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L’anthropologie des cultures globalisées, marquées par la prolifération des lignes de fuites, impose un questionnement susceptible de reformuler certains postulats de la discipline. C’est à ce questionnement collectif que nous nous proposons de participer dans cette introduction, en nous fondant sur le travail des auteurs de ce numéro, et avec toute la modestie que requiert cette entreprise[2]. Plusieurs questions méritent pour cela d’être formulées, qui permettront d’inscrire les recherches réunies dans ce numéro dans la problématique plus large de l’anthropologie des cultures globalisées.

Au préalable, nous souhaitons insister sur l’engagement des auteurs de ce numéro en faveur d’une redéfinition de la légitimité du discours anthropologique, redéfinition impliquant autant l’intégration critique de la mutation des formes du terrain qu’une quête d’inspirations autres. L’anthropologie développe aujourd’hui des méthodologies novatrices et créatrices, en quête d’une adéquation aux nouvelles complexités sociales et aux cultures en pleine transformation : contestation du terrain comme localité unique et fermée, inscription des nouveaux médias, sortie de l’exotisme à tout prix, attraction pour de nouveaux objets, etc. Face à ces défis, suffisamment puissants pour imposer un effort d’imagination comme de nouvelles sources de rigueur et d’exigence, les auteurs de ce numéro proposent des réponses originales, fondées sur leurs expériences de recherche contemporaines. Cette multiplication des objets et postures de terrain devrait-elle être conçue comme le signe d’une fragmentation de la discipline? L’anthropologie peut-elle incorporer la fragmentation, les lignes de fuite, l’incomplétude, tout en restant fidèle à certains de ses fondements? Comment ces fondements sont-ils travaillés par les anthropologies « indigènes[3] »? Mais aussi, où et comment peut-elle concevoir et révéler les continuités, les lignes dures des sociétés et cultures du monde?

Plasticité et actualité de l’expérience ethnographique

Nous aimerions proposer l’idée selon laquelle le noyau problématique de « l’expérience » ethnographique offre suffisamment de plasticité pour fonder une continuité dans l’exercice de la discipline, jusqu’à constituer une matrice susceptible de générer les moyens de l’exercice d’une anthropologie des cultures globalisées. On peut d’abord rappeler que l’innovation majeure de l’anthropologie moderne réside dans ce qu’en termes scientifiques on conçut alors comme une « réintroduction du sujet au coeur de l’étape expérimentale » (Dumont 1983 : 212). Ce sont les conséquences de cette réintroduction – l’indéfectible lien unissant dès lors expérimentation et conceptualisation – qui firent, plus tard, l’objet de l’attention critique des postmodernes. Leur force fut de proposer à la réflexion toutes les opérations et étapes qui inscrivent cette appréhension subjective dans une démarche collective, dans une discipline. Abstraction faite de certaines dérives narcissiques, les postmodernes fondaient la possibilité d’un élargissement de l’expérience ethnographique, tout en reconnaissant l’enracinement de chaque recherche dans une expérience particulière.

L’article de D. Guilhem, qui expose avec finesse les représentations sociales et esthétiques entourant la notion de charme chez les Peuls Djeneri du Mali, offre une parfaite illustration de la valeur contemporaine de cette démarche fondatrice. La légitimité de celle-ci repose sur sa capacité à expérimenter et concevoir des catégories autres, à les comprendre, afin d’élaborer dans leur confrontation à notre sens commun des notions susceptibles de subsumer notre catégorie et celle des autres. C’est ainsi que la notion de « charme », inscrite jusque dans nos textes sociologiques du côté du naturel et de l’inné, apparaît devoir être élargie afin de rencontrer une représentation peule qui construit l’expérience du charme dans une mise en relation des ordres sociaux, culturels et biologiques.

Il est particulièrement stimulant de constater à quel point cette démarche, qui place au coeur de l’expérience la confrontation de catégories et de représentations, fonde l’appropriation de nouveaux objets de recherche intrinsèquement marqués par la pluralité des représentations. M. Bujold affine ainsi cette démarche de manière à l’appliquer, au Québec, à l’articulation de savoirs scientifiques dans de nouveaux organismes fondés sur le pluralisme médical. Alors même que la mise en oeuvre d’une véritable interdisciplinarité – polarisation d’une pluralité de pratiques et d’épistémologies – constitue un enjeu crucial pour ces organisations, son approche in situ suggère que les représentations du patient, comme référent dialectique, constituent un canal de communication favorisant le décloisonnement d’une multiplicité de savoirs médicaux. Le texte de L. Bell, en démontrant l’importance et l’influence des relations de pouvoir traversant un programme de revitalisation de la langue autochtone denai’ina (Alaska), s’efforce également d’ouvrir des perspectives sur la manière dont les catégories et les représentations sociales entourant la langue sont construites au coeur de cultures marquées par les héritages coloniaux. La confrontation des catégories prenant ici un tour dramatique, ce n’est plus à cette expérience dialectique que l’anthropologue critique s’efforce d’arriver, mais plutôt à une mise en perspective des « chaînes de violence » (Hébert 2006 : 22) traversant ces luttes de représentations et de catégories, et à une mise au jour des processus de légitimation en jeu dans l’établissement des représentations. C’est sur un modèle similaire que V. Mirza s’efforce de décoder la connivence des grandes entreprises nationales et du pouvoir étatique dans la diffusion et la définition de nouvelles catégories sociales, stigmatisant les stratégies et les aspirations professionnelles des jeunes japonais dans un contexte de crise économique. Enfin, les « ajustements culturels » narrés à N. Giguère par les expatriés occidentaux en Inde, en maintenant l’unité paradigmatique des représentations ayant conduit aux projets migratoires originaux, ouvrent une perspective inédite sur la prégnance, l’effectivité, et la générativité des mythes de l’Ailleurs et de l’Autre. En d’autres termes, au coeur du travail de signification opéré dans ces ajustements se révèlent des cadres historiques et mythiques, précédant et entourant la rencontre, ouvrant la porte à une appropriation anthropologique de l’« interculturalité ».

De l’expérimentation dialectique d’autres catégories et représentations, on passe ainsi à une appréhension des possibles entourant l’articulation de représentations, ou au contraire à une mise au jour des conflits imposés aux personnes par la diffusion et la définition de représentations et pratiques « légitimes ». Ces expériences ethnographiques inscrivent au coeur de leur objet la confrontation de représentations. La tournure d’esprit qui prolonge le savoir-faire ethnographique (Descola 2005 : 72) sur le modèle original, offre la possibilité d’appréhender et de concevoir, au deuxième degré en quelque sorte, l’expérience d’une pluralité potentiellement conflictuelle de représentations au coeur de l’objet de recherche. Évoquer ainsi cette tournure d’esprit participe d’un effort de dépouillement progressif des structures, contextuelles au sein desquelles s’est inscrite jusqu’à présent l’expérience ethnographique. Le travail de C. Therrien participe de ce questionnement, en proposant une réflexion ancrée dans les particularités de son expérience de terrain. Chercheure immigrée au Maroc, y étudiant les couples mixtes et y vivant son couple mixte, sa recherche la conduit à expérimenter l’inadéquation de certaines catégories apparemment structurantes de l’expérience ethnographique – le « proche » et le « lointain », « l’identité » et « l’altérité ». Comment, dès lors, fonder la légitimité d’une réflexion enracinée dans une expérience où le biographique et le sensible se mêlent à l’aspect intellectuel de la recherche? L’engagement de la personne et de la subjectivité du chercheur, jadis invariablement encadrée par ces catégories, s’inscrit alors dans une « expérience partagée » (Hastrup 1995) régie par d’infimes mouvements de distanciation ou de rapprochements, où s’opère peu à peu l’élaboration de l’analyse, et où se manifeste de manière dépouillée cette tournure d’esprit caractéristique de l’analyse ethnographique.

Au plus près : écouter les silences, dire les fractures, transmettre les liens

Au-delà de ces zones investies par l’anthropologie des cultures globalisées où se multiplient, se confrontent ou se chevauchent et se recomposent incessamment pratiques et représentations, imposant un dénuement des catégories secondaires de l’expérience ethnographique, certains auteurs explorent les zones de la fracture, de la dislocation, de l’incomplétude. Quelle forme prend alors l’expérience ethnographique lorsque la dislocation du sens et du social est à son apogée? Quelles méthodes peuvent accompagner cette expérience?

Dans le travail de la mémoire et de la représentation du génocide rwandais, le pouvoir de définir et d’exposer la vérité historique est très inégalement réparti. A. Laliberté, devant cette situation complexe, s’attache à explorer la réception des représentations cinématographiques étrangères parmi les élites rwandaises, et s’efforce en creux d’accéder aux frontières du silence dans lequel la paysannerie rwandaise est maintenue. Figurants de leur propre histoire, narrée pour l’étranger, réduits au silence par les élites rwandaises, un vide apparaît peu à peu d’une représentation et d’une mémoire qui n’a pas le pouvoir d’arriver à l’existence publique. Les méthodes novatrices mises en oeuvre dans la recherche d’A. Laliberté impliquent de sa part une expérience qui vise à dessiner les contours d’une représentation et d’une mémoire existante, mais réprimée.

Les silences explorés par K. Vanthuyne prennent un sens différent dans un contexte de prise en charge des survivants des massacres de San Francisco, au Guatemala, en 1982, par les structures de l’intervention humanitaire, organisant avec rigidité les possibilités d’expression de la vérité et de positionnement des « victimes ». Face à de telles procédures d’extraction et d’établissement de la mémoire collective, l’auteure s’intéresse au silence et à l’oubli d’un être singulier. Peu à peu repensés, son silence puis son oubli font ressortir les dimensions collectives de la gestion de la mémoire, et les (im)possibilités d’énonciation que celles-ci déterminent. L’expérience des silences et des fractures, de ces significations en fuite, révèle en creux la rigidité de cadres mémoriels et discursifs dont l’existence locale, collective et historique est le plus souvent simplement ignorée.

Ces cadres et leurs déterminations ne sont saisis par les anthropologues que dans l’attention soigneusement apportée aux personnes et à leurs intimités, dans un détour qui est aussi un refus. La volonté de faire disparaître un groupe ou une population, à l’oeuvre dans ces crimes collectifs, cache jusqu’au bris des intimités qui y furent confrontées. Faire une ethnographie « depuis la disparition », nous apprend A. Vestraeten, c’est accepter de travailler dans une empathie et une compassion immédiate pour ses interlocuteurs, d’être entièrement « affectée ». Pour autant, le témoignage et sa transmission, pour être réalisés en tant que tels, et pour éviter toute déréalisation de la terreur, impliquent de pouvoir en reconstruire le sens et de pouvoir s’extraire de la pensée et du vécu des victimes, dans la fondation d’une réelle reconnaissance.

Cette conception de l’anthropologie comme rapprochement, ou plus encore comme positionnement impliquant de « se mettre aux côtés de nos interlocuteurs, de travailler auprès d’eux, de faire prévaloir leurs points de vue » (Fassin 1999 : 59) témoigne à la fois de la valeur contemporaine de l’expérience ethnographique, jusque dans sa confrontation aux brisures des êtres et du monde. Cerner ou accepter le silence, prolonger le témoignage, sont des actes subordonnés aux situations particulières de chaque expérience. Expérience et conceptualisation ne sont pas des actes séparés.

« Anthropologies indigènes » : engagements et ouverture disciplinaire

Cette implication de l’anthropologue au coeur de l’expérience ethnographique constitue explicitement, pour plusieurs auteurs de ce numéro, la source d’un engagement dont la portée est – au sens large – politique. Si la plupart des articles évoqués jusqu’à présent s’inscrivent dans cette démarche où l’horizon d’un partage de l’expérience de ses interlocuteurs fonde l’expérience ethnographique, la reconstruction du sens, et jusqu’à une implication politique, ceux que nous allons désormais présenter méritent une attention particulière. La démarche anthropologique peut aujourd’hui revendiquer sa désaffiliation d’une vision du monde dont les accointances avec les structures des Empires coloniaux sont abondamment soulignées et rappelées. L’une des plus importantes transformations de l’anthropologie du XXe siècle, qui ne manque cependant pas d’ambiguïtés, consiste peut-être en son appropriation par les nations post-coloniales et son inscription plus vaste encore dans un mouvement de multiplication des centres de production académique[4]. Nombre de chercheurs issus de ces anthropologies, ici méconnues, s’attachent à produire une connaissance qui se démarque des idéaux officiels de « modernisation » en vigueur dans leurs propres pays. Plus encore, l’ouverture disciplinaire dont font preuve ces travaux suggère à la fois l’importance des enjeux locaux dans la définition des outils utilisés, et l’ancrage de cette ouverture dans la spécificité du positionnement ethnographique.

E. G. Castillo explore ainsi les facteurs régionaux déterminant, dans l’État mexicain de Puebla, la réception d’une campagne politique zapatiste façonnée en vue d’une diffusion nationale et internationale. Tout en considérant l’importance d’échelles géopolitiques supérieures, son approche associant l’économie politique à une perspective fortement localisée démontre le caractère décisif de l’histoire locale et des dynamiques politiques régionales pour appréhender la diffusion des luttes globalisées. Ces dernières, témoignant de stratégies d’émancipation des « problématiques nationales », gagnent également à être saisies dans les liens spécifiques qu’elles établissent avec certaines luttes voisines. C. Gueboguo, attire ainsi notre attention sur l’émergence d’une coalition transnationale africaine pour la défense des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et intersexuelles (LGBTI) : contrairement à l’Occident où les revendications des personnes LGBTI ont discrètement suivi l’évolution des droits de la femme, en Afrique, elles se sont d’abord synchronisées à partir des luttes contre le Sida et pour la reconnaissance des droits de la personne, en raison notamment d’un contexte juridique particulièrement difficile. Le droit reste cependant peu abordé par les anthropologues, alors même que la « culture » entre massivement dans les problématiques juridiques (voir Cowan et al. 2001). C’est ainsi tout à l’honneur de L. Vitenti que de rappeler, à partir du contexte brésilien, que la fondation des États modernes repose sur le monisme juridique kelsenien. Si les usages sociaux du droit par les Peuples autochtones brésiliens démontrent un pluralisme juridique, largement pragmatique, au sein duquel s’inscrivent notamment les revendications de « droits culturels », l’auteure souligne néanmoins combien ces derniers demeurent largement subordonnés à la seule source législatrice autorisée, l’État fédéral.

La marginalisation et la parcellarisation de groupes sociaux est au coeur des processus contemporains de (post-)modernisation. Ces auteurs nous invitent à considérer l’actualité et l’effectivité des projets nationaux, dans un contexte disciplinaire parfois oublieux des réalités vécues (voir Friedman 2000), s’efforçant de fonder sur le rapprochement ethnographique et la mise en avant des perspectives de leurs interlocuteurs une approche apte à considérer la prégnance des phénomènes juridico-politiques.

Malgré tout : concevoir les continuités des sociétés et des cultures du monde

L’intérêt de l’anthropologie du XXe siècle pour le changement social et culturel s’est longtemps cantonné, de fait, à l’identité des changements sociaux apparaissant dans le cours de la colonisation, du développement et de la mondialisation. L’ambition comparative et nomothétique de l’anthropologie n’y est pas étrangère, non plus que certaines représentations de la modernité ou de la post-modernité. Pourtant, à l’heure où le champ de définition de la « culture » dépasse largement la seule anthropologie (Poirier 2004), entraînant – souvent implicitement – la généralisation d’une position universaliste qui relègue celle-ci à une « dimension » (Singleton 2004 : 105), à la manière d’un épiphénomène, la question de la capacité des sociétés et des cultures du monde à se transformer en fonction d’une histoire, de principes ou de structures qui leur sont propres prend une acuité nouvelle. Il s’agit en d’autres termes de trouver les moyens d’interroger les lignes dures des sociétés et des cultures du monde, celles qui fondent leur continuité autant que la spécificité des changements qui les affectent.

Cette problématique, qui n’est pas étrangère à la fondation d’une anthropologie « indigène », ouvre la porte à des recherches originales, inspirées ici par la réappropriation d’érudits précoloniaux, ou encore par une « régression » au stade fondateur de la discipline, quand c’est la nature même du lien social qui était interrogée. Ainsi, devant les bouleversements socioéconomiques consécutifs à l’irruption massive de l’économie du kif chez les Ketama du Rif au Maroc, K. Mouna propose une réactualisation de la démarche khaldounienne. Les travaux de cet érudit lui permettent de resituer l’état contemporain de la société ketama dans une histoire de transformations séculières, s’appuyant sans cesse sur le principe structurant de l’Assabiya, alternative puissante au concept de « segmentarité ». La compréhension des structures locales de la solidarité (Assabiya) ne peut qu’évoquer les interrogations fondatrices sur la nature du lien social (Durkheim 1998 [1893]). On retrouve cette posture « originale » dans les travaux de L. Legrain, qui interroge ce qui ne peut apparaître à ses yeux comme un donné de la relation sociale : la « confiance ». Son travail explore la persistance, dans la Mongolie contemporaine, d’un dispositif de mise en confiance élaborant une mémoire sociale construite sur l’exemple d’individus particuliers. La pérennité de ce dispositif semble s’enraciner dans sa rencontre avec une forme particulière de l’émotivité mongole, une nostalgie structurelle provoquée par l’absence des êtres chers, sur laquelle les politiques culturelles des années 1950 jouèrent avec insistance.

« La fin de l’anthropologie n’aurait pas eu lieu »

Ce travail des postulats de la discipline, effectué par les auteurs de ce numéro, se prolonge directement à travers un texte à quatre voix qui vient clore – ou peut-être ouvrir – ce numéro. Voix du Québec (K. Truchon), de Suisse (A. Lavanchy), du Mexique (E. G. Castillo) et du Maroc (Z. Rhani), voix d’anthropologues, ces propositions présentent un échange au sujet de la condition actuelle des anthropologies du monde, et dévoilent des espérances quant à un futur qui reste à bâtir : l’inscription médiatique des savoirs anthropologiques, l’appropriation politique du « relativisme culturel » et son usage discriminant, le développement d’anthropologies indigènes, suffisamment fortes pour s’émanciper des priorités nationales, mais aussi pour critiquer et assumer la période coloniale comme constitutives de leurs histoires. Gageons que ce futur de la discipline saura trouver la force d’être dans cette tournure d’esprit qui la pousse constamment à retourner son regard sur elle-même. « Si tu sais que c’est là une main, alors nous t’accordons tout le reste » (Wittgenstein 1987).