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Ethnologue spécialiste de l’Asie du Sud-Est et des diasporas sud-est asiatiques en France, Ida Simon-Barouh travaille depuis plus de vingt-cinq ans avec les Cambodgiens établis à Rennes, en Bretagne. En 1990, elle nous avait donné en collaboration avec Yii Tan Kim Pho, une chronique de la vie quotidienne d’une sage-femme sous le régime de Pol Pot (Le Cambodge des Khmers Rouges). Elle reprend ici la même technique ethnographique – décrire la vie quotidienne à travers l’histoire de vie d’une femme – en l’approfondissant sur le double plan de la diachronie (Saur Duong Phuoc raconte son existence depuis sa naissance jusqu’aux années 1980) et de l’ampleur du contenu.

En fait, madame Phuoc n’a pas directement connu la période des Khmers Rouges, car elle était allée rejoindre son mari en France quelques mois avant la chute de Phnom Penh aux mains des communistes radicaux de Pol Pot. Cette période est cependant évoquée dans le livre grâce au témoignage d’un de ses frères réfugié à Rennes, lui-même rescapé des Khmers Rouges.

L’ouvrage est particulièrement intéressant en ce qu’il insiste sur le pluralisme culturel et linguistique du Cambodge d’avant les années 1970, pluralisme que tentent de combattre depuis plus de trois décennies, au nom d’un nationalisme étroit, les régimes politiques – qu’ils soient de droite ou de gauche – qui se sont succédé au pouvoir. Saur Duong Phuoc est, certes, cambodgienne, et elle se considère comme telle, mais elle a le vietnamien comme langue maternelle, bien qu’elle parle khmer couramment, et elle possède aussi des connaissances en chinois. C’est que son père comme sa mère étaient d’origine sino-vietnamienne, comptant dans leur ascendance des Chinois et des Vietnamiens venus de Chine, du Vietnam et du Cambodge. Le père de madame Phuoc avait même un arrière-grand-père philippin, et l’un de ses fils a épousé une pakistanaise du Cambodge. C’est donc dire la diversité des pratiques culinaires, linguistiques, religieuses, festives et autres en usage dans la famille.

Ces pratiques diverses, décrites tout au long de l’ouvrage à mesure que se déroule l’existence de Saur Duong Phuoc, constituent le point fort du travail ethnographique d’Ida Simon-Barouh. Son livre peut ainsi être considéré comme une description de la culture sino-vietnamienne du Cambodge telle qu’elle se pratiquait chez des gens relativement à l’aise, dans une ville de province (Kratié) des années cinquante et soixante, soit à la période charnière entre la fin du protectorat français et l’époque du régime neutraliste du prince Norodom Sihanouk. Le livre traite successivement, toujours dans une perspective biographique, des mobilités familiales, des activités domestiques, de l’alimentation, des célébrations et autres rituels, des pratiques envers les enfants, de l’éducation scolaire, des alliances maritales et de l’entrée dans la vie professionnelle.

L’ouvrage couvre aussi, mais de façon plus succincte, la vie à Phnom Penh sous le régime pro-américain de Lon Nol (1970-1975) et, grâce au témoignage du frère de madame Phuoc, l’existence à Kratié au début des années 1970, quand la zone avait été « libérée » par les communistes vietnamiens afin de servir de base arrière aux troupes transitant entre le nord et le sud du Vietnam. Le récit du remplacement progressif des Vietnamiens par les Khmers Rouges cambodgiens, beaucoup plus radicaux, est particulièrement intéressant.

Un long chapitre introductif narre l’histoire de la province de Kratié, en insistant plus particulièrement sur les activités de production de la région, ainsi que sur son pluralisme ethnique. Une courte conclusion, basée sur les travaux de terrain d’Ida Simon-Barouh, traite de l’ethnicité cambodgienne à Rennes. De nombreuses photos et illustrations (plans, schémas de culture matérielle, généalogies) ajoutent une plus-value certaine à cet ouvrage déjà intéressant, auquel il ne manque qu’un lexique des termes khmers cités dans le texte, parmi lesquels le lecteur a parfois tendance à se perdre.