Article body

À travers la vingtaine d’essais que compte l’ouvrage, dont la plupart ont été présentés lors de conférences publiques, Joseph Yvon Thériault analyse, dans un style toujours clair et fluide, cette question de l’identité des francophonies minoritaires canadiennes. Cet ouvrage se présente sous la forme d’une chronique portant sur l’état sociopolitique des espaces francophones en milieu minoritaire. Il suppose l’existence d’une constante commune des francophonies canadiennes, une survivance, soit celle de faire société autour de la langue française. Se pose la question de savoir si ce projet qui s’inscrit dans une mouvance dominante « communautarienne » est réalisable ou même souhaitable. La réponse dépend des situations, des contextes propres à l’Acadie, au Québec, à l’Ontario francophone, finalement à toutes ces communautés minoritaires de langue française du Canada. Vouloir faire oeuvre de société autour de la langue française, vouloir ultimement s’ériger en nation, implique notamment de se doter d’institutions autonomes et d’une capacité organisationnelle sociétale. Un « rêve fou » selon Joseph Yvon Thériault, un projet qui a déjà échoué, nous rappelle-t-il, avec le Canada français et qui ne pourra que moins bien réussir à l’échelle de chacune des communautés minoritaires provinciales, exception faite du Québec et peut-être aussi de l’Acadie. À défaut de pouvoir se constituer en nation(s), mis à part ces deux nationalismes donc, peuvent-elles se « réarrimer » toutes ensemble pour donner vie à une société civile pancanadienne?

Ce concept de « société civile » se retrouve d’un bout à l’autre de ce livre. Dans l’espace de la francophonie au Canada, penser en termes de société civile, c’est envisager, au-delà de l’État, un lieu, bien que non étatique, à dimension politique, un lieu de gouvernance communautaire, non de gouvernement. C’est cette perspective qui est discutée ici par Joseph Yvon Thériault. Insistant sur l’impossible institutionnalisation étatique de ces minorités, il appelle ces cultures, déjà en marge et minoritaires, à ne pas s’isoler davantage par un travail de construction en rupture avec le reste du Canada. Au contraire, prenant fait de leurs différences, les cultures minoritaires, les « petites cultures », doivent s’articuler dans des ensembles plus vastes. Il invite ainsi ces minorités francophones du Canada à retrouver cet horizon commun partagé afin de former une société civile qui ne se réduise pas aux frontières des États, à l’instar de l’ancien Canada français. De la même façon, au niveau de la recherche cette fois, Joseph Yvon Thériault appelle à une « délocalisation » des études sur les francophonies minoritaires au Canada. L’analyse présentée dans ce recueil d’essais couvre à ce titre tout le Canada francophone et s’étend même à l’ensemble du globe, avec une réserve toutefois concernant la réalité sociologique de cette Francophonie mondiale. Si ce n’est la langue, en effet, les communautés francophones de par le monde partagent bien peu d’expériences en commun, sociales, culturelles, identitaires ou autres. Il existe certains éléments d’une société civile francophone comme la tradition du républicanisme et du droit civil français, mais il n’existe pas d’opinion publique ni de réseau associatif francophones mondiaux. La Francophonie mondiale, souligne-t-il, n’est pas et ne doit pas être la « version française de l’américanisation du monde ».

L’objet d’étude de cet ouvrage, soit la dynamique identitaire des francophonies minoritaires du Canada, notamment de l’Acadie plongée dans un imaginaire purement identitaire qui fait de la mémoire le lieu par excellence de son unité, est abordé sous l’angle de la sociologie politique. Si la teneur générale de cet ouvrage est de nature sociologique, des chercheurs d’autres disciplines comme l’anthropologie peuvent y trouver, à bien des égards, matière à réflexion, notamment concernant la problématique autochtone au Canada. En effet, les communautés autochtones du pays souhaitent également faire société afin de s’inscrire à leur façon dans le continent nord-américain. C’est là d’ailleurs ce qui, selon Joseph Yvon Thériault, différencie les modalités d’intégration de ces groupes des autres groupes ethniques. Les petites cultures, comme il les appelle, qui se structurent particulièrement autour d’une langue, pour faire face aux prétentions cosmopolites des grandes, ont besoin d’une certaine « lourdeur identitaire », d’entretenir un certain rapport à leur passé en construisant une tradition, un héritage ou encore une mémoire. L’importance des représentations et des interprétations des faits dans la vie réelle des sociétés est ici soulignée. Une leçon à retenir pour tous ceux qui cherchent les faits plutôt que leurs interprétations dans la compréhension des sociétés.

En définitive, voilà un ouvrage sociologique qui ouvre à l’interdisciplinarité et à la recherche action, qui interpelle tant les chercheurs d’autres disciplines que les acteurs et les leaders sociaux à l’oeuvre sur le terrain. Les réflexions et propositions théoriques présentées ici, celles d’un « Canadien français », autant Acadien, Québécois que francophone hors Québec, en attestent, page après page, essais après essais.