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Dès l’abord, le sous-titre du livre signale la thèse de l’auteur à l’égard de l’islamisme politique, appelé ici fondamentalisme. C’est en tant qu’adepte du soufisme, appartenance revendiquée tout au long du livre, que Tibi récuse l’une après l’autre les positions des islamistes dont les principales consistent à amalgamer, d’une part, islam et politique et, d’autre part, Charia et figh (textes de loi). Les fondamentalistes adoptent une position pour le moins aporétique, voire inédite, lorsqu’ils veulent appliquer la Charia au politique. La Charia est irréductible au politique dans la mesure où elle constitue un ensemble d’orientations, un guide de bonne conduite.
Pour Tibi, l’islam est din, religion, et non dwala, gouvernement. Il est possible, selon lui, de dégager l’islam de la gangue idéologique dans laquelle il a été enserré non seulement par les islamistes mais aussi par les docteurs de la loi. On peut concevoir une démarche qui situerait l’islam au carrefour des rationalismes occidental et musulman.
Tibi rappelle avec justesse que c’est grâce au rationalisme musulman que les sciences grecques sont parvenues à l’Occident et que dès lors, l’héritage grec n’est qu’une tradition construite que la Grèce s’est appropriée. Il ne faudrait pas oublier que les relations de la Grèce antique à l’Occident se sont établies sur le déni de ces passeurs que furent les rationalistes arabes et musulmans. En s’appuyant sur ce déni, les islamistes construisent une fiction guerrière, faite de territoires conquis non pas au nom du savoir et de la civilisation qui le porte, mais au nom de la force. Cette force se résume dans la formule, hélas bien en vogue en ces temps troubles : « celui qui n’est pas comme nous est contre nous ». S’il y a « clash des civilisations », ce n’est certainement pas entre l’islam et l’Occident, mais entre l’Occident et le fondamentalisme islamiste qui, en bon fils, veut tuer le père.
En effet, le problème majeur auquel nous sommes confrontés actuellement n’est pas, soutient Tibi, la compétition de deux religions à vocation universelle, mais l’affrontement entre l’Occident et le fondamentalisme. Pur produit de la modernité, ce dernier se tourne maintenant contre elle en prétextant que Dieu, ou du moins Sa Loi, est le seul habilité à gouverner. Le fondamentalisme est en effet un avatar de la modernité, une « semi-modernité ». C’est avec un regard critique que Tibi rappelle les difficultés du monde musulman à construire une relation organique avec la modernité (il n’est d’ailleurs ni le seul ni le premier à le faire) ; il propose d’instaurer l’« Islamic morality », reconnaissance mutuelle des cultures et des civilisations.
Or, l’usage de cette notion est problématique et peu convaincant. Au-delà de principes aussi vagues que généraux sur une démarche qui réformerait « l’islam » – qui oscille dans le livre entre religion et civilisation – son appel empreint d’humanisme se situe aux antipodes de la real politics. Comment une révolution théologique saura-t-elle s’accommoder d’une révolution politique? En un mot, le problème est-il théologique ou politique? Si l’islam est une religion et s’il ne peut être assimilé à une catégorie politique, pourquoi tenter d’examiner sa conformité, entre autres, à la démocratie?
Dans sa lancée contre le fondamentalisme et le désordre qui lui est inhérent, Tibi est peu loquace sur le rôle de l’Occident en général et des États-Unis en particulier. Certes, il ne les oublie pas, mais considère leurs implications comme un élément somme toute mineur. Cela me semble être une curieuse position venant d’un spécialiste en relations internationales. Le désir de puissance des fondamentalistes, s’il est vrai que ce sont bien des Modernes comme le soutient l’auteur, ne leur vient pas uniquement de leur vision étriquée du Livre et de leur atavique irrédentisme, mais bien aussi de la responsabilité de leurs alliés d’hier devenus leurs ennemis aujourd’hui. Représenter le fondamentalisme musulman comme un « enfer » (les autres le sont-ils moins?) non seulement n’explique rien, n’explique pas les raisons de sa formation, de son émergence et de sa propagation, mais, pire, cela occulte les raisons de son efficace, tant il est vrai qu’il existe non un fondamentalisme mais des fondamentalismes musulmans. De plus, certains de leurs courants font parfois preuve d’un grand pragmatisme politique – je pense ici à la transition sans vengeance ni effusion de sang que le Hezbollah libanais à réussi à instituer lors du retrait israélien du Sud-Liban.
Ce livre, dont je recommande surtout la lecture des deux derniers chapitres qui synthétisent le point de vue de l’auteur (les autres sont répétitifs et ne présentent rien de nouveau), est symptomatique des hésitations et ambiguïtés des intellectuels musulmans « libéraux » qui, au lieu de mettre cartes sur table – car après tout, de quel Texte parlons-nous : du Texte divin ou des textes humains transformés en Texte divin? –, se perdent en conjectures sur « l’enfer » sur terre, position qui ne saurait déplaire à certains adeptes du maccarthysme qui fleurit de ce côté de l’Occident.