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Cela ne fait guère plus d’un an que j’ai commencé à m’intéresser sérieusement au thème que j’ai choisi pour cette conférence et je saisis donc l’occasion qui m’a été offerte de parler devant vous pour tester ce qui n’est encore qu’un ensemble de réflexions assez décousues sur les formes culturelles de la mise en image. À ce stade encore embryonnaire de ma recherche, il s’agit d’abord de préciser les méthodes et le domaine de ce que pourrait être une anthropologie de la figuration, essentiellement au regard des champs couverts par l’anthropologie de l’art, l’histoire de l’art et l’esthétique philosophique. La figuration est ici entendue comme cette opération universelle au moyen de laquelle un objet matériel quelconque est investi de façon ostensible d’une « agence » (au sens de l’anglais agency) socialement définie à la suite d’une action de façonnage, d’aménagement, d’ornementation ou de mise en situation visant à lui donner un potentiel d’évocation iconique d’un prototype réel ou imaginaire qu’il dénote de façon indicielle (par délégation d’intentionnalité) en jouant sur une ressemblance directe de type mimétique ou sur tout autre type de motivation identifiable de façon médiate ou immédiate. Tout en adoptant à cet égard la perspective intentionnaliste développée par certains auteurs[2] – c’est-à-dire l’idée selon laquelle la meilleure manière d’aborder les objets d’art est de les traiter non pas en fonction des significations qui leur sont attachées ou des critères du beau auxquels ils devraient répondre, mais plutôt comme des agents ayant un effet sur le monde –, la présente démarche s’en distingue en ne prenant justement pas l’art comme un objet dans la mesure où le domaine qu’il qualifie paraît impossible à spécifier de façon transhistorique et transculturelle sur la seule base de propriétés perceptives ou symboliques qui lui seraient inhérentes. En privilégiant l’opération de figuration, je souhaite mettre l’accent sur le fait que, parmi la multitude d’objets non humains auxquels l’on peut imputer une efficience sociale autonome – une victime sacrificielle, une pièce de monnaie, un fétiche ou une copie de la Constitution, par exemple –, c’est seulement à ceux qui possèdent aussi un caractère iconique que je m’intéresserai, ce qui permet au moins d’éviter l’embarras dans lequel on peut tomber en tentant de définir précisément les attributs, même purement relationnels, de l’objet d’art. Précisons à ce propos que l’iconicité, au sens que lui donne C. S. Peirce, n’est pas la simple ressemblance, encore moins la représentation réaliste, mais le fait qu’un signe exhibe la même qualité, ou configuration de qualités, que l’objet dénoté, de sorte que cette relation permette au spectateur de l’icone de reconnaître le prototype auquel elle renvoie.

S’intéresser à la figuration de façon anthropologique, ce n’est pas faire de l’anthropologie de l’art ; en effet, cette branche de la discipline s’occupe pour l’essentiel de restituer le contexte social et culturel de production et d’usage des artefacts non occidentaux qui ont été investis par les Occidentaux d’une vertu esthétique, en sorte que, par exemple, leur signification puisse devenir accessible au public qui fréquente les musées ethnographiques à partir des mêmes critères que ceux qui sont acceptés pour l’appréciation esthétique des objets traditionnellement abrités dans les musées d’art – catégorisation, périodisation, fonction, style, qualité d’exécution, rareté, symbolisme, etc. Or, pour utile que soit la multiplication des études portant sur les conceptions du beau dans les civilisations non européennes ou sur les conditions de la fabrication, de l’emploi et de la réception de cette catégorie d’artefacts à qui les Occidentaux reconnaissent une valeur esthétique, ce genre de tâche ne peut être à proprement parler défini comme anthropologique puisque, à quelques très rares exceptions près – notamment celle du regretté Alfred Gell –, il n’est fondé sur aucune théorie anthropologique générale et son objectif n’est pas d’en produire une ; on est là à un étage différent du travail anthropologique, analogue à celui qu’occupe l’histoire de l’art, et qu’il vaudrait mieux appeler une ethnologie de l’art, la première s’occupant des objets d’art occidentaux, la seconde des artefacts issus des cultures non occidentales contemporaines qui paraissent présenter avec ces objets un air de famille.

Aborder le champ de la figuration, c’est aussi et surtout saisir l’occasion de mettre à l’épreuve une théorie anthropologique que j’ai développée dans un livre récent (2005) et qui pose que les diverses manières d’organiser l’expérience du monde, individuelle et collective, peuvent être ramenées à un nombre réduit de modes d’identification correspondant aux différentes façons de distribuer des qualités aux existants, c’est-à-dire de les doter ou non de certaines aptitudes les rendant capables de tel ou tel type d’action. Fondée sur les diverses possibilités d’imputer à un aliud indéterminé une physicalité et une intériorité analogues ou dissemblables à celles dont tout humain fait l’expérience, l’identification peut se décliner en quatre formules ontologiques : soit la plupart des existants sont réputés avoir une intériorité semblable tout en se distinguant par leurs corps, et c’est l’animisme (Amazonie, nord de l’Amérique du Nord, Sibérie, certaines parties de l’Asie du sud-est et de la Mélanésie) ; soit les humains sont seuls à posséder le privilège de l’intériorité tout en se rattachant au continuum des non-humains par leurs caractéristiques matérielles, et c’est le naturalisme (l’Europe à partir de l’âge classique) ; soit certains humains et non-humains partagent, à l’intérieur d’une classe nommée, les mêmes propriétés physiques et morales issues d’un prototype, tout en se distinguant en bloc d’autres classes du même type, et c’est le totémisme (au premier chef l’Australie des Aborigènes) ; soit tous les éléments du monde se différencient les uns des autres sur le plan ontologique, raison pour laquelle il convient de trouver entre eux des correspondances stables, et c’est l’analogisme (Chine, Europe de la Renaissance, Afrique de l’Ouest, Andes, Méso-amérique…). Je pense être parvenu à montrer d’une part, que chacun de ces modes d’identification préfigure un genre de collectif plus particulièrement adéquat au rassemblement dans une destinée commune des types d’être qu’il distingue, donc que chaque ontologie engendre une sociologie qui lui est propre ; d’autre part, que les découpages ontologiques opérés par chacun de ces modes ont une incidence sur la définition et les attributs du sujet, donc que chaque ontologie sécrète une épistémologie et une théorie de l’action adaptées aux problèmes qu’elle a à résoudre. Il paraît donc logique d’examiner maintenant l’effet induit par ces quatre formules sur la genèse des images ; car si la figuration est une disposition universelle, en revanche, les produits de cette activité, c’est-à-dire le type d’entité qu’elle donne à voir, le type d’agence dont ces produits sont investis, et les moyens par l’intermédiaire desquels ils sont rendus visibles, tout cela devrait en principe varier, chacun des modes d’identification stipulant des propriétés différentes pour les objets figurables et appelant donc un mode de figuration particulier. Il s’agit au fond de mettre en évidence qu’à chaque ontologie correspond une iconologie qui lui est propre.

Toutefois, les modes de figuration ne doivent pas être conçus comme des styles au sens de l’histoire de l’art, mais plutôt comme des ontologies « mor-phologisées », lesquelles ne permettent pas tant de prévoir la forme générale d’une image investie d’une agence socialement définie, que d’anticiper plutôt le type d’agence associé à un type de forme. Et c’est en cela qu’une anthropologie de la figuration au sens où je l’entends diffère de la théorie du « réseau de l’art » (art nexus) développée par A. Gell (1998). Celle-ci propose un mécanisme simple permettant de classer dans une combinatoire générative les diverses relations possibles entre les quatre termes de l’activité artistique – l’indice, le prototype, l’artiste et le destinataire, relations qui se déploient autour d’objets intentionnels définis non par des caractéristiques formelles, mais par le type de délégation d’agence que ces objets médiatisent. Or, si cette théorie fournit un moyen d’échapper aux critères iconologiques eurocentrés de l’esthétique occidentale, et c’est déjà un immense mérite, elle ne contribue guère à l’élaboration d’une grammaire comparée des schèmes figuratifs ; en effet, la dimension intentionnelle des objets étant, pour Gell, tout entière fonction des relations au sein desquelles ils sont insérés, la théorie du réseau de l’art ne dit rien ni des caractéristiques formelles les plus propices à l’expression dans un objet de tel ou tel type de délégation d’intentionnalité, ni des raisons, autres que fonctionnelles, qui expliqueraient certaines convergences stylistiques là où l’influence par la diffusion paraît exclue. Au demeurant, dès que Gell s’attache à rendre compte d’une cohérence iconologique locale, comme c’est le cas dans son analyse du corpus marquisien, il ne fait plus intervenir les mécanismes d’incorporation et de délégation d’agence si ce n’est à la marge, c’est-à-dire pour justifier la correspondance entre codes stylistiques et structure sociale sur la base du principe très général que les objets d’art sont des agents sociaux puisqu’ils sont le produit d’initiatives sociales.

Avant même d’aborder les caractéristiques des modes de figuration propres à chacun des quatre modes d’identification, il convient toutefois d’envisager plusieurs difficultés découlant d’une entreprise de cette nature. Le premier problème à affronter est celui du niveau pertinent auquel une différence ou une ressemblance dans les schèmes figuratifs devient significative. Une simple similitude formelle entre telle ou telle technique de figuration employée par des civilisations éloignées dans le temps ou l’espace n’est pas suffisante en soi pour inférer leur identité ontologique. C’est ce que l’on peut montrer à partir de deux exemples. Le premier est celui de la « split representation » (Franz Boas), ou « représentation dédoublée » (Claude Lévi-Strauss), qu’il est préférable d’appeler plutôt « figuration éclatée », et qui consiste à représenter dans le prolongement latéral et parfois supérieur d’une figure humaine ou animale les flancs ou la face dorsale du prototype ; le second est celui de la « figuration radiologique » – à savoir le dévoilement occasionnel ou permanent par divers procédés de la structure interne d’un corps organique. La « figuration éclatée » est attestée en Amérique du Nord aussi bien qu’en Chine ancienne et en Mélanésie ; elle ne saurait donc être, du fait de ces localisations, le produit d’une diffusion ; elle n’est pas non plus l’indice de l’appartenance de ces trois aires à un même archipel ontologique, mais témoigne seulement, comme Boas l’avait déjà vu à propos de l’art de la côte nord-ouest du Canada, d’une façon identique de résoudre le problème de l’extension à une surface à deux dimensions de la représentation d’objets à trois dimensions, la figure étant déroulée et mise à plat. Il en va de même pour la « figuration radiologique » : les masques à volets de la côte nord-ouest, les vierges ouvrantes médiévales, les mannequins anatomiques florentins ou certaines peintures aborigènes du nord de l’Australie figurant le squelette d’un animal sont autant de solutions analogues au défi de représenter le contenant d’une enveloppe corporelle et ne sauraient être tenus pour des indices de ce que ces divers objets révéleraient des propriétés ontologiques communes. Beaucoup plus caractéristiques des schèmes figuratifs, en revanche, sont les propriétés que ces techniques ont pour mission de figurer. Dans le cas de la figuration radiologique, par exemple, c’est le plus souvent un visage humain que révèlent les masques à volets d’animaux de la côte nord-ouest ou des eskimos Yup’ik, à savoir une intériorité de type humain logée dans un corps animal, un dispositif typique d’une ontologie animique[3] ; tandis que les peintures de la terre d’Arnhem figurent des animaux totémiques dont les organes et le corps ont été prédécoupés par des lignes en pointillé qui représentent les quartiers de viande devant être alloués aux parents et dévoilent donc la structure interne d’une morphologie sociale en coïncidence avec la structure anatomique d’un prototype totémique (voir Taylor 1996). Bref, une même technique figurative est ici employée dans deux régimes ontologiques distincts pour rendre présentes des propriétés complètement différentes.

Le deuxième problème rencontré tient à la part imputable à l’emprunt dans la récurrence de formes et de motifs en des endroits très éloignés de la planète. Il est de bonne méthode en la matière de ne s’intéresser qu’à des cas de ressemblance formelle provenant de civilisations suffisamment éloignées dans l’espace pour qu’une diffusion soit peu probable, et après avoir vérifié les indices historiques qui paraissent l’exclure. Cela suppose que l’on possède sur les images dont on entreprend l’analyse des informations fiables. En effet, un schème figuratif est un ensemble de moyens mis au service d’une finalité consistant à rendre visible de façon reconnaissable tel ou tel trait caractérisant une ontologie particulière en l’individualisant dans une image – ainsi, pour reprendre les deux exemples précédents, l’intériorité de type humain prêtée aux animaux en régime animique ou la coïncidence entre morphologie sociale et morphologie corporelle en régime totémique – image qui, par l’agence dont elle paraît faire preuve, se comportera vis-à-vis des autres existants sur un mode sui generis. Or, pour élucider cela, il faut pouvoir posséder des données ethnographiques ou historiques sur les dimensions iconiques et indicielles des images, c’est-à-dire sur la nature du référent auquel elles renvoient et sur le genre d’agence qu’on leur impute. Une telle précaution s’impose si l’on veut éviter ces deux travers caractéristiques de l’analyse anthropologique des images que sont la rétrospection anachronique et l’invocation d’archétypes psychiques. Le premier travers est bien illustré par les interprétations spéculatives de l’art rupestre paléolithique sur la base d’analogies hasardeuses avec le chamanisme contemporain, une opération qui vise à dissiper l’ignorance (de ce que les peintres des grottes cherchaient à faire) par la confusion (au sujet de la véritable nature du chamanisme, une pratique sur la définition de laquelle personne ne s’accorde) ; quant au second, il revient à expliquer des images en invoquant à leur origine une disposition réputée universelle de la nature humaine, ainsi que le fait Belting (2001), par exemple, lorsqu’il voit dans la production d’images le désir de garder le souvenir des morts, ce que suffit à démentir la considération de maintes sociétés (en Nouvelle-Guinée, en Amazonie) dans lesquelles les défunts sont craints et voués à l’oubli le plus rapide.

Si une anthropologie de la figuration doit s’interdire la considération des images sur lesquelles on ne dispose pas d’informations, elle doit aussi exclure, par définition, le domaine du non figuratif. Il est vrai que la frontière entre le figuratif et le non figuratif n’est pas toujours aisée à tracer ; il s’agit plutôt d’un continuum à trois termes organisés le long d’un gradient allant d’une ressemblance maximale (iconicité mimétique, correspondant au « réalisme » en esthétique) à une absence totale de ressemblance (aniconicité, correspondant à l’art « abstrait » et à une certaine catégorie d’art décoratif) en passant par plusieurs formes de figuration iconique non mimétique. Ainsi l’art dit décoratif peut être iconique si les motifs qui le composent renvoient à un prototype qu’ils figurent de façon stylisée et si cette dénotation est présente à l’esprit du spectateur ; pour qu’il y ait iconicité, en effet, il faut que la motivation soit activée par la figuration reconnaissable d’au moins une qualité du prototype. Ce genre de décoration stylisée a souvent une fonction que l’on pourrait qualifier d’iconogène, c’est-à-dire qu’elle stimule l’imagination visuelle et déclenche donc la production d’images mentales qui peuvent être tout à fait figuratives sans être pour autant jamais actualisées sur un support matériel – c’est le cas par exemple des peintures faciales jivaros (Taylor 2003). Dans d’autres cas, par contre, les motifs décoratifs sont tout à fait aniconiques, car leur éventuelle motivation originelle est devenue inactive ; l’agence devient alors purement interne à la composition et résulte du fait que les motifs et combinaisons de motifs paraissent interagir spontanément les uns avec les autres, donnant l’impression d’être animés du simple fait de leurs caractéristiques structurelles et positionnelles. C’est pourquoi les décorations non figuratives fonctionnent comme de très efficaces pièges à pensée, des mécanismes qui captent et fixent l’attention, capables de susciter un attachement aux objets qu’elles ornent en rendant ces objets, et les activités auxquels ils sont liés, plus saillants sur le plan psychique et émotif. On peut penser aussi que cet effet de focalisation de l’attention permet de se détacher des préoccupations mondaines et de fixer sa pensée sur l’irreprésentable – envers positif de l’iconoclastie de certaines religions du Livre – ou au contraire d’être employé à des fins apotropaïques, comme c’est le cas avec les motifs complexes en labyrinthe ornant l’entrée des maisons au Tamil Nadu et destinés à fasciner les démons pour les retenir sur le seuil (Gell 1998 : 84-86). Dans l’art décoratif non figuratif, c’est donc l’agencement qui fait l’agence : libres de tout symbolisme immédiat, les motifs perdent leur saillance individuelle pour ne plus laisser subsister que le mouvement suscité par leur combinaison et leur répétition. Il en va de même dans l’art abstrait sauf que, dans ce cas, l’effet d’agence n’est plus interne à la représentation, mais directement imputé à l’intentionnalité de l’artiste, reconnaissable et individualisable par un style en propre, c’est-à-dire identifié à une personne et objectivé dans un patronyme, à la différence de l’anonymat le plus souvent caractéristique des productions décoratives.

Définir les caractéristiques des modes de figuration au regard de celles des modes d’identification exige de poser trois questions principales. La première est la question des fins : que cherche-t-on à objectiver en figurant? Quels traits de telle ou telle ontologie vont-ils être rendus présents de façon saillante dans les objets figuratifs les plus communs, et de quel type d’agence déléguée vont-ils être investis? C’est ici en particulier qu’il faut s’interroger sur le genre de rapport à l’objet dénoté que la figuration va privilégier dans telle ou telle ontologie en fonction du degré d’iconicité choisi, c’est-à-dire du nombre et de la pertinence des qualités du prototype retenues dans l’icone : s’agit-il de rendre présente une entité quelconque sous la forme d’une copie qui serait difficile à distinguer du prototype, ou bien à la manière d’une évocation reposant sur une allusion métonymique, ou encore sous les espèces d’une véritable actualisation, à savoir un objet autonome qui n’est plus conçu comme une représentation d’un référent extérieur, mais comme sa métamorphose sous une forme originale? La deuxième question est celle des codes : quels types de schèmes formels vont-ils être privilégiés afin de réaliser au mieux les fins sélectionnées par chaque ontologie? Quelles options sont-elles choisies pour rendre perceptible telle ou telle propriété imputée à l’intériorité et à la physicalité, ou telle ou telle disposition que ces propriétés induisent chez telle ou telle classe d’existant? Enfin se pose la question des moyens : quelles techniques permettent-elles de mettre en oeuvre ces codes et quels types d’artefact ou de modification de la matière visent-elles à produire? À cela s’ajoutent deux questions subsidiaires ; la question du genre, d’abord : peut-on établir un lien entre un mode de figuration et un « genre figuratif » entendu ici en un sens à la fois plus large et plus abstrait que celui qu’il possède en histoire de l’art, c’est-à-dire non comme un sujet de composition, mais comme une configuration particulière de relations entre l’indice, le prototype, le producteur et le récepteur mettant l’accent sur l’agence de l’un ou l’autre de ces termes? Quant à la question du style, elle pourrait être envisagée comme un raffinement taxinomique de la question précédente, une descente vers le niveau de l’espèce et de la variété : comment les styles se différencient-ils au sein d’un même archipel ontologique? Cette différenciation suit-elle les lignes de force des contrastes entre les schèmes dominants de relation mis en lumière dans Par-delà nature et culture (échange, don, prédation et production, protection, transmission)?

Je n’évoquerai dans cette conférence que la question des fins. S’interroger sur les objectifs assignés à chaque mode de figuration consiste à se demander quelles sont les caractéristiques de chaque configuration ontologique qui vont être objectivées dans des images. Et comme la distribution de qualités que chaque ontologie opère s’organise autour d’un contraste entre le plan de l’intériorité et le plan de la physicalité, on peut s’attendre à ce que ce soit d’abord en exploitant ce contraste et en rendant ses différentes combinaisons perceptibles que les modes de figuration vont se différencier les uns des autres. C’est ce que l’on peut tenter de vérifier en examinant chacun des quatre modes d’identification tour à tour.

Animisme

Rappelons que l’animisme se définit par la généralisation aux non-humains d’une intériorité de type humain combinée à la discontinuité des physicalités corporelles, donc des perspectives sur le monde et des façons de l’habiter. Figurer une ontologie de ce type devrait consister à rendre visible l’intériorité des différentes sortes d’existant et à montrer que cette intériorité commune se loge dans des corps aux apparences forts diverses, lesquels doivent pouvoir être identifiés sans équivoque par des indices d’espèce. C’est pourquoi, en régime animique, on rencontre si souvent des images composites où sont conjoints des éléments anthropomorphes évoquant l’intentionnalité humaine et des attributs spécifiques à des animaux, des esprits, voire des plantes ; les images les plus courantes, car les plus cohérentes sur le plan cognitif, étant celles qui comportent des indices ténus d’humanité – des traits du visage, par exemple – greffés sur des formes globalement thériomorphes. De telles images ne sont pourtant composites qu’en apparence : elles ne figurent pas des chimères composées de pièces anatomiques empruntées à plusieurs espèces, mais des non-humains dont on signale au moyen de quelques prédicats humains qu’ils possèdent bien, tout comme les humains, une intériorité les rendant capables d’une vie sociale et culturelle. Les masques yup’ik figurant de façon très réaliste tel ou tel animal au milieu duquel est encastré un visage humain en constituent une illustration exemplaire ; c’est le cas aussi d’un dessin inuit recueilli par Bernard Saladin d’Anglure (1990 : 179) représentant un homme et un ours en train de se saluer, l’intériorité de l’ours n’étant figurée que par son seul comportement anthropomorphe – debout, vêtu d’un parka, le bras tendu pour une poignée de main. Vu le rôle crucial que joue dans l’ontologie animique la métamorphose, l’on doit aussi s’attendre à ce que celle-ci reçoive une expression figurative. La métamorphose étant plutôt une anamorphose, un changement de point de vue, tous les dispositifs fonctionnant comme des commutateurs peuvent servir à cette fin. C’est le cas des masques à transformation, bien sûr, mais aussi de certains types de parures ou motifs animaux dont on orne les corps humains en mouvement : s’ils sont habilement décorés et oscillent entre postures animales et postures humaines, l’illusion d’un va-et-vient entre deux espèces est facile à créer. On peut en voir un bon exemple dans les motifs qui ornent le corps des participants à la danse de l’ours et à la danse de la grenouille chez les Kwakiutl, d’une part, ou dans la danse de l’homme « en forme d’oiseau » chez les Kaluli du Grand Plateau en Nouvelle-Guinée, d’autre part[4].

Naturalisme

La formule du naturalisme est inverse de celle de l’animisme : ce n’est pas par leur corps, mais par leur esprit, que les humains se différencient des non-humains, comme c’est aussi par leur esprit qu’ils se différencient entre eux, par paquets, grâce à la diversité des réalisations que leur intériorité collective autorise en s’exprimant dans des langues et des cultures distinctes ; quant aux corps, ils sont tous soumis aux mêmes décrets de la nature et ne permettent pas de se singulariser par des genres de vie, comme c’était le cas dans l’animisme. Si l’émergence du naturalisme européen est fixée par convention au début du 17e siècle, avec les débuts de la révolution scientifique, il faut prendre garde que chacun des domaines de la pratique au sein desquels les modes d’identification opèrent leur travail de discrimination ontologique possèdent leurs propre logique de transmission, et donc leur taux spécifique de mutation, autrement dit que les symptômes d’un changement d’ontologie n’apparaissent pas nécessairement de façon simultanée dans chacun de ces domaines. Tout indique que c’est ce qui s’est passé lorsque l’analogisme a progressivement accouché du naturalisme en Europe : le monde nouveau a d’abord commencé à prendre corps dans les images, près de deux siècles avant d’être l’objet d’un discours réflexif[5]. Si les deux traits qu’une figuration de l’ontologie naturaliste doit au premier chef objectiver sont l’intériorité distinctive de chaque humain et la continuité physique des êtres et des choses dans un espace homogène, alors il ne fait guère de doute que ces deux objectifs ont reçu un début de réalisation dans la peinture flamande dès le 15e siècle, c’est-à-dire bien avant que les bouleversements scientifiques et les théories philosophiques de l’âge classique ne leur donnent la forme argumentée qui signale d’ordinaire l’accouchement de la période moderne pour les historiens des idées. Ce qui caractérise la nouvelle façon de peindre qui naît en Bourgogne et en Flandres à cette époque, c’est l’irruption de la figuration de l’individu, d’abord dans les enluminures (celles des Très riches Heures du duc de Berry, par exemple), où apparaissent des personnages aux traits réalistes, dépeints dans un cadre réaliste, en train d’effectuer des activités réalistes, puis dans les tableaux (d’un Robert Campin ou d’un Jan van Eyck) caractérisés par la continuité des espaces représentés, par la précision avec laquelle les moindres détails du monde matériel sont rendus et par l’individuation des sujets humains, dotés chacun d’une physionomie qui lui est propre. La révolution dans l’art de peindre qui se produit alors installe ainsi durablement en Europe une manière de figurer qui choisit de mettre l’accent sur l’identité individuelle tout à la fois de l’icone, du prototype, de l’artiste et du destinataire, une manière de figurer qui se traduit par une virtuosité sans cesse croissante dans deux genres inédits : la peinture de l’âme, c’est-à-dire la représentation de l’intériorité comme indice de la singularité des personnes humaines, et l’imitation de la nature, c’est-à-dire la représentation des contiguïtés matérielles au sein d’un monde physique qui mérite d’être observé et décrit pour lui-même.

Comparer figuration animique et figuration naturaliste permet de mieux souligner leurs contrastes. Dans les deux ontologies, il s’agit bien de donner à voir une intériorité, mais avec des moyens fort différents puisque le champ des entités auxquelles on prête une intentionnalité agissante n’a pas la même extension : l’animisme ne se préoccupe guère de figurer l’intériorité des humains (elle va de soi comme archétype de toute intériorité) et s’attache plutôt à rendre visible celle des non-humains sous la forme d’attributs humains reconnaissables (généralement un visage), tandis que le naturalisme réserve l’intériorité aux seuls humains et va donc figurer celle-ci, en tant que propriété générale d’une espèce et indice de la singularité de chaque personne, par le biais de la particularisation des physionomies (notamment du regard). Le traitement de la physicalité est plus dissemblable encore. L’animisme rend visible les attributs physiques au moyen desquels chaque espèce d’existant se distingue des autres, mais sans qu’il y ait uniformité des codes formels, souci de ressemblance mimétique ni juxtaposition des figurations (au sens d’une imitation de la nature) car, chaque classe d’existant intentionnel possédant un point de vue légitime sur le monde, il n’existe aucune position privilégiée à partir de laquelle une uniformisation totalisatrice de la représentation pourrait être mise en oeuvre – d’où l’absence de toute figuration paysagère dans l’animisme. C’est le contraire qui se passe avec le naturalisme : la mise en évidence des continuité physiques exige en effet que les existants soient dépeints en grand nombre et avec des techniques semblables au sein d’un espace homogène où chacun d’eux occupe une position qui peut être rationnellement connectée à celle des autres ; d’où le fait que le paysage, la nature morte et la perspective monofocale sont les expressions emblématiques de la peinture moderne et ce qui fait sa radicale nouveauté. Autrement dit, tandis que l’animisme objective des subjectivités en donnant à voir comment elles sont incorporées, le naturalisme parvient à rendre invisible le mécanisme (la perspective comme point de vue arbitraire) au moyen duquel sont subjectivées les objectivités qu’il dépeint. Naturalisme et animisme se distinguent aussi dans le rapport qu’ils établissent entre le degré d’iconicité et le type d’agence de ce qu’ils figurent. Le souci de réalisme qui caractérise la peinture moderne dès ses origines se traduit par le désir d’inclure dans l’image le plus grand nombre possible de qualités inhérentes au prototype, avec ce résultat paradoxal que plus l’image est ressemblante – dans le trompe-l’oeil, par exemple –, plus elle se revendique comme une imitation et plus, de ce fait, elle attire l’attention sur la dextérité du peintre, c’est-à-dire sur le rôle prépondérant de son agence. Par contraste, l’animisme paraît relativement indifférent à la ressemblance, reflet d’une attitude qui voit dans les images non pas des copies du réel, mais des sortes de répliques incorporées du prototype (généralement un esprit, ou un animal-esprit), dotées à ce titre d’une agence aussi puissante que la sienne ; à la différence du cas naturaliste, c’est parce que l’image n’est pas vraiment mimétique que son agence prédomine sur celle de l’humain le plus souvent anonyme qui l’a confectionnée, redoublant ainsi efficacement celle du prototype.

Totémisme

L’identification totémique est fondée sur le partage au sein d’une classe d’existants regroupant des humains et diverses sortes de non-humains d’un ensemble limitatif de qualités physiques et morale que l’entité éponyme est réputée incarner au plus haut degré. Dans les sociétés aborigènes d’Australie où cette ontologie est la mieux attestée, le noyau de qualités caractérisant la classe totémique est réputé issu d’un prototype primordial, traditionnellement appelé « être du Rêve » dans la littérature ethnographique. Dans le cas présent, la figuration devra donc donner à voir l’identité profonde des humains et des non-humains de la classe totémique ; identité interne, du fait qu’ils incorporent une même « essence » dont la source est localisée dans un site et dont le nom synthétise le champ de prédicats qu’ils possèdent en commun ; identité physique, car ils sont constitués des mêmes substances, sont organisés selon une même structure et possèdent en conséquence le même genre de tempérament et de dispositions. Afin de comprendre comment ces finalités figuratives sont mises en oeuvre, il n’est pas inutile de se pencher d’abord sur le statut général des images en Australie. Elles sont toutes et partout liées aux êtres du Rêve et aux actions dans lesquelles ces prototypes se sont engagés afin de mettre en ordre le monde et de le rendre conforme aux subdivisions qu’ils incarnent eux-mêmes. Ainsi, chez les Yolngu (nord-est de la terre d’Arnhem), les motifs employés dans la figuration, comme ceux observables sur les plantes et les animaux (ils portent le même nom), sont des attributs des êtres du Rêve dont ils incorporent de façon visible les propriétés : d’abord, ils sont apparus sur le corps de l’être du Rêve qu’ils représentent et ont été désignés par lui comme patrimoine iconique de la classe totémique qu’il a engendrée ; ensuite, ils sont l’expression iconique des événements qui ont causé les motifs et dont ceux-ci sont la trace ; enfin, ils contiennent le pouvoir des êtres du Rêve et peuvent, à ce titre, servir à un usage rituel (Morphy 1991). Chez les Walbiri du désert central, les motifs guruwari sont les signes visibles laissés par les êtres du Rêve – leurs traces, les traits du relief résultant de leur métamorphose, les objets cérémoniels dont ils ont prescrit l’usage, et les motifs associés à chacun d’eux qui peuvent être peints sur le sol, sur le corps des danseurs, et sur divers types d’objets rituels et de parures – en même temps qu’ils incorporent le pouvoir génésique toujours actif que ces êtres ont laissé dans les sites totémiques afin qu’il s’actualise, génération après génération, dans les humains et les non-humains composant les classes totémiques que chacun d’entre eux a instituées (Munn 1973).

Si l’on se penche sur les modalités de mise en oeuvre des objectifs figuratifs du totémisme australien, deux d’entre elles paraissent présentes dans tout le continent, que l’on peut appeler respectivement la « présentification structurale » et la « présentification structurante ». La première, bien illustrée par les peintures selon le style dit « rayon-X » – des silhouettes animales ou humaines inertes à l’intérieur desquelles sont représentés avec une grande exactitude squelette et organes – de la partie occidentale de la terre d’Arnhem, notamment celles des Kuwinjku, consiste à mettre en évidence la permanence des identités de structure entre humains et non-humains en employant le langage figuratif de la physicalité (Taylor 1996). Celui-ci est caractérisé par trois traits récurrents : la netteté de l’organisation morphologique et des divisions internes (qui donnent à voir la permanence de la relation métonymique d’identité entre humains et non-humains) ; l’englobement dans la figure du totem de ses attributs et créations présentés comme des organes (qui donne à voir non pas un être particulier situé dans le monde, mais des qualités du monde enveloppées dans un être particulier) ; l’immobilité figée de l’être du Rêve représenté (qui donne à voir le caractère inaltérable des divisions qu’il a instituées, de sorte que le mouvement est dans le geste figuratif, non dans la figure). Tout dynamisme, toute narration, tout arrière-plan sont ici exclus au profit de la seule figuration de l’ordre incorporé dans les prototypes. Par contraste, la présentification structurante figure les actions des êtres du Rêve sous la forme des traces qu’ils ont laissées et caractérise les peintures (jadis sur sable, aujourd’hui sur toile pour le marché mondial) des Aborigènes du désert central[6]. Il s’agit d’une série de graphèmes qui tendent vers la pictographie – ils sont combinables, séquentiels et à dénotation constante – et leurs enchaînements illustrent le plus souvent la narration de récits relatant les opérations génératives des êtres du Rêve, à la fois comme un mouvement sur une surface et comme effet incorporé de ces opérations dans les traits du relief. Bref, et comme l’a bien vu Ingold, soit l’on figure les agents de la génération sans leurs traces (terre d’Arnhem) pour montrer que le monde ne fait plus qu’un avec le corps inerte de ceux qui l’ont ordonné, soit l’on figure les traces sans les agents (désert central) pour bien montrer que, ceux-ci ayant disparu de la scène, leur action instituante est terminée (Ingold 1998). Cette manière de traiter le temps contraste très nettement avec ce que l’animisme s’efforce de donner à voir – dans les masques articulés, par exemple –, à savoir le basculement de point de vue entre humain et non-humain allant jusqu’à la métamorphose de l’un en l’autre, c’est-à-dire un mouvement rapide s’accomplissant dans le temps présent, par opposition à une structure statique – prototypes totémiques ou résultats de leur action incorporés dans l’environnement – renvoyant aux origines du monde. Cela contraste aussi avec ce que le naturalisme objective dans les images, à savoir la diversité des individualités humaines et leur saisie réaliste aux divers âges de la vie, combinées à l’homogénéité du rendu de l’espace et des objets qu’il contient. La diversité des expressions phénoménales de l’intériorité humaine s’oppose ainsi à l’unité et à l’immutabilité des prototypes totémiques, tandis que la continuité matérielle des objets du monde s’oppose à la singularité des sites engendrés par les êtres du Rêve.

Analogisme

Rappelons que l’identification analogique repose sur la reconnaissance d’une discontinuité générale des intériorités et des physicalités aboutissant à un monde peuplé de singularités, un monde qui serait donc difficile à habiter et à penser en raison du foisonnement des différences qui le composent, si l’on ne s’efforçait de trouver entre les existants, comme entre les parties dont ils sont faits, des réseaux de correspondance permettant un cheminement interprétatif. Dans une ontologie où l’ensemble des existants est fragmenté en une pluralité d’instances et de déterminations, on comprendra qu’il existe bien des manières possibles de représenter l’association de ces singularités, de sorte que l’objectivation de l’analogisme dans des images pourrait paraître moins spécifique que les modes de figuration des trois autres ontologies. Il est n’est toutefois pas impossible de mettre en évidence quelques traits saillants qu’une figuration analogique devrait faire ressortir. Dans la mesure où l’analogisme met l’accent sur la fragmentation des intériorités et sur leur répartition dans une multiplicité de supports physiques, il s’agira d’abord de désubjectiver l’intériorité des humains et des non-humains, de façon à ce qu’elle soit disséminée et couplée à une physicalité elle aussi distribuée. Autrement dit, il s’agira de donner à voir un ensemble de discontinuités faibles et cohérentes, soit directement dans un seul objet dont la nature composite devra être évidente – la statue d’une divinité aztèque comme Quetzalcóatl, par exemple –, soit indirectement en indiquant que l’image est une partie métonymique du prototype – d’où l’importance de la mimesis dans les objets servant à la « magie sympathique » (J. Frazer), si caractéristique de l’analogisme – ou bien en mettant en évidence que chaque indice n’a un sens et une agence que parce qu’il est inséré dans un agrégat d’indices de natures différentes qui peut être structuré de façon spatiale, par alignements (une file de huacas andines) ou enveloppement concentrique (un reliquaire en Mélanésie ou en Europe), ou de façon temporelle, par simple rajouts réguliers d’un élément au tout (un autel des ancêtres en Afrique). Bref, l’objectif figuratif de l’analogisme c’est, au premier chef, de rendre présents des réseaux de correspondance entre des éléments discontinus, ce qui suppose notamment de multiplier les composantes de l’image afin de mieux désindividualiser son sujet. En ce sens, et quelle que soit l’exactitude de la représentation des détails à laquelle la figuration analogique peut parvenir, elle ne vise pas tant à imiter avec vraisemblance un prototype « naturel » objectivement donné, qu’à restituer la trame des affinités au sein de laquelle ce prototype prend un sens et acquiert une agence d’un certain type. La difficulté vient ici du fait que ce que l’analogisme ambitionne de rendre présent dans les images se révèle encore plus abstrait que ce que les autres modes d’identification visent à figurer : non une relation de sujet à sujet, comme dans l’animisme, ou une relation partagée d’inhérence à une classe, comme dans le totémisme, ou une relation de sujet à objet, comme dans le naturalisme, mais une métarelation, c’est-à-dire une relation englobante structurant des relations disparates.

Une façon de contourner cette difficulté consiste à examiner comment des collectifs analogiques ont conceptualisé ce genre d’opération figurative ; on peut pour cela prendre comme exemple l’esthétique huichol (nord-ouest du Mexique) et l’esthétique chinoise. L’esthétique huichol s’organise autour d’un concept très polysémique, le nierika[7] ; dérivé du verbe « voir », celui-ci désigne des objets rituels percés d’un trou en leur centre ou ornés d’un cercle, des peintures faciales, des lieux de culte considérés comme des passages entre niveaux du cosmos, la faculté visionnaire des chamanes, des motifs iconographiques et des tableaux votifs, qui sont maintenant la forme la plus connue de nierika en raison de leur succès sur le marché international de l’art ethnique. Tous ces référents sont dits nierika, car ils ont en commun d’être des instruments qui permettent la communication et l’observation mutuelle entre les étages cosmiques et entre les humains et les divinités ancestrales (d’où le rôle du conduit central analogue à un oeilleton) ; ce sont donc des connecteurs, remplissant dans le domaine figuratif une fonction semblable à celle du sacrifice, c’est-à-dire forger un rapport de contiguïté entre des entités initialement dissociées. Le nierika se réfère aussi à une autre caractéristique des ontologies analogiques, à savoir l’emboîtement des schèmes cosmologiques : quelle que soit leur forme réelle, tous les objets nierika sont en effet structurés par un modèle idéal en quinconce – un centre entouré de quatre points cardinaux reproduisant la structure du cosmos –, modèle répliqué en chaque point de la périphérie à échelle plus réduite, le résultat s’assimilant à une figure fractale du type cristaux de neige dont la structure apparaît dans maints motifs et images huichols. Quant aux nierika contemporains destinés au marché de l’art, ils tendent à délaisser les formes simples exprimant de façon économique des schèmes de connexion, de réplique ou de réseau, au profit de figurations dynamiques du cosmos, de véritables cosmogrammes qui dépeignent de façon littérale l’entrelacs des correspondances symboliques se déployant à partir d’un point central. Ils offrent ainsi un contraste marqué avec les conventions de la morphogenèse totémique puisque, au lieu de figurer à l’intérieur d’un prototype à forme généralement animale les structures accomplies et immuables définissant les qualités de la classe totémique issue de ce prototype, ils figurent le réseau des liens et des schèmes temporels et spatiaux au moyen duquel le monde est animé et se transforme continûment. En outre, cette transformation est une séquence prise dans le flux général qui fait la trame des connexions analogiques, non le mouvement à deux temps caractéristique du basculement de point de vue que la figuration animique s’efforce de donner à voir : le nierika est un connecteur, non un commutateur.Quoique les critères de l’esthétique chinoise paraissent aux antipodes de ceux de l’esthétique huichol (exactitude mimétique contre stylisation, construction perspec-tive contre absence de perspective, technique spécialisée acquise auprès d’un maître contre savoir-faire généralisé, etc.), leurs finalités sont finalement assez proches et diffèrent surtout grandement de celles du naturalisme, de l’animisme et du totémisme. L’idéal de la peinture chinoise n’est pas d’atteindre le beau, mais de tenter de recréer un microcosme total où soit visible l’action unificatrice dont on crédite les souffles vitaux dans le macrocosme ; autrement dit, il s’agit de figurer une réplique du cosmos à une autre échelle[8]. Le Vide joue un rôle central dans cette opération : de façon littérale, d’abord, par la surface importante dévolue à l’espace non peint qui joue le rôle d’un milieu interstitiel parcouru par les souffles reliant le monde visible au monde invisible ; mais aussi, dans l’espace peint, par la fonction Vide dévolue au nuage comme médiateur entre la Montagne (dont il emprunte la forme) et l’Eau (dont il est formé), les deux termes accolés (Shan-Shui) définissant et dénotant la peinture de paysage. Celle-ci met aussi en lumière cette autre caractéristique de l’analogisme qu’est l’ambition de donner à voir le réseau des correspondances entre l’homme et l’univers : peindre la Montagne et l’Eau, en effet, c’est faire le portrait des sentiments et dispositions qui animent les humains, les traits principaux du milieu physique entrant en résonance avec le milieu intérieur. Esthétique huichol et esthétique chinoise ont ainsi en commun de fixer comme objectif à l’activité figurative l’ostension de la manière dont des singularités initialement particularisées par leur nature, leur situation, leur statut, leur apparence, parviennent à entrer en correspondance, soit terme à terme comme dans le rapport entre Montagne et Eau, soit à l’intérieur d’un réseau d’affinités à la trame plus ample comme dans le cas huichol, aboutissant à réduire, dans l’espace de l’image, l’ampleur des discontinuités qui les singularisent. Est également commun aux deux esthétiques le but de figurer les liens enchevêtrés entre macrocosme et microcosme, l’image étant perçue non seulement comme un modèle réduit plus ou moins iconique de l’univers dont elle réverbère certaines qualités à une autre échelle, mais aussi comme l’expression des analogies qui peuvent être décelées entre les qualités humaines et les propriétés du cosmos. Bref, en régime analogique, on ne cherche pas à donner à voir des choses, des intentionnalités ou des structures, mais bien, quel que soit le prototype que l’image figure, des processus dynamiques.