse est attribuable au nouveau discours médical sur le vin, mais on observe néanmoins à partir de 1991 une corrélation directe entre les deux phénomènes. On peut alors penser que les conceptions courantes sur le vin ont évolué.

D’ailleurs, une étude réalisée en 2000 par l’Office National Interprofessionnel des Vins et le laboratoire d’économie et de sociologie rurale de l’Institut National de Recherche Agronomique de Montpellier (ONIVINS-INRA 2000) indique, à partir d’une enquête réalisée auprès de 4 000 personnes, que 44 % des Français interrogés estiment qu’une consommation modérée de vin a des effets bénéfiques, alors que 34 % pensent le contraire et que 22 % ne se prononcent pas. L’effet bénéfique le plus souvent cité (75 %) est la prévention des maladies cardiovasculaires. De même, une étude menée au Chili en 2001 par la société Corpa révèle que 87 % des Chiliens reconnaissaient les bienfaits d’une consommation modérée de vin. Ce pourcentage a augmenté puisque dans une enquête similaire menée en 1997, 40 % des personnes interrogées n’avaient alors jamais entendu parler des effets bénéfiques du vin sur la santé. En 2001, parmi les bénéfices potentiels du vin, les effets sur les maladies cardiovasculaires sont cités en premier lieu. Par ailleurs, 42 % des Chiliens interrogés affirmaient avoir entendu parler du concept « d’antioxydant », alors qu’en 1997, cette propriété n’avait pas été citée par les personnes interrogées. Menée auprès de 372 personnes de la région de Santiago, l’étude connaît une marge d’erreur de 5,1 %[5]. Malgré sa faible représentativité, elle révèle que le nouveau discours médical sur le vin semble se répandre dans la population chilienne. Par ailleurs, la perspective diachronique permet de constater que cette opinion s’est modifiée entre 1997 et 2001. Ainsi, la propagation rapide de ce nouveau discours semble directement liée à la capacité de la société contemporaine à produire et à répandre l’information.

Un nouveau marketing

Les résultats des recherches sur les bienfaits du vin intéressent évidemment les producteurs et les distributeurs. Il convient alors de s’interroger sur le rôle qu’a joué la filière vitivinicole quant à l’élaboration de ce discours. Les études scientifiques portant sur le vin constituent avant tout un champ de recherche. C’est lorsque ces études sont réunies et présentées comme un tout par certaines personnes, entreprises ou organismes, que se constitue un discours sur le vin et la santé. Dans ces conditions, science, médias et commerce participent conjointement à l’élaboration et à la diffusion de ce discours. Au fur et à mesure que les découvertes sont communiquées, les médias tendent à les regrouper et à les présenter sous le thème « vin et santé ». De la même façon, lorsque la filière vitivinicole entreprend d’utiliser ces recherches, elle les amalgame en un ensemble cohérent.

De nombreux producteurs individuels présentent les principales informations concernant le vin et la santé dans leurs dépliants publicitaires ou, le plus souvent, sur leur site Internet. En général, il s’agit d’un résumé des bienfaits les plus connus quant aux maladies cardio-vasculaires. Mais certains producteurs individuels vont plus loin. En 1999, la maison Carmenet, établie en Californie, innovait en inscrivant sur les étiquettes de ses bouteilles le message sui-vant : « The proud people who made this wine encourage you to consult your fa-mily doctor about the health effects of wine consumption », invitant ainsi ses clients à se renseigner sur les effets du vin sur la santé. Ce message fut d’abord approuvé aux États-Unis par le Bureau of Alcool, Tobacco and Firearms, mais aussitôt suspendu à la suite de pressions d’un sénateur républicain.

Plusieurs associations qui se consacrent à la promotion du vin diffusent elles aussi les résultats des recherches sur le vin et la santé comme nouvel outil de marketing. Par exemple, trois associations régionales françaises lançaient conjointement le programme Carrefour Vin et Santé dont l’objectif premier consiste en la communication des différentes découvertes médicales concernant le vin. Parmi les principales organisations mondiales de la promotion du vin, on trouve l’Office International de la Vigne et du Vin (OIV), organisation intergouvernementale regroupant plus de 54 pays, et dont l’un des objectifs consiste à réunir, étudier et publier les renseignements de nature à démontrer les bienfaits du vin. Et nous pourrions en énumérer plusieurs autres exemples.  Entre autres activités, ces associations organisent régulièrement des colloques autour du thème « le vin et la santé »[6].

Enfin, d’autres entrepreneurs en marge de la filière vitivinicole reprennent à leur compte ce discours médical sur le vin, contribuant à sa propagation. C’est ainsi que la « vinothérapie », l’art de prendre soin de son corps par le biais de la vigne et du vin, a fait son apparition. Certains fabricants de produits cosmétiques lancent de nouveaux produits directement inspirés de ce discours, comme Lancôme qui en 2000 commercialisait une gamme de produits à base d’extraits de raisin blanc, ou encore Nivea qui, en 2001, mettait sur le marché deux soins à l’extrait d’huile de pépins de raisin. Quant à l’industrie pharmaceutique, elle offre désormais des gélules aux extraits de pépins de raisin qui contiennent la dose quotidienne d’anti-oxydant.

Ces exemples permettent de voir comment les résultats des recherches sur le vin et la santé ont été repris par la filière vitivinicole pour ses stratégies de marketing. Ce faisant, elle a fortement contribué à la construction même de ce discours en l’offrant au public en un tout cohérent, unifiant des études le plus souvent disparates. Et cette récupération ne s’est pas limitée à quelques producteurs, mais s’est étendue à l’ensemble de la filière, des petits producteurs individuels aux importantes associations internationales. Tout cela est fort légitime pour qui veut stimuler les ventes de vin. Et si cette utilisation commerciale peut discréditer ce discours, cela ne l’infirme pas pour autant. Néanmoins, il est clair que l’industrie vitivinicole semble directement responsable de la construction et de la propagation de ce discours. Mais entre la réserve, qui est une norme pour les revues scientifiques, et l’enthousiasme de la filière vitivinicole, que penser en fin de compte de tout ce discours? Les pouvoirs publics sont-ils devenus indifférents?

Si le vin s’avérait bénéfique pour la santé, les gouvernements devraient en théorie être amenés à modifier leurs points de vue sur la question. Le vin devrait se voir dissocié des autres boissons alcoolisées potentiellement dangereuses pour la santé publique et nécessitant un contrôle étroit. Les pouvoirs publics pourraient même en faire la promotion, dans le cadre de campagnes de santé publique. C’est d’ailleurs une tendance qui se fait sentir en France. En effet, dans un rapport d’information du Sénat produit par la Commission des affaires économiques et traitant de l’avenir de la viticulture française (César 2002), le groupe de travail suggère que le Gouvernement français promeuve les bienfaits d’une consommation modérée de vin. Ce groupe de travail a par ailleurs organisé en novembre 2002, au Sénat, un colloque sur le thème « Vin et santé ». L’objectif avoué consistait à suggérer de nouvelles orientations pour la politique gouvernementale en matière de santé, notamment à apporter des amendements à la Loi Evin[7] afin de dissocier le vin des autres boissons alcoolisées. Cependant, au sein du gouvernement, il s’agit encore ici d’un point de vue strictement économique.

Il reste à savoir comment réagiront les départements de santé publique. Car si des modifications législatives sont apportées au statut du vin, elles proviendront des instances gouvernementales responsables de la santé. En effet, dans la plupart des pays occidentaux, ce sont les ministères de la santé qui légifèrent sur le statut officiel du vin. Ainsi, au Canada, selon le discours du ministère de la Santé et des Services sociaux, la nature du vin, comme celle de tout autre alcool, est celle d’un psychotrope. Et les statistiques se rapportant aux problèmes causés par l’alcool demeurent lourdes, qu’elles touchent la santé physique, la détresse psychologique ou encore l’ordre social. Peut être que dans certains pays possédant une tradition de consommation quotidienne de vin, comme la France et l’Italie, les pouvoirs publics seront ouverts à des modifications législatives. Mais on a vu comment aux États-Unis le Bureau of Alcool, Tobacco and Firearms s’était rapidement ravisé de son geste d’ouverture en ce sens à la suite de pressions politiques d’un sénateur. Ainsi, les intérêts économiques de la filière vitivinicole finirent par buter contre les remparts d’une rhétorique distincte, celle du discours médical officiel.

Conclusion

Depuis un certain nombre d’années, nous assistons à une modification des représentations associées au vin. Notre objectif principal consistait à analyser la construction d’un nouveau discours médical sur le vin. L’émergence et la cohérence de ce discours paraissent finalement en grande partie attribuables à la récupération par les médias et par la filière vitivinicole d’un certain nombre d’avancées scientifiques qui, dans leur forme originale, étaient souvent plus nuancées. En réunissant en un ensemble cohérent les différents résultats, les médias et les groupes de promotion du vin contribuent fortement à la mise en forme et à la diffusion d’une nouvelle représentation du vin. Si bien que progressivement les populations tendent à percevoir le vin à travers ce nouveau discours, à travers cette nouvelle symbolique. Par ailleurs, si de nombreuses études viennent contredire ou nuancer ce discours, elles demeurent peu ou pas diffusées. Objectivement, le vin n’est ni moins, ni plus néfaste ou dangereux que par le passé. Le point de vue médical officiel est demeuré inchangé et aucun État n’a modifié le statut légal du vin. En dépit d’éventuelles vertus thérapeutiques, il semble que le vin n’en arrivera pas de si tôt à être considéré comme un médicament, puisque le discours sur le vin comporte certains seuils, ici délimités par le discours médical lui-même. Si le vin peut s’apparenter à un médicament, c’est, semble-t-il, uniquement au sein de son propre discours, de ses représentations, de sa symbolique.

Le regard porté sur le vin a pourtant changé. D’un point de vue anthropologique, cette transformation de « sens » est des plus intéressantes. Elle nous renseigne sur la production, l’utilisation et la diffusion d’images et d’informations dans notre société et, dans le cas présent, sur les liens étroits que ces phénomènes entretiennent avec la mondialisation des marchés. Ainsi, le discours sur le vin est avant tout quelque chose de construit, à l’intérieur de dynamiques d’intérêts et de pouvoirs bien définies, historiquement déterminées et identifiables. À l’époque actuelle, l’émergence et la diffusion du nouveau discours médical sur le vin est le résultat direct de l’action de la filière vitivinicole – donc d’intérêts économiques précis –, avec la participation plus ou moins délibérée des médias. Si la position officielle des gouvernements est restée inchangée, l’opinion publique s’est modifiée. Ainsi, l’action de la filière vitivinicole n’est pas demeurée sans effet et a véritablement marqué, à l’échelle mondiale, les conceptions courantes sur le vin, ce qui influencera éventuellement les positions officielles des États.

Depuis les années 1970, le visage de l’industrie vitivinicole a beaucoup changé, car le commerce du vin s’est internationalisé. Ce qui vend un vin à Hongkong ou à Los Angeles, ce n’est plus uniquement l’histoire, le rang, le prestige ou encore un attachement à une région particulière, comme c’est souvent le cas au sein de pays producteurs, mais c’est davantage la qualité intrinsèque d’un produit reconnue par le marché. Or, la critique internationale du vin – par conséquent son discours d’autorité dominant –, auparavant de langue française, est dorénavant de langue anglaise et contribue à la promotion de régions productrices de vin à l’extérieur des zones traditionnellement reconnues. À une époque où les développements technologiques et scientifiques, tout comme le savoir et l’expertise, sont mobiles, et alors que la production de vins de qualité devient possible dans de nombreuses parties du monde, comment ces phénomènes redéfinissent-ils les conceptions locales du vin? Comment les impératifs contemporains des marchés internationaux influencent-ils les univers locaux du vin, tant au niveau pratique que symbolique? On peut suggérer, notamment, que c’est à cause de la façon dont la construction et la diffusion d’un nouveau discours médical sur le vin a modifié l’opinion du public, ici comme ailleurs.