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Quelle place l’anthropologie accorde-t-elle à la morale et à l’éthique au sein de la discipline? Quelle est la spécificité de l’approche anthropologique en ces domaines, sur les plans théorique et méthodologique? Sommes-nous d’ailleurs face à deux domaines séparés? Et surtout, quelles sont les interfaces entre, d’un côté, les règles et principes moraux codifiés dans lesquels l’individu est enculturé et, de l’autre, la liberté en tant qu’espace de réflexivité face aux divers codes moraux qui encadrent la vie en société? Chacun à leur façon, deux ouvrages récents tentent de répondre à ces questions en identifiant des balises méthodologiques et théoriques du champ de recherche défini comme « anthropologie de la moralité ».

Le recueil de textes édité par Monica Heintz convie neuf anthropologues à débattre de ces questions à partir d’autant de problématiques et d’exemples ethnographiques, en mettant principalement l’accent sur les postures épistémologiques adaptées à l’analyse de la transmission, de l’interprétation, de la négociation et de la résistance aux discours moraux. Ces réflexions sont conduites autour de thèmes transversaux tels que les rapports entre relativisme et universalité des normes morales ; la question de la liberté dans les choix moraux ; l’évolution des valeurs en contexte de changements sociaux ; le pouvoir et les modèles moraux ; ou encore, l’éducation morale ou le rôle des émotions dans le discours moral.

L’ouvrage de Jarret Zigon propose, pour sa part, un bilan des recherches anthropologiques liées à la morale et l’éthique, tout en se donnant pour but de combler les lacunes d’une sous-théorisation de la morale. L’auteur procède en analysant tout d’abord sommairement les grands courants qui ont marqué la philosophie morale au cours des deux derniers millénaires, accordant au passage une attention particulière aux travaux de Michel Foucault et à son analyse des rapports entre éthique et liberté. Puis, il fait des bilans des recherches anthropologiques sur la moralité autour des cinq champs d’étude classiques en anthropologie que sont la religion, la loi, le genre et la parenté, la médecine et la santé et le langage. Pour chacun de ces champs, l’auteur repère les analyses ethnographiques des raisonnements éthiques qui, selon son approche, illustrent les processus de construction des moralités. Même si tel n’était pas l’objectif explicite des travaux qu’il analyse, Zigon souligne cependant leur contribution à la compréhension de la façon dont « les individus conçoivent, négocient et pratiquent la moralité dans leur vie de tous les jours » (p. 3, ma traduction).

Éthique et morale : définition des champs de recherche

Pourquoi devrait-il exister une anthropologie de la moralité? Si cette question est posée, c’est qu’elle présuppose la pertinence d’un tel champ de recherche. Tel est le questionnement initial de Heintz en introduction de l’ouvrage qu’elle édite, et ce, même si, reconnaît-elle, le champ des valeurs et de la morale est probablement l’un des plus complexes à conceptualiser lorsqu’il s’agit de comprendre l’autre. Ici, le champ de l’anthropologie de la moralité est proposé comme englobant à la fois celui de l’éthique et celui des valeurs morales. Contrairement à la position défendue par Zigon, qui y voit des champs de recherche complémentaires mais distincts, Heintz préfère ne pas s’aventurer dans une opposition entre anthropologie de la morale (fondée sur les valeurs en tant que normes partagées dans une société) et anthropologie de l’éthique (axée sur la liberté individuelle face à ces normes). Elle invoque alors l’impossibilité de tracer une ligne claire entre les valeurs morales sociétales et individuelles, tout en questionnant la présupposée universalité d’une telle liberté individuelle.

Tout en reconnaissant les difficultés inhérentes au départage de ces deux domaines, Zigon, dans son ouvrage, retient pourtant la liberté et la réflexivité comme critères afin de départager la morale de l’éthique. Le champ de l’anthropologie de la morale couvrirait trois domaines. D’abord, celui des moralités instituées, véhiculées par les diverses institutions (gouvernements, églises, conseil des aînés dans des villages traditionnels) ; c’est à l’intersection de ces diverses morales, chacune disposant d’un certain pouvoir, que se construit, selon Zigon, la personne morale. Ensuite, celui des discours moraux publics, qui articulent les croyances et les conceptions morales, les espoirs qui ne sont pas directement articulés par les institutions ; on retrouve ces discours dans les médias, les arts, la littérature, voire l’enseignement parental. Enfin, le troisième champ associé à la morale serait celui des dispositions incarnées, soit les notions morales relevant des habitus ou du sens commun qui échappent à la réflexivité, mais qui n’en guident pas moins les choix moraux au quotidien. La morale est alors le lieu d’une disposition non réflexive ancrée dans la vie quotidienne alors que l’éthique serait le lieu de la réflexivité, processus de recul critique mis en oeuvre par l’individu lorsqu’il est confronté à des situations critiques en tant que moments éthiques ; et ce, même si Zigon reconnaît que les discours moraux institués peuvent aussi être réflexifs. Il n’en reste pas moins que le lieu de la recherche anthropologique est justement pour Zigon cette intersection entre morale et éthique. Entendue dans ce sens, l’éthique ne devient toutefois pas un champ de recherche distinct, mais l’un des objets de recherche prioritaire d’une anthropologie des moralités.

Questions épistémologiques et méthodologiques

Au-delà des réflexions sur les interfaces entre morale et éthique, les deux ouvrages dessinent les grandes lignes de la posture méthodologique et épistémologique que devrait adopter l’anthropologie. Tout au long de son ouvrage, Zigon met l’anthropologie en garde contre le piège fréquent qui consiste à aborder la moralité vécue au quotidien en imposant une perspective philosophique occidentale de la moralité, voire même la conception personnelle que s’en font les anthropologues. Mais surtout, il faudrait éviter les dérives empiristes qui ont caractérisé une anthropologie culturaliste préoccupée par la mise à jour de valeurs et principes moraux universels – entités conçues comme influant directement sur les choix individuels et les pratiques sociales. Il faudrait, selon lui, redéfinir la moralité, non plus comme un ensemble de principes ou de valeurs, mais comme un mode d’être-au-monde, constamment façonné par l’expérience sociale au quotidien. Chaque individu peut tout à fait avoir sa propre moralité, même si elle est nourrie et influencée par les diverses moralités ambiantes dans son cadre de vie quotidien. L’empirisme qui aborde la morale comme étant codifiée en termes de principes et de règles doit faire place à une étude des processus de raisonnement moral repérables dans les « dispositions incarnées », les « cultural scripts » des choix moraux. Zigon précise par ailleurs que le champ de la morale ne peut être automatiquement relié à ce qui est considéré comme approprié ou attendu par une population locale. Toute normalité n’est pas automatiquement de l’ordre de la morale. Étant profondément ancrés dans la philosophie morale chrétienne, les arguments de la « loi naturelle » ou de la « raison », lesquelles sont invoquées par divers anthropologues comme fondements des obligations morales, s’avéreraient tout aussi inadéquats pour fonder une anthropologie de la moralité.

Heintz rappelle qu’un des prérequis à tout développement d’une anthropologie des moralités repose sur le raffinement de méthodes de recherche adaptées au départage complexe entre ce qui est proprement social ou culturel, d’une part, et ce qui relève de la morale, d’autre part. Elle précise que les collaborateurs à son ouvrage on été invités à se positionner par rapport à deux postures méthodologiques : la première est celle du rôle et de la place de la liberté dans la construction des discours et des pratiques à portée morale ; la seconde est celle de la créativité des interactions sociales. En ce qui a trait à la question de la liberté, Heintz propose l’idée selon laquelle l’enjeu – pour une anthropologie de l’éthique et de la morale – n’est pas de déterminer si l’individu, dans telle ou telle société, est libre ou non d’adopter une position morale qui lui est propre (en choisissant parmi les normes morales, dominantes ou subalternes, proposées par sa société d’appartenance). Le texte de Rasanayagam (chap. 6) décrit la démarche d’un intellectuel uzbek qui en vient à adopter une position morale personnalisée, en prenant une distance par rapport aux normes morales proposées par la dictature communiste, aux valeurs traditionnelles uzbeks, aux valeurs socialistes classiques et à celles du capitalisme naissant. Le raisonnement moral et l’action vertueuse sont alors vus comme la résultante de l’engagement créatif personnel face aux valeurs, normes et symboles. Le texte de Zigon dans Heinz (chap. 3), centré sur le cas d’un adulte moscovite va dans le même sens, soulignant l’importance, au plan méthodologique, de recentrer l’analyse anthropologique sur l’expérience personnelle et l’approche biographique. L’ensemble des textes regroupés dans le livre renforce le plaidoyer de son éditrice pour une approche méthodologique qui couple analyse des discours sur la morale et observations. Seule la confrontation du discours du répondant avec ses actions et ses choix concrets dans le cadre d’interactions sociales est en mesure de départager le discours normatif des choix concrets mis en oeuvre. Cette liberté morale est toutefois très relative, ainsi que le confirme l’ensemble de l’ouvrage, et en particulier le texte de Rydstrom (chap. 7), qui analyse le poids de la pression sociale exercée par les modèles moraux dominants sur des adolescentes vietnamiennes face à la sexualité. Bref, l’enjeu d’une anthropologie de la moralité serait plutôt d’analyser les multiples modalités d’une incorporation des valeurs morales d’un contexte sociétal à l’autre, sans oublier l’influence de l’expérience personnelle dans la construction d’un éthos moral.

Une telle posture méthodologique, qui met l’accent sur la construction contextualisée d’un raisonnement moral libre, n’en soulève pas moins pour Heintz plusieurs questions. Les conditions de base d’un individualisme méthodologique, par exemple – lequel présuppose une coupure nette entre individus et sociétés, valeurs individuelles et collectives – ne peuvent être respectées dans les sociétés « non individualistes » ou holistiques. Widlok (chap. 2) propose toutefois une approche méthodologique susceptible de saisir cette part d’individualité. Elle consiste à utiliser divers scénarios de dilemmes moraux, neutres et engagés, pour stimuler la production de discours et de débats, non entre un interviewer et un répondant, mais entre les membres d’un groupe ethnique donné. Une telle démarche impliquerait qu’on ne postule pas l’existence de jugements moraux prédéterminés dans une population donnée, et permettrait alors d’éviter toute délimitation a priori du champ même de la moralité et des justifications morales. Cet accent placé sur l’analyse discursive devra toujours être associé, selon Heintz et la plupart des collaborateurs à l’ouvrage, avec l’observation ethnographique de comportements réels. Les textes de Howell (chap. 5) sur l’adoption internationale et de Robbins (chap. 4) qui compare les discours et les pratiques sociales des Urapmin de Papouasie en contexte de christianisation individualisante, en constituent des exemples convaincants.

Chacun à leur façon, les deux ouvrages questionnent les apports et limites du relativisme éthique. Comment conjuguer ouverture empathique face à la diversité, et réflexivité critique face aux écarts, par rapport à des valeurs que l’on pourrait souhaiter universelles? Bien sûr, reconnaît Zigon, le relativisme, en dépit des multiples critiques dont il fait l’objet, demeure selon ses termes une sorte de « position de départ par défaut » en anthropologie, ce qui ne libère pas l’anthropologie de son devoir de dépassement du relativisme primaire. La position de Heintz est pour sa part plus tranchée ; l’anthropologue ne doit pas abdiquer face à une anthropologie du monde moral au profit d’une reddition en faveur d’une simple description des pratiques, aussi en profondeur soit-elle. L’anthropologue ne pourra pas se contenter de s’extasier face à l’infinie créativité de la culture humaine dans la production de normes morales exotiques. En tant que scientifique social, l’anthropologue se doit :

[D]e confronter faits et discours, étude des raisons derrière les positions des acteurs (soient-ils « traditionnels » ou « modernes » ou « occidentalisés »), de mesurer leur engagement dans les débats et voir comment les opinions sont polarisées à l’intérieur d’une société.

Heintz 2009 : 7, ma traduction

The Anthropology of Moralities et Morality : An Anthropological Perspective constituent des références incontournables pour quiconque s’intéresse à ces champs de recherche. Le recueil de textes édité par Heintz est remarquable du fait de la qualité des contributions et de leur arrimage avec les balises méthodologiques et épistémologiques proposées aux collaborateurs. L’ouvrage de Zigon dresse de son côté un bilan substantiel des recherches passées et actuelles en anthropologie des moralités et de l’éthique, et ce, tout en offrant au lecteur des clés pour un cadre théorique adapté. Les deux ouvrages constituent des jalons désormais incontournables dans la construction d’une anthropologie de la moralité.