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Prologue

Le politique est un destin partagé chez les êtres humains. Cependant, la variété de ses formes, dans le temps et l’espace, montre que les sociétés déclinent différemment cette disposition. Le politique se trouve à l’interface de la nature et de la culture et en reconfigure les tensions : c’est dans cet espace que prennent forme nos passions. Passions politiques par excellence que sont la compassion, la colère, la peur, la terreur, le courage qui nous font accepter des normes ou nous insurger ; nous sentir en sécurité, outragés, ou dans la détresse. Ces passions constituent des actes, à travers lesquels le regard anthropologique peut chercher à analyser les dimensions sociales et politiques des passions.

La ligne entre émotions et passions est difficile à franchir. Jusqu’ici, l’anthropologie s’est intéressée aux « émotions » et aux contextes émotifs comme formes rhétoriques et stratégies sociales. Toutefois, les passions comme actes et comme raisons se sont imposées non seulement comme des stratégies, mais aussi comme un ressort majeur de l’action politique, ainsi que le montrent à la fois une analyse historique et une analyse critique des évènements contemporains. Dans ce numéro, notre propos est de dépasser une anthropologie des émotions en proposant de repenser les espaces politiques au croisement des configurations passionnelles, et d’un ensemble de techniques impliquant des lieux de parole, des institutions, des discours, des énonciations et aussi des dispositions créées pour les agents et les sujets. Ces dispositifs ont été l’objet d’une investigation fondamentale pour le développement d’une anthropologie du politique (Pandolfi et Abélès 2002), mais les évènements contemporains nous obligent à une nouvelle approche qui explore la dimension politique des passions et en questionne les effets sur les espaces sociaux. Cette approche, telle que ce numéro Passions politiques la présente, se situe d’emblée dans un double mouvement du politique et des passions. Le politique est saisi dans le moment d’une évolution, que ce soit à travers la question de la guerre et du tyrannicide (Sissa), de la révolution (Wahnich), de l’émergence d’un nouveau cadre d’action « humanitaire » (Pandolfi, McFalls, Abélès), ou de la constitution d’une revendication politique (Crapanzano). Les passions sont également saisies dans ce moment où les émotions, individuelles, se réélaborent à un niveau collectif (Pandolfi, Corin, Crapanzano). L’espace du politique se reconfigure dans le mouvement par lequel les émotions se « transmuent » (Crapanzano) en passions. La reconfiguration du politique cristallise et fixe ce mouvement d’élaboration des passions à un niveau collectif.

Une réflexion sur les espaces du politique nous force à franchir les seuils des disciplines et à engager un dialogue entre les champs de savoir[1]. Les réflexions proposées dans ce numéro spécial, qui sont nées et ont grandi dans la scène géopolitique de l’après 11 septembre 2001, voient le jour en même temps qu’un autre événement qui suscite une tout autre passion collective : l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis. Entre ces deux contextes de réflexion, d’écriture et de réception, marqués différemment mais autant l’un que l’autre par les effets du pouvoir des passions, la nécessité de poser un fondement théorique fort pour une approche des passions politiques n’en est que plus sensible.

D’une anthropologie des émotions à une anthropologie des passions politiques

L’anthropologie des émotions a vécu une profonde transformation dans le courant des années 1980 (Ethos 1983). L’émotion, libérée de la suprématie psychobiologique, s’ouvre alors à différentes perspectives, en soulevant notamment l’importance du monde émotif de l’ethnographe, de la réflexivité comme méthodologie et comme épistémologie (Crapanzano 1979 ; Rosaldo 1984). Le renouveau du regard porté sur les émotions (Shweder et Levine 1984) a conduit les anthropologues à étudier les écarts qui existent entre la possibilité pour les individus d’exprimer des émotions conventionnelles et normalisées dans le quotidien et des expressions transgressives et souterraines, qui ne restent pas enfermées dans le vécu émotif d’un individu particulier, mais qui sont partagées culturellement, même sous des « formes » secrètes (Abu-Lughod 1986 ; Lutz 1990 ; Pandolfi 1991). Pour raconter les émotions, l’anthropologie a exploré des images et des formes narratives en mesure d’exprimer les tensions sous-jacentes aux modèles, ou de chercher les discordances et les aspects cachés d’oppositions exprimées. Autrement dit, l’oralité et la narrativité s’installent dans l’ambiguïté entre émotion véritable et stratagème culturel (Fischer 1988). L’étude des stratégies textuelles par lesquelles les sujets s’engagent auprès de leurs interlocuteurs (Leavitt 1996) confère aux émotions une fonction essentielle dans l’analyse ethnographique. Mais c’est précisément parce qu’elle concentre ainsi son regard sur les écarts entre le contexte social normatif et la résistance subjective (Wikan 1990 ; Jamous 2004) que l’anthropologie des émotions se montre faiblement équipée pour décrire l’espace pluriel et conflictuel du politique, en particulier là où le caractère complexe de la violence s’avère du fait de la multiplicité des acteurs ainsi que des appareils étatiques et administratifs (Pandolfi, McFalls, Crapanzano, Makaremi). D’où la nécessité de s’engager dans une nouvelle approche anthropologique du politique qui s’intéresse aux passions (Das 2006 ; Butler 2004) et à la façon dont elles reconfigurent les espaces sociaux.

Dans l’étude des émotions, un tournant se produit avec une anthropologie du monde classique, qui montre comment le deuil des mères se transforme en une colère dont le débordement politique menace de déstabiliser l’ordre social de la cité grecque (Loraux 1989), ou encore, qui explore la configuration émotive de cette « guerre juste » qui est à la genèse de la démocratie athénienne (Sissa 2003). Cette réflexion en anthropologie des mondes classiques a ainsi montré comment les passions politiques font partie, non pas d’actions individuelles, mais d’actions et de raisons qui questionnent profondément l’ordre social constitué. Cette approche réinvestit politiquement les configurations émotives en les situant à l’intersection d’une multiplicité de techniques – qui impliquent des espaces sociaux, des institutions, des discours, des énoncés – et des dispositions créées par les agents et les sujets.

Toutefois, les espaces politiques et sociaux ne doivent pas être considérés comme des réceptacles immuables d’où émergent les actions, les pensées, les sentiments politiques et sociaux. Parler d’« espace » politique est une métaphore pour évoquer – en utilisant, inévitablement, une autre métaphore – une arène dynamique dans laquelle se vivent les actions, les pensées et les sentiments. Malgré les contraintes structurelles et la résistance (comprise dans un sens phénoménologique) de la « dure réalité », les espaces sociaux et politiques ne restent pas insensibles aux effets transformateurs des émotions et des passions, individuelles et collectives. Bien que les émotions et les passions émergent dans des contextes (discursifs et spatiaux) bien précis, elles ne sont pas les simples produits de ces attributs contextuels : elles ont également un effet transformateur sur ces attributs et ce contexte. Une fois mises en branle, elles (re)définissent et (ré)évaluent le contexte dans lequel elles émergent comme étant celui, bien spécifique, qui les a produit. En ce sens, elles sont de puissants indices créateurs – peut-être même le plus puissant (Crapanzano 1992 : 229-238, 1994).

Ainsi, un agencement circonstanciel particulier peut-il produire de la colère ou de la rage chez un individu ou un groupe, et en cela, ces circonstances sont irrévocablement indexées comme productrices de colère, de rage. Cette récursivité a d’immenses implications politiques, surtout lorsque les circonstances sont manipulées en vue de produire de l’émotion. Que l’on pense par exemple à la façon dont l’administration Bush a manipulé et perpétué la peur qui a fait suite aux évènements du 11 septembre 2001. La manipulation politique des émotions et des passions peut s’avérer dangereuse – bien qu’à un certain niveau, elle soit inévitable. La colère peut mener à l’indignation, l’indignation aux protestations, les protestations aux émeutes, les émeutes, si elles ne sont pas contenues, à la violence et l’anarchie – et par réaction, au gouvernement despotique ou au changement révolutionnaire. La peur peut produire une absence de confiance en ceux, précisément, qui cherchent à la perpétuer. Elle peut mener à la paralysie sociale. Ou bien, la peur peut se répercuter sur ceux qui la manipulent et la perpétuent, en les exposant à leur tour à la peur, et souvent à des réactions violentes et irrationnelles face à cette peur. Que l’on pense à la Terreur ; à la violence du tyran qui craint de perdre le pouvoir ou d’être assassiné. Que l’on pense au Wallenstein de Schiller (1988 [1799]). La contagion des passions, aussi illusoire qu’elle puisse paraître, doit cependant être étudiée dans un cadre sociopolitique qui reconnaît la fragilité, l’artifice même, des arrangements sociaux et politiques, tout autant que leur variabilité, ainsi que le rôle des passions et des émotions dans cette variabilité.

Passion de la violence, violence des passions

L’approche anthropologique des passions repose la question de la violence dans le politique. Ainsi le fil rouge de nos réflexions traverse-t-il ces espaces où resurgit la violence dans ses différentes manifestations – des espaces façonnés par différentes vagues de passions : colère, indignation, terreur. Ces espaces politiques, qui apparaissent comme des entre-deux travaillés par l’incertitude d’une vie en commun, sont témoins d’une interpénétration de l’ordre politique individuel et de l’ordre collectif. Dans ce numéro, la question de la violence apparaît à l’articulation de deux axes, qui sont l’espace politique de la colère et la question de la survie. D’une part, la rhétorique, les manifestations, les effets de la colère participent d’un « dispositif pathétique » – dans différents moments historiques mais aussi au regard des évènements de notre actualité – qui redéfinit le lieu politique des passions. D’autre part, les passions (de terreur, de compassion) que génère la question de la survie – réapparue dans nos sociétés comme un des ressorts majeurs de l’action politique (Abélès) – ouvrent un espace de réflexion critique autour des nouvelles modalités de gestion des populations et des corps, qui émergent autour de la raison « humanitaire ».

La colère : le lieu politique des passions

La question de la violence dans le politique articule l’enjeu de l’identité (Crapanzano) et celle de la violence démocratique (Corin, McFalls, Makaremi, Pandolfi, Sissa). Dans la démocratie athénienne (Sissa), ce que l’on pourrait nommer l’acte de violence fondatrice, la stasis, n’est pas relégué dans le passé ni figé dans une mémoire collective, mais devient important dans la rhétorique de la démocratie. En effet, la stasis s’impose comme un modèle pour toutes les guerres extérieures et intérieures dans lesquelles la « cité des citoyens » va s’engager. Autre naissance d’une démocratie au prisme de la violence fondatrice, la révolution française (Wahnich) se négocie dans la conscience, de la part des révolutionnaires, d’une double nécessité : en cas d’offense, la colère doit surgir pour sauver l’honneur, mais elle ne doit pas produire l’anarchie. Ils sont ainsi tenus d’inventer des dispositifs de retenue de la violence afin de conjurer la violence des premières expériences révolutionnaires qui a fait du peuple cette figure de bourreau qui surgit lorsque les lois sont silencieuses. C’est effectivement en produisant l’expression d’un désir de loi puis d’une demande de loi que les révolutionnaires parviennent à diverses reprises à retenir la violence et à ne pas sombrer dans « l’anarchie ».

Protagonistes de cette scène où se nouent violence et démocratie, les passions impliquent des identités à la fois individuelles et sociales (Crapanzano). Elles sont particulièrement mobilisées lorsque ces identités se trouvent questionnées – lorsque notre rapport au monde, et tout d’abord les conceptions morales qui sous-tendent ce rapport sont ébranlées, inquiétées dans leur intégrité, voir menacées de destruction. C’est dans cette mesure que la menace joue un rôle dans les passions politiques, qui sont associées à la blessure, et en fin de compte articulées à un enjeu d’offense morale et politique. Le discours et les actions qui, bien que menacés, se veulent dépassionnés endossent la position d’une supériorité morale : ils sont du côté de la justice, du droit, de ce qui est « naturel » et bon. D’un point de vue phénoménologique, ils sont souvent plus intenses que la plupart des émotions. Ils réfléchissent plus en termes de causes qu’en termes d’objets spécifiques, même si certains objets peuvent cristalliser très puissamment certaines causes. Dans leur intensité, ces discours et ces actions jouent avec le risque permanent de l’excès, de la perte de contrôle, finalement, de l’autodestruction. Cette dimension implosive de la violence à l’intérieur de soi fait écho à la dimension psychanalytique et politique (Corin, qui s’interroge sur la place qu’occupe la terreur et ses déclinaisons multiples – terrorisme, terroristes – dans l’imaginaire contemporain) mais aussi à la « violence iatrogène » (McFalls), dans ces situations où le politique est hypothéqué par l’espace de la survie.

La survie : les passions dans l’espace humanitaire

À rebours d’une tradition qui pose la convivance comme la visée prioritaire des êtres sociaux, le champ politique se trouve envahi par une interrogation lancinante concernant l’incertitude et les menaces que recèle l’avenir. L’incertitude réveille l’angoisse anthropologique concernant la pérennité d’une humanité perçue comme précaire à raison même des dangers qu’elle génère tant pour la nature que pour la culture. C’est une problématique de la survivance (Abélès) qui oriente désormais nos préoccupations et nos choix en remodelant l’espace public. Au croisement des différentes pratiques de l’humanitaire comme nouvelle typologie d’action politique dans l’espace de la survivance, la notion de techné s’avère essentielle pour appréhender une histoire politique dans l’absence de passion et de colère, mais dans un danger de violence. L’expression des passions – et l’expression de violence – dans l’intervention sont fondées sur des moyens techniques (comme la possibilité de communication immédiate de l’oeil médiatique) et sur des groupes d’acteurs qui agissent dans une structure institutionnelle nouvelle. Ces technologies psychologiques, institutionnelles et de la communication construisent ensemble nos émotions tout en reconfigurant leur potentiel politique. Dans un monde « post »-bipolaire, « post »-moderne, « post »-colonial, etc., cette configuration se noue autour de deux discours : d’une part, de gestion de la violence, qui repose dans les faits de nouvelles formes de violence et de victimisation (Pandolfi) et, d’autre part, de liberté et de sécurité dans des évolutions ambiguës du dispositif démocratique (Makaremi). Une perspective est alors d’ancrer l’expression de la violence dans son contexte technique et social (McFalls), en resituant les acteurs par rapport à leur situation sociale et les cadres dans lesquels ils peuvent agir. Ici se pose avec acuité la question de la violence sans colère et de la violence sans retenue. Ces ambivalences ouvrent sur une construction d’ennemis possibles, qui ne sont ni des ennemis à tuer, ni des esclaves, ni un autrui, mais une autre configuration de l’humain, reposant sur des techné. Les vieilles formes de domination se désarticulent dans les redéfinitions de cet autre (les victimes humanitaires, les harkis, les populations occupées, les réfugiés et les clandestins). Dans ces nouveaux espaces politiques, les sujets sont construits et gérés à partir de procédures standardisées, de qualifications administratives et juridiques, de prises en charge humanitaires et de nouvelles problématisations de l’exercice de la force (Makaremi). Or, une interrogation demeure : comment cet espace politique évolue-t-il avec ambivalence entre les passions de la survie (compassion humanitaire, terreur) et la dépassionalisation bureaucratique qui sont au fondement des techniques de gestion de crise et de gestion de désordre (Pandolfi) ? C’est à travers ce paradoxe que les terrains de violences et d’action humanitaire se constituent comme espaces d’une pathopolitique (Pandolfi). Celle-ci renvoie à la fois au pathos, à la passion, et à la pathologisation (des territoires, des populations, des confrontations), à travers un protocole humanitaire d’intervention fortement structuré par le paradigme médical (McFalls). En fait d’espace se dessine une ligne de crête, fort étroite, entre violence et passions politiques ; car ce dont la pathopolitique humanitaire s’investit, c’est d’une gouvernementalité du désordre, de l’ingouvernable, du débordement.

Ces terrains invitent à repenser les méthodes et les conditions d’une « ethnographie désorientée » (Pandolfi). Ils posent la nécessité d’une réflexion ultérieure sur l’agencement de la violence aux passions à la lumière d’une lecture sur la complexité de la relation entre droit, institutions démocratiques et violence (Benjamin 2000 [1921] ; Derrida 1994 ; Agamben 1999). Il s’agit de regarder les zones intermédiaires où se croisent les différentes lignes du dispositif pathétique, de la violence fondatrice de la démocratie, de la violence portée par la techné. S’impose une anthropologie de ces « zones grises » (Lévi 1989) de la violence, qui posent ou reposent la possibilité du politique ; une anthropologie de la violence qui nous renvoie à la question des confins, entre l’anarchie, d’une part, et de nouvelles formes de démocratie, d’autre part.