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Perhaps the first time I was struck by this mysterious power of speech, […] was when in complete darkness I approached one of the lagoon villages in the Trobriands with a large fleet of canoes. […] We were being directed by the local natives from the shore and the effectiveness of the instructions given, the smooth and rapid way in which they were carried out led to our fleet getting quickly into the tidal creek through the intricate channels of approach. […] A small fleet of canoes moving in concerted action is constantly directed and its movements coordinated by verbal utterance. Success or failure depends on correct speech. Not only must the observation of the scouts be correct, but they must give the correct cry. The meaning of the cry announcing a shoal of fish consists in the complete resetting of all the movements of the fleet. As a result of the verbal symbol the canoes rearrange themselves so that the nets can be cast properly and the shoal of fish driven into them, and constant verbal instructions pass from one canoe to another in the process. Each utterance is bound up with the technicalities of the pursuit and is based on the lifelong experience of all the members of a fishing team who from childhood have been trained into the craft. […] Unfortunately, I have not noted down any actual texts of such speech, being unaware of the great importance of this form of utterance when in the field.

Malinowski 1966 : 58-60

On a beaucoup décrit la participation à une dynamique langagière, évidente dans la prise de parole, mais l’articulation de l’appartenance dans la pratique quotidienne des individus a été relativement peu étudiée (Daveluy 2005 : 13-21). Si la pertinence du contenu des interactions n’a jamais été remise en cause, très peu a été dit sur les mécanismes linguistiques qui sous-tendent le transfert d’information durant les activités courantes. Selon Hanks (1996 : 235), « […] practice relies on the ability to integrate language with nonlanguage under highly variable conditions ». Interpellés par la complexité des phénomènes langagiers qui les intéressent, les auteurs regroupés dans ce volume persistent, devant des paradoxes apparemment inexplicables, à porter attention aux stratégies déployées à court terme, selon les conditions ponctuelles d’interaction, aussi bien qu’à l’adaptabilité exigée par les circonstances sociales qui changent au cours d’une vie.

Si les dynamiques interactionnelles sont captées individuellement, elles font sens collectivement. Il faut donc savoir profiter du contraste qui existe entre une approche légaliste du droit à la parole – les droits linguistiques, par exemple, ont généré beaucoup d’intérêt récemment – et l’ethnographie des lieux de la parole. Où est-il possible et permis d’utiliser quelles langues? Pourquoi le fait que les aînés commentent ouvertement le choix des langues des plus jeunes est-il significatif? Comment la norme est-elle mise en pratique en milieu familial? Quelles sont les circonstances préalables pour oser utiliser sa langue en public? Voilà le genre de questions que les pratiques langagières dans des dynamiques diverses peuvent éclairer. C’est l’actualisation de l’appartenance langagière, sociale et culturelle qui ressort en bout de ligne.

On ne peut ignorer que l’arrimage de l’anthropologie du langage à l’anthropologie tout court est matière à débats. Selon Regna Darnell (dans Duranti 2003), la recherche d’autonomie envers la linguistique et l’anthropologie a longtemps préoccupé les anthropologues du langage. Avec le temps, une distance a bel et bien été établie avec la linguistique, mais on ne peut en dire autant en ce qui concerne l’anthropologie. Au contraire, ceux et celles qui s’intéressent aux affaires langagières dans une perspective anthropologique ont choisi d’y demeurer fermement associés. Parmi les concepts clés en anthropologie du langage, celui de la socialisation langagière (Schieffelin et Ochs 1986) illustre particulièrement bien cette distanciation par rapport à d’autres disciplines et le caractère distinct de l’anthropologie du langage. Ochs et Schieffelin (1984) ont commencé par démontrer les limites de l’acquisition du langage, propre à la linguistique et à la psychologie, pour expliquer les phénomènes langagiers des sociétés du Pacifique où elles travaillaient. Avec le recul, il s’avère toutefois indéniable que les études en socialisation langagière ont pu se développer en grande partie précisément parce qu’elles ont été menées d’un point de vue anthropologique (Kulick et Schieffelin 2004). En fait, les anthropologues du langage n’ont complètement coupé les ponts avec aucune discipline. Ainsi, dans ce numéro, l’histoire ou l’ethnohistoire (voir Bouchard, McElhinny), la sociologie et la psychologie (Schieffelin), les sciences politiques (Philips et McDougall) sont bien présentes. Le dialogue est d’ailleurs maintenu avec la linguistique sous toutes ses formes, dont la sociolinguistique (Daveluy) et la psycho-linguistique (Heller). Les anthropologues du langage ont donc réservé une approche particulière aux comportements langagiers des humains dans leur ensemble, ce qui se reflète sur les problématiques qu’ils traitent.

D’ailleurs, la vitalité du domaine de recherche ne fait pas de doute si on en juge par le récent regain dans les publications notamment des rééditions comme Blount (1995), Bonvillain (2000), Burling (2000) et Hickerson (2000), par exemple, mais aussi plusieurs ouvrages nouveaux, dont les introductions de Duranti (1997), Foley (1997), Ottenheimer (2006) et des ouvrages collectifs comme Brenneis et Macauley (1996), Duranti (2004), Jourdan et Tuite (2006). Dans la foulée, un certain renouvellement des approches proposées a eu lieu (Finnegan 2002). Pendant quelque temps, l’anthropologie du langage a même eu la cote dans les grandes revues d’anthropologie au Canada (Daveluy et Laforest 1994), au Québec (Jourdan et Lefebvre 1999) et aux États-Unis (en particulier American Anthropologist, sous la direction de Don Brenneis, Current Anthropology et le Journal of Linguistic Anthropology, qui fait à nouveau preuve de dynamisme).

Le courant d’auto-critique articulé autour des discours experts en anthropologie du langage (par exemple Hill [2002], Heller et Patrick dans ce volume) peut effectivement être interprété comme un signe de maturité dans le champ d’étude. Parmi les anthropologues qui s’intéressent aux langues, il y a un large éventail de positions entre apolitisme déclaré et participation plus ou moins consciente à une cause politico-langagière. On pense au militantisme (et à la ferveur) des sauveteurs de langues en péril ou, dans une version plus mesurée, à Zentella (1997 : 4) qui fait dans l’anthropolitical linguistics. Aux discours militants s’oppose l’engagement soutenu envers une langue précise. Dans ce volume, Schreyer et Gordon illustrent le développement de relations dans l’action concrète, ici sous la forme du développement d’un jeu de société en langue tlingit. Heller décrit comment, sous couvert scientifico-linguistique, plusieurs chercheurs se distancient des aspects sociopolitiques des situations étudiées. Elle retrace succinctement les modifications de la conception de la langue en anthropologie du langage : parfois encore considérée comme un objet autonome détaché de toute dynamique sociale, la langue peut tout aussi bien jouer le rôle de moteur industriel dans des domaines précis de développement comme le tourisme. Déterminer la valeur marchande des langues occupe depuis longtemps une place importante en sociolinguistique, mais une tendance à la comptabilisation des coûts de l’industrie langagière (Grin 2005) ou des politiques linguistiques (Tabouret-Keller 1996) se précise. Les anthropologues qui s’engagent dans l’étude des phénomènes langagiers participent donc activement aux grands débats de l’heure malgré un détachement parfois affiché.

D’autre part, les ethnologues et les anthropologues du langage partagent quelques connivences qui ont assuré la démarcation de l’anthropologie et contribué à sa notoriété. Ainsi, nous sommes complices de par notre intérêt commun pour l’oral. C’est à tout le moins le point d’entrée que nous partageons pour entrer en contact avec tout collaborateur. Ensemble, nous avons réussi à l’établir comme incontournable, bien qu’à divers degrés, dans toute société. On ne peut oublier que l’oral était rejeté par la plupart des sciences humaines, et en particulier par les sciences du langage, parce qu’on le considérait comme éphémère devant la stabilité imputée à l’écriture. Or, depuis Scherzer (1987), l’analyse de discours occupe une plus grande place en anthropologie et les liens entre l’oral et l’écrit sont mieux compris. Dans ce numéro, le texte de McElhinny, sur l’entextualisation, et celui de Philips et McDougall, sur le discours parlementaire, s’inscrivent dans cette lignée d’études fondamentalement anthropologiques dont la démonstration repose sur la description de l’incorporation de l’histoire sociale dans l’écrit (respectivement dans des rapports annuels et dans un accord politique avec un groupe autochtone). Philips et McDougall démontrent particulièrement clairement comment les cultures et les langues sont au coeur des stratégies discursives dans les débats politiques qui précèdent la rédaction de textes de loi. Leur analyse va dans le sens de Hanks (1996 : 242) pour qui les genres discursifs constituent l’unité de description qui doit être adoptée en anthropologie du langage. La façon dont la performance orale contribue à la légitimité de l’écrit ressort incontestablement.

Souvent, les échanges que nous entretenons avec les anthropologues nous protègent de la simplication à outrance de phénomènes complexes. Par exemple, ce sont des ethnologues qui ont originellement décrit l’exogamie langagière (notamment Jackson 1983) reprise ici par Daveluy. Les structures de parenté et les règles de mariage qui régissent la forme classique de l’exogamie langagière en Amazonie ont été escamotées par les sociologues dans les premières études sur ce sujet au Canada. Dans ces travaux, la progéniture est conceptualisée comme unilingue, quand les linguistes et les anthropologues ont amplement souligné le caractère plurilingue des sociétés amazoniennes qui pratiquent l’exogamie langagière. Malgré la contextualisation linguaculturelle (linguacultural situatedness) proposée par Friedrich (2006 : 212 et 219), l’exogamie langagière telle que la problématise actuellement le milieu minoritaire francophone albertain se fonde sur une idée périmée en anthropologie, soit qu’à une langue correspond inévitablement une seule et unique culture. L’information distribuée par les agences chargées de recruter des ayants droit aux services en français vont jusqu’à lier l’exogamie langagière à la couleur de la peau. La récupération d’un concept pour des fins aussi louables que la transmission d’une langue ne se fait donc pas sans heurts. La comparaison des deux cas d’exogamie langagière permet aussi de démontrer que des comportements apparemment inappropriés à court terme ne le sont pas nécessairement à long terme puisqu’un répertoire linguistique se bâtit dans la durée.

McElhinny traite de la coexistence des langues et de leur hiérarchisation dans son analyse des rapports de la Santé publique des Philippines. Il s’agit d’un exemple probant de la reclassification des langues qui a eu lieu au début du vingtième siècle lors de la transition vers l’indépendance de nombreux pays dans le monde. Elle décrit comment, en cours de décolonisation, l’espagnol a cédé la place à l’anglais dans le domaine de la médecine. Son argumentation favorise la réflexion sur le statut actuel de l’anglais en science et dans le monde des affaires. On sait qu’au moins deux modèles s’opposent pour expliquer le positionnement contemporain des langues coloniales de l’époque. Certains (comme Wright 2004) prétendent que la mondialisation peut s’avérer moins nocive envers les langues pertinentes localement que les nationalismes ont pu l’être. Pour d’autres, dont Calvet 1999, la rhétorique du bien-fondé de la diversité linguistique mondiale permet de déclasser des langues qui ont joué un rôle important lors de la colonisation au profit de l’anglais exclusivement. Selon le modèle d’analyse de Calvet, la lutte entre l’espagnol et le filipino, maintenant promu comme langue nationale, servirait la cause de l’anglais. Or, McElhinny démontre comment l’espagnol a permis l’émergence des conditions nécessaires pour débattre des questions de santé d’égal à égal aux Philippines. Ce qui n’est pas rien. L’approche historique qu’elle adopte contribue donc à une meilleure compréhension des enjeux de la dynamique langagière des Philippines de nos jours autant que par le passé. Que d’autres langues soient utiles et utilisées aujourd’hui s’explique à l’aune de l’histoire qui se poursuit.

Patrick va dans le même sens dans sa critique du discours de la menace qui pèse sur les langues (language endangerment). Pour elle, il faut concevoir les dangers qui guettent les langues en termes de continuité linguistique et culturelle. Elle soulève la marginalisation des locuteurs de variétés non standard quand la modernisation passe par l’homogénéisation des pratiques langagières. Bouchard lui fait écho avec l’exemple d’une tentative de morcellement d’un groupe qui se reconnaît comme tel. Selon lui, les Komis refusent l’étiquette de petits peuples, malgré les droits collectifs que cela leur vaudrait au niveau économique. En fait, préserver sa langue est un enjeu parmi plusieurs face aux changements d’ordre politique dans le monde contemporain. Dans plusieurs cas, il faut d’abord survivre avant de pouvoir contribuer au maintien de la diversité linguistique mondiale aussi vitale puisse-t-elle être jugée pour l’humanité (Nettle et Romaine 2003 ; Maffi 2001). Si on aborde la question à partir de la notion de cycles plutôt que dans le cadre d’un point de départ qui aboutit unilatéralement à la fin d’un processus, on peut concevoir autrement les apparentes ruptures dans la continuité.

En effet, ceux et celles qui se préoccupent de la préservation du patrimoine linguistique mondial semblent compter sur l’usage ininterrompu des langues comme mesure essentielle à la chose. Entre autres, Fishman (1991) insiste sur la transmission intergénérationnelle des langues. Quant à Krause (1998), il interprète le fait que les enfants ne parlent pas la langue de leurs parents comme un élément suffisant pour prédire sa disparition. Pourtant, la sociolinguistique variationniste nous a appris que les comportements langagiers et les attitudes face aux langues changent avec l’âge, et ce, de façon prévisible (Labov 1972). On sait aussi que dans plus d’un cas, des parents choisissent de ne plus utiliser leur langue avec leur progéniture sans pour autant cesser de la parler entre eux (Daveluy à paraître). Souvent, ils ont fait ce choix dans un contexte social qui le dictait, mais les normes langagières changent aussi avec le temps. Il n’est donc pas impossible que la communication intergénérationnelle puisse éventuellement reprendre dans la langue momentanément mise de côté. Enfin, qu’en est-il de ces individus privés de leur langue pendant leurs années d’école, loin des leurs, et qui la réapprennent plus tard? C’est que les locuteurs sont beaucoup plus activement impliqués dans les situations linguistiques qu’ils vivent qu’on a longtemps voulu le croire. La plupart des articles de ce numéro fournissent des données à cet égard. Pour commencer, Schieffelin nous rappelle comment le concept de socialisation langagière a permis d’inclure l’univers social et langagier des enfants, qui était jusqu’alors négligé dans les études des anthropologues. Le comportement des adolescents est aussi interprété par Daveluy comme s’insérant dans une dynamique langagière et sociale en cours plutôt qu’une étape qui met fin à un état pour en créer un autre, sans lien avec le précédent.

D’ailleurs, Schieffelin nous rappelle que les expériences langagières sont nettement localisées. La photo qui illustre le texte de Schreyer et Gordon en dit long à ce sujet. Au geste (le lancer du dé) répond le regard (de celui qui anticipe l’avenir sourire aux lèvres, sourire qu’on sent plus qu’on ne le voit). Sourire du regard, c’est participer pleinement à une interaction en cours. La discussion suivra inévitablement la brève réflexion sur les options créées par le nombre obtenu et la considération des stratégies à déployer pour faire un bon coup à ce tout nouveau jeu récemment inventé. On ne peut pas jouer sans échanger. Les mots en tlingit, au bas des images, font partie du plaisir de jouer, sans trop penser à la cause (de la langue) ou au drapeau que chacun sait pourtant qu’il faudra bien porter un jour. Pour les autres, assis autour, autant que pour soi-même, mais aussi pour nous, qui observons de loin. Parmi nous justement, plusieurs ne voient que la carte en plastique retenue par quelques cailloux. Ils prônent la préservation des langues et des cultures, mais se préoccupent somme toute peu des joueurs. D’autres ne voient pas les cailloux et clament que les mots (la langue), les photos (les animaux) et la carte (le savoir) seront emportés tour à tour aux prochains coups de vent, que la génération suivante représente. Ils proposent souvent d’enseigner les langues et les cultures en milieu scolaire pour assurer leur pérennité. Personne n’a tort, personne n’a raison, mais rien ne fonctionnera si ces jeunes ne s’amusent pas un peu dans la vie. Les gens sur la photo vont au camp en grande partie pour le plaisir de s’y retrouver. On sait qu’ils y sont grâce à la nappe en dentelle qui orne la table. On s’amuse en beauté dans les camps, car les standards (esthétiques, linguistiques, sociaux) y sont très élevés puisque c’est le milieu d’apprentissage par excellence.

Pour Schieffelin, un tel ancrage expérientiel demeure, un peu comme le sacré persiste malgré l’abandon de la pratique religieuse. Quant à Therrien (1996), elle démontre comment les expériences initiales sont intégrées dans la langue et dans la culture. En fait, les pratiques langagières sont ancrées dans des lieux d’expression tout comme elles s’inscrivent dans la durée et, par conséquent, changent avec le temps. Les anthropologues du langage vous invitent donc à considérer l’allure changeante de ce qui reste malgré tout.

Merci à tous ceux et celles qui ont collaboré à la préparation de ce numéro et surtout à ceux et celles qui nous ont donné l’occasion de rassembler nos idées.