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Cet ouvrage traite des questions liées à la rencontre et aux relations entre la « modernité » et la « tradition » dans une perspective historique et anthropologique ancrée dans le contexte cubain. À travers une ethnographie historique de trois évènements, l’auteur propose une réflexion sur la production historique des interprétations avancées et leur reproduction jusqu’à aujourd’hui, scrutant ainsi les bases de la modernité et de la tradition sur lesquelles sont construits les discours actuels. L’auteur veut démontrer comment la modernité occidentale est enchâssée dans la tradition afro-cubaine, représentant deux facettes de la même « modernité atlantique » (p. 15), se construisant mutuellement et dont la coexistence est nécessaire afin qu’elles se positionnent et se reproduisent. L’analyse des fissures et contradictions de l’histoire permet à Palmié d’articuler les discours de la fabrication du présent avec leur contexte historique en les situant dans la matrice formée par la tradition afro-cubaine et la modernité.

Les trois chapitres de l’ouvrage présentent les trois études de cas. La première partie du livre traite de l’arrestation et de l’exécution de José Antonio Aponte par l’armée espagnole. Cet Afro-cubain affranchi fut accusé de trahison à la suite de la découverte d’un livre d’histoire énigmatique qu’il avait commis et qui fut brûlé. Palmié montre à partir de ce cas comment l’histoire de Cuba fut marquée par les interprétations du rôle et des dessins d’Aponte en tant que révolutionnaire anti-impérialiste visionnaire. L’auteur critique la mission historique attribuée à Aponte par les historiens sur la base de spéculations et non pas de données tangibles, et avance qu’il est seulement possible de constater les conditions historiques ayant permis la rédaction du livre d’Aponte. Une lecture unique de ces faits est impossible et les différentes interprétations représentent plutôt des « ecologies of collectives representations » (p. 24) où se rencontrent divers courants de traditions qu’il faut étudier.

La deuxième partie du livre fait l’histoire de la formation des religions afro-cubaines, la regla ocha et le palo monte, à travers la différenciation de leurs formes rituelles depuis l’arrivée des premiers esclaves dans l’île. L’auteur avance que leurs différences ne peuvent être seulement attribuables à leurs origines africaines distinctes. Ainsi, elles se sont reproduites parce que les Afro-cubains ont su créer des représentations du monde porteuses de sens et des formes d’engagement pratiques basées sur leurs expériences locales traduisant leurs traditions, l’esclavagisme et la modernité qui les porte. Enfin, le dernier chapitre présente la pratique des religions afro-cubaines dans le contexte de la modernisation de l’État cubain à la suite de l’occupation américaine au début du 20e siècle. La modernisation étatique cherche alors à éliminer ces pratiques « irrationnelles » en s’appuyant sur le scandale du meurtre d’une fillette blanche par un afro-cubain à des fins rituelles. L’auteur soutient que, portée par le racisme et les luttes de classes, l’opinion publique a aussi été manipulée par les élites et les scientifiques ; leurs recherches utilisent en effet des procédés rappelant ceux dont on accuse les pratiquants religieux, qui représentent ces pratiques religieuses comme des pathogènes sociaux dont l’élimination est conditionnelle à la modernisation étatique. Toutefois, certains groupes religieux se font reconnaître légalement en vertu de la nouvelle constitution, se protégeant ainsi dans les interstices du nouveau système. Palmié montre ainsi que la brujería a contribué à créer des hybrides sociaux, culturels et politiques dans une population formée et portée par la modernité et la tradition.

La conclusion rappelle que malgré les différentes techniques de développement social du gouvernement révolutionnaire cubain, celui-ci demeure incapable de gérer et d’éliminer les religions afro-cubaines, qui connaissent un regain de popularité. Dans cette perspective, une analyse superficielle et peu rigoureuse du tourisme sexuel dans l’île tente de prouver que la tradition afro-cubaine se trouve encore au coeur de la modernité occidentale actuelle. Cette dernière partie est représentative de la difficulté du livre à soutenir sa démonstration et à défendre son argumentation. En plus du style d’écriture et de la longueur des chapitres qui rendent parfois la lecture difficile, l’ouvrage pose plusieurs questions, mais ne propose pas d’analyse compréhensive de ses parties, qui sont mal articulées et intégrées. De même, on aurait aimé sentir davantage la singularité du contexte cubain dans le livre, dont plusieurs analyses auraient pu être tirées d’autres pays des Caraïbes et d’Amérique latine. Le livre de Palmié avance malgré tout des analyses intéressantes, par exemple celles qui portent sur la place des Caraïbes dans les sciences sociales et sur l’utilisation du corps par les pratiquants religieux et les scientifiques. Cet ouvrage est moins une étude anthropologique sur Cuba qu’une réflexion théorique et épistémologique sur l’histoire. Il est donc intéressant pour les chercheurs qui se penchent sur les études postcoloniales.