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Cette monographie s’ajoute aux études de plus en plus nombreuses portant sur les mouvements de renouveau culturel de beaucoup de nations autochtones, un peu partout dans le monde. Ces mouvements – on en retrouve aussi parmi les Autochtones du Québec – se développent dans le contexte de l’activisme politique, mais ils puisent beaucoup de leur force dans des formes artistiques comme la musique, les arts visuels, le théâtre, la littérature, traditionnelles ou novatrices, mélangeant souvent un grand nombre de médias. Le livre d’Allen se fonde sur des recherches entre 1987 et 1998 aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande. Son objet général est de démontrer que les formes et contenus de la résistance culturelle des sociétés autochtones de ces pays se ressemblent beaucoup, bien que ces sociétés éloignées soient dépourvues d’affinités historiques régionales. Il veut présenter en effet les thèmes constants des mouvements autochtones du quart monde par l’analyse de leurs textes littéraires et activistes.

Le livre associe ces deux types de textes, car presque tous les littéraires du quart monde s’engagent sérieusement dans la politique de résistance culturelle tandis que même les activistes les plus ternes ne sont pas dépourvus d’une vision poétique. Notons pourtant d’emblée que cette stratégie risque toujours de s’avérer réductrice, car la pensée, même du quart monde, n’est jamais obsédée exclusivement par la résistance. Si l’analyste se fie à ce seul thème commun, même très bien défini, il risque de déformer la portée fondamentale des textes, de les enfermer dans des impasses conceptuelles, des circularités qui ne sont pas vraiment les leurs.

Ce thème, chez Allen, s’exprime par une mini-combinatoire de trois mots polysémiques : le sang, la terre, la mémoire. Cette combinatoire est une invention d’Allen lui-même, fondée sur son immersion dans les textes. Elle veut expliquer « comment les écrivains et activistes amérindiens et maoris juxtaposent et combinent des généalogies, “réelles” ou “imaginées” ; des terres souches, physiques ou métaphoriques ; des narrations d’histoires, “vraies” ou “inventées” ; et comment ils se sont construit ainsi des identités autochtones contemporaines viables » (p. 16). Tandis qu’Allen considère cette méthodologie comme « comparative » (p. 22), constatons qu’elle se fonde sur les ressemblances entre les contenus et formes des textes plutôt que sur les différences (inter- et intra-culturelles).

Il s’agit là d’une stratégie consciente, justifiée en partie par la lecture rigoureuse des textes. La combinatoire des termes sang, terre, mémoire ouvre un ensemble très vaste de concepts qui sont directement présents dans les textes ou bien repérables par la déconstruction des textes. Les déconstructions d’Allen sont précises, accompagnées de descriptions des contextes culturels, très crédibles pour les ethnographes. L’objet d’Allen est double : libérer les identités autochtones des définitions d’authenticité imposées par les cultures dominantes des colons blancs ; et laisser aux autochtones le soin de s’occuper de la définition de leur identité. D’autre part, les tropes de ces concepts, présentés directement ou repérés par le chercheur, représentent des valeurs sacrées dont la survie est garantie aux Autochtones par des traités. En effet, ces traités ont fourni presque le seul cadre formel au sein duquel, depuis les années 1970, les Autochtones et les colons ont pu dialoguer équitablement au sujet de leur gouvernance. Or, bien que ce discours ne serve finalement qu’à négocier la réinterprétation des traités, et que la résistance du quart monde se limite au « discours des traités », cela ne veut pas dire que la combinatoire sang, terre, mémoire (donc le discours des traités) soit coextensif à un « paradigme des traités », comme le veut parfois Allen – c’est-à-dire, à l’image raisonnée du monde présentée par l’ensemble des textes qu’il a analysés.

Après son introduction théorique, Blood Narrative présente quatre gros chapitres d’analyses de données, dont deux consacrés aux Maoris et deux aux Amérindiens. La première partie du livre traite de la période 1945-1960, quand les jeunes du quart monde, de retour après leurs expériences patriotiques dans l’armée, devenaient plus conscients de leurs relations problématiques avec la société des colons blancs dominants. Tout en se montrant toujours pleins de déférence envers cette société, ils reconnurent qu’elle n’était pas plus prête qu’auparavant à leur permettre de partager le pouvoir, mais qu’elle voulait supprimer ce qui restait de leur identité séparée, leur langue, leur culture, leurs terres et institutions spirituelles. C’était une période d’opposition politique indirecte.

En littérature, les Maoris ainsi que les Indiens exprimaient toujours leur admiration sincère envers les valeurs des Blancs et des projets de l’État. À cette époque j’étais directeur d’une revue maori bilingue publiée par le gouvernement néo-zélandais. Allen analyse le contenu de cette revue avec beaucoup de perspicacité ; il y décèle toutes les stratégies d’opposition cachée, dans les deux langues. Il n’est jamais sûr si je savais moi-même ce que je faisais. Mais finalement, Allen trouve que beaucoup des articles, parfois par leurs thèmes, parfois par de petits détails, alimentaient ce complexe du sang, terre, mémoire, caché dans des tropes qui – en effet – irritaient les Blancs au pouvoir, mais ne dérangeaient pas du tout les Maoris, dont certains étaient au gouvernement aussi. Chez les Amérindiens, on jouait le même jeu ambigu, mais les stratégies étaient un peu différentes.

Dans la deuxième partie du livre, 1960-1980, l’opposition politique devient très directe. Du point de vue littéraire, la moisson devient plus riche. Allen n’a pas de difficulté à ramener les symboles les plus divers dans ces oeuvres à l’un ou l’autre ou à plusieurs éléments de son schéma sang, terre, mémoire (voir par exemple la page 128), mais il laisse dans l’ombre la probabilité que la métaphysique de ces oeuvres se distingue nettement de celle qui prédomine aux États-Unis ou en Nouvelle-Zélande. Or, je démontre ailleurs (Schwimmer 2004) que la trame référentielle sous-jacente aux romans de Grace, Ihimaera ou Hulme est toujours le mythe polynésien de la création du monde. Or, des preuves abondantes démontrent que ce mythe existe depuis plus d’un millénaire. Le renouveau culturel récent ne l’a donc pas inventé ; son seul mérite a plutôt été de reconnaître que ce mythe peut être crédible comme source d’une métaphysique alternative universelle.

Or, Allen – qui connaît bien ces mythes – limite son analyse au seul « paradigme des traités ». En effet, son livre a été plutôt bien reçu par les intellectuels maoris, qui ne sont pourtant pas toujours si accueillants. Car ce discours des traités, garant des droits fondés sur le complexe sang, terre, mémoire, exprime bien les revendications de tous les peuples autochtones. Il se conforme d’ailleurs au discours du Conseil mondial des peuples autochtones (WCIP en anglais), un Conseil mandaté par ses membres à « fonder » (voir Allen 2002 : 209) sa définition de l’identité distincte du quart monde sur ce même complexe. Participants actifs aux affaires du WCIP, les Maoris appuient volontiers ce « paradigme », qui leur donne accès à une coalition de peuples autochtones les plus divers.

Ces jeux stratégiques cachent pourtant des réalités plus profondes. Les écrivains et activistes des Peuples Autochtones ne gâtent ni leurs causes matérielles ni leurs croyances de fond en appuyant toutes les revendications mentionnées par Allen. Ces croyances remontent à ce que Ashcroft, Griffith, Tiffin (2002 : 12) appellent « des concepts du sacré, aptes toujours à se glisser dans les conceptions dominantes de l’identité culturelle. Les analyses du sacré constituent l’un des champs les plus négligés, les plus dynamiques des études postcoloniales. » Ce champ ne fait pas partie de l’essentialisme localiste. Il fournit, plutôt, la « sortie de secours » ouvrant la voie à l’intégration nécessaire du localisme et de l’universel, du « paradigme des traités » et de la citoyenneté totale, dans le sens le plus contemporain.