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Le concept d’« identité nationale » se trouve transformé de manière profonde dans les sciences sociales contemporaines, « à la lumière des vastes changements associés à la “globalisation” économique, politique et culturelle d’une part, et à la résurgence des nationalismes ethniques d’autre part » (Hutchinson et Smith 1984 : 287)[1]. Il s’agit donc d’envisager la « coexistence paradoxale d’une mondialisation irénique et d’une fragmentation agonistique » (Taguieff 2000 : 141), synthèse violente d’utopisme postnational et d’ultra-particularismes ethniques à connotation souvent religieuse. Alors que le principe démocratique est passé historiquement de l’autonomie de la cité-État à la souveraineté de l’État-nation, la possibilité de son inscription dans un espace politique postnational, voire déterritorialisé, reste entièrement à penser. La situation contemporaine voit l’affaiblissement idéologique des États-nations « républicains » sous le coup de deux processus concomitants qui, loin de s’opposer, se nourrissent mutuellement : mondialisation économique et réaction identitaire. D’où les incantations visant à restaurer le modèle jacobin d’assimilation, seule « tradition nationale » en rapport direct avec l’individuo-universalisme, défini comme arrachement idéal à toutes les appartenances concrètes par la soumission volontaire à la loi égalitaire. Nous aimerions montrer que si la critique d’obédience « républicaine » touche juste quant à la nécessaire dimension « civique » de l’auto-détermination démocratique, elle peine à cerner la spécificité même des conditions sociales qui fondent la pertinence de tout ordre humain particulier, aveuglée qu’elle est par le schème contractualiste (donc individualiste) qui conduit à négliger le soubassement holiste d’un monde de significations communes.

La nation : société des individus et individu collectif

La position ideal-typique (car la réalité des jugements particuliers est certes beaucoup plus nuancée) des penseurs que l’on peut nommer « républicains » (depuis Régis Debray) se comprend en opposition à celle des « libéraux » (ou « démocrates ») d’une part, et à celle des « communautaristes » d’autre part ; cette dichotomie, selon le discours de bon nombre d’intellectuels français (« républicains » : Pierre-André Taguieff, Emmanuel Todd, Pierre Nora, Alain Finkelkraut, Dominique Schnapper) relève des deux faces consubstantielles d’un Janus en tous points détestable : « McWorld » et « Djihad », selon les termes de Barber (1996). Il s’agit de souligner les mérites d’un modèle « de participation citoyenne » qui évite tant l’hégémonie économiciste (la « mondialisation marchande ») servie par l’atomisation de l’individu libéral que le repli identitaire sur des communautés fermées (la « fragmentation particulariste »), étouffantes pour les libertés individuelles. D’après l’hypothèse générale de Taguieff, le « néo-nationalisme » sous ses formes diverses (de l’ethnicité au fondamentalisme religieux) se définit comme « l’ensemble des réactions identitaires contre les effets ambigus, à la fois déstructurants et uniformisants, du “turbo-capitalisme”, réactions ethno-nationalistes et séparatistes suscitées par l’achèvement du marché planétaire » (Taguieff 2000 : 157). D’où la critique forte d’une vision « postmoderne » élitiste qui allie l’économie de marché et le recours aux Droits de l’Homme dans une apologie du nomadisme, du métissage, de la nouveauté et des « identités multiples » (ethniques, religieuses, sexuelles, morales, dans un assemblage hétéroclite au nom de « l’authenticité » de chaque individu sommé constamment « d’oser être soi-même »), déconsidérant tout ce qui invoque une quelconque « clôture » (souveraineté, frontière, unité linguitique ou distinction entre nationaux et étrangers).

Si la posture républicaine entraîne quelque sympathie, notamment par son refus d’assimiler citoyen et consommateur ou par le rappel qu’une communauté politique ne saurait subsister sans le minimum de participation civique et solidarité collective, sa critique d’une « mondialisation multi-culturaliste » semble pourtant vouée à résonner (raisonner?) dans le vide, simplement parce qu’elle reste aveugle à la dynamique de l’idéologie moderne dont elle est elle-même issue. Le combat historique de l’État-nation souverain s’est joué explicitement sur deux fronts, qui relèvent tous deux de la configuration individualiste : d’une part, l’émancipation de l’individu « libre, moral et rationnel » par rapport aux attaches sociales concrètes (locales, familiales, corporatives) grâce à la Loi égalitaire et homogénéisante. D’autre part, la constitution d’un « individu collectif », la nation souveraine, une et indivisible, pourvue de conscience et de volonté, abstraction immanente (par contrat) qui doit permettre l’auto-détermination démocratique contre la précédente soumission à un ordre éternel donné. C’est dans ce sens que « la nation est précisément le type de société globale correspondant au règne de l’individualisme comme valeur […] composée de gens qui se considèrent comme des individus » (Dumont 1983 : 22). Or, que nous montre l’évolution actuelle? La tension entre les deux principes « civil » (« libéralisme », « constitutionnalisme ») et « civique » (« citoyen », « républicain ») (Leca 1991), contenue (aux deux sens du terme) dans l’État-nation, se défait dans deux directions simultanées : la planétarisation de l’économie (marché) et du droit (Droits de l’Homme) du côté de la monade individuelle, les communautés infra- (régions) et supra-nationales (Union Européenne) pour l’expression collective. L’objectif d’émancipation individuelle porté par l’idée nationale se poursuit au-delà d’elle, contre l’État-nation, là où l’appartenance nationale n’est plus perçue comme une libération, mais comme une contrainte ou un motif d’exclusion inacceptable. Dans la situation « postmoderne » (donc « postnationale »), il convient en effet de supprimer les frontières (concernant les biens, les informations, les personnes physiques, les capitaux) mais également de se regrouper en « identités électives », selon les intérêts ou les goûts individuels (les « communautés »). Depuis le XVIIIe siècle, la subjectivité incarnait un idéal d’autonomie, l’abstraction à laquelle le citoyen devait s’élever afin de se libérer de ses particularités. Aujourd’hui, la subjectivité se comprend avant tout comme la revendication d’une identité spécifique, et surtout choisie, bien loin des liens traditionnels énoncés selon la précédence et l’antériorité du social. Au nom de l’autonomie individuelle, il est désormais requis d’adopter un « idéal concret » (une langue, une culture, une religion, un mode d’alimentation, une préférence sexuelle), qui « marque » la « personnalité » individuelle, tout en laissant celle-ci libre de passer d’une « identité » à l’autre, voire d’y renoncer selon son « libre-arbitre ».

Le « multiculturalisme » craint à la fois par les libéraux et les républicains n’est donc qu’un leurre, qui masque superficiellement l’extraordinaire homogénéisation des esprits. Le « relativisme » des valeurs qui règne dans la modernité tardive n’est que la conséquence d’une affirmation hyperbolique des droits individuels abstraits, sans référence à une tradition singulière donnée. Si tous semblent vivre selon des « préférences » ou « orientations » diverses et variées, pour autant aucun « polythéisme des valeurs » n’est à signaler. Au contraire, les « valeurs » essentielles sont tellement communes, notamment autour de la prévalence idéologique de l’individualisme moral, qu’elles en deviennent totalement imperceptibles, plongées dans l’implicite évidence, « cet enfermement en soi qui s’ignore, trompé qu’il est par une ouverture de pacotille à une “diversité” sans conséquence » (Gauchet 2000 : 282). La médiatisation d’appartenances contraignantes (sectes, fondamentalismes) n’implique aucune « guerre de communautés », mais exprime bien plutôt la dérive d’individus perdus cherchant un ersatz de solidarité dans une société vide de sens global, hormis la quête du confort matériel. Il faudra revenir sur ce point, dans le sens où la persistance des formes démocratiques dans un espace postnational doit se confronter à cet « âge des identités » qui est aujourd’hui celui des sociétés modernes. Les partisans de la « nation républicaine » avaient jadis identifié leur ennemi en la figure du « nationalisme ethnique », déterministe, culturel voire racial. Ils le trouvent aujourd’hui dans les « communautés closes », qu’elles soient ethnies ou religions, sans voir que cet adversaire constitue toujours un élément inhérent à la perspective qui est la leur, à savoir l’assimilation du « libre-arbitre » autonome à une volonté univoque et auto-suffisante, volonté d’un individu empirique (comme subjectivité morale) ou d’un individu collectif (comme souveraineté nationale).

Républicanisme, libéralisme et communautarisme : les frères ennemis

Dans les débats contemporains sur la forme moderne de l’être-ensemble, le discours républicain paraît s’opposer à deux visions concurrentes des rapports sociaux, qu’il spécifie péjorativement par leurs défauts inhérents : le libéralisme (ou logique de l’individu atomisé mû par ses intérêts égoïstes, débouchant sur une « loi de la jungle » capitaliste) et le communautarisme (ou enfermement dans une tradition donnée, source de dominations et obscurantismes oppresseurs de la libre individualité, « naturalisés » au sein d’une « culture »). Hors ces appréciations caricaturales, il faut se rendre à l’évidence : les trois « orientations » se ramènent dans une large mesure à la même conception de l’homme en société, à partir d’un « socle libéral » nuancé de différentes façons. L’émergence progressive (et constamment redessinée) de ces trois courants depuis « la plus lumineuse formulation de l’idéal libéral » (Laugier 1998 : 14), c’est-à-dire la « Théorie de la justice » de John Rawls (parue en 1971), ne doit pas cacher le fait que, hormis la redécouverte salutaire d’une communauté de sens comme ancrage de toute pratique sociale (notamment chez Taylor et Sandel), le désaccord « demeure dans les limites étroites d’une querelle de famille », ainsi que le signifiait le « républicain » Habermas au « libéral » Rawls (dans Renaut 1997 : 495). Mis à part le cas particulier de l’aristotélo-thomiste McIntyre, les penseurs communautariens révoquent tous l’étiquette infâmante qui leur est accolée et se déclarent explicitement « libéraux », Charles Taylor allant jusqu’à défendre « une autre forme de société libérale » contre le libéralisme « opératoire », « aveugle aux différences » (Taylor 1994 : 84). Le constat est d’ailleurs effectué par d’ardents défenseurs du libéralisme, certes transformé par « les exigences d’une “citoyenneté multiculturelle” » (Mesure et Renaut 1999 : 57), qui soulignent la « dimension minimale d’empathie » entre libéraux et communautariens (ibid. : 103) et la nature du républicanisme comme « moyen visant à garantir le modèle libéral contre ses propres dérives » (ibid. : 185). Surtout, par l’intermédiaire de la personnalité de Charles Taylor est effectué un pont entre communautarisme et républicanisme : « l’optique communautarienne viendrait ainsi nourrir le républicanisme, en fournissant, à travers la conception des valeurs partagées par une communauté, cette identification à des objectifs collectifs et ce souci du bien commun que la pure dynamique des droits individuels risque d’éroder » (ibid. : 164).

L’hypothèse assumée de l’ouvrage de Mesure et Renaut est la capacité de « l’univers démocratico-libéral » à « inscrire en lui des droits culturels » par un approfondissement des droits individuels conduisant à une « équivalence des différences » (ibid. : 256). Ce que démontrent « les paradoxes de l’identité démocratique », c’est bien plutôt l’inextricable impasse dans laquelle se fourvoie cet exercice de style, qui en creux fait clairement ressortir le fonds commun « libéral » des trois tendances, mais également l’incapacité de la configuration individualiste à rendre compte de la dimension sociocommunautaire de l’homme. Passons sur la constante défense d’un « humanisme postmétaphysique » pour qui l’individualité n’émerge que « sur fond d’intersubjectivité ou de communication » (ibid. : 276), à partir du fait que « la réfutation de l’idéalisme solipsiste n’est plus à faire » (ibid.), alors que le même auteur soulignait par ailleurs l’incontournable référence à Kant, « même après le tournant linguistique », et au monologisme comme « moment d’adhésion qui engage le rapport de soi à soi » (Renaut 1997 : 502). Cette intersubjectivité, un pseudo-dialogisme revendiqué à partir de la raison communicationnelle habermassienne, se trouve en fait bien en peine de décrire ce à quoi peut ressembler une société et les conséquences qui en découlent pour les individus (Descombes 1999). Mais l’échec est encore plus patent quant à ce qu’il s’agit de penser, c’est-à-dire la reconnaissance publique d’une identité différenciée en régime libéral. La figure de « l’Alter Ego » est censée résoudre le « paradoxe démocratique », puisque « par radicalisation de l’exigence d’égalité, la perception du semblable ne se disjoindra plus de sa reconnaissance comme égal jusque dans sa différence » (Mesure et Renaut 1999 : 290). Or, cette « égalité dans la différence » constitue, il faut l’affirmer sans détour, une imposture intellectuelle. Tout l’oeuvre de Louis Dumont témoigne de la naïveté de cette requête :

[C]’est seulement par une perversion de la notion d’ordre que nous pouvons croire à l’inverse que l’égalité elle-même peut constituer un ordre. [...] Je soutiens ceci : si les avocats de la différence réclament pour elle à la fois l’égalité et la reconnaissance, ils réclament l’impossible [...].

Dumont 1983 : 297

Ce que confirmait pour sa part Taguieff :

La question revient à la possibilité d’un jugement de valeur qui s’opérerait sans hiérarchiser des valeurs. La réponse est simple, quoi qu’il en coûte à nos chère illusions vitales : si reconnaître ne signifie rien d’autre qu’évaluer ou intégrer, et si évaluer implique à la fois distinction et hiérarchisation de valeurs, alors la reconnaissance de l’Autre ne peut-être que hiérarchique.

Taguieff 1987 : 328

Cette impéritie logique se dévoile à travers la subordination constante à l’impératif égalitaire, tant au niveau théorique que dans les implications pratiques de ces fameux « droits culturels ». Trois niveaux sont ici à considérer pour montrer de quelle « appartenance communautaire » relève la « culture » en régime libéral. Tout d’abord, l’origine de ces « droits ».

[L]’exigence d’être soi-même, impliquée par la dynamique de l’individualisme, ne pouvait pas ne pas s’exprimer, à mesure même qu’elle se radicalisait, sous la forme d’une réaccentuation de cette part du « soi-même » qui correspond à l’identité culturelle.

Mesure et Renaut 1999 : 199

Ensuite, leur nature :

Chaque individu possède un droit imprescriptible à choisir selon sa volonté et elle seule la communauté à laquelle il souhaite appartenir ; de même possède-t-il, corrélativement, le droit inaliénable de sortir de cette communauté (c’est-à-dire de rompre unilatéralement le contrat social) dès lors qu’il le veut.

Mesure et Renaut 1999 : 275

Enfin, la constitution de ces communautés, qui devraient :

[Se] transformer pour intégrer aux relations intergroupales le respect réciproque de la valeur de l’égalité et aux relations intragroupales la reconnaissance solennelle des droits individuels comme valeurs imprescriptibles.

Mesure et Renaut 1999 : 239

Mais enfin, de quelle différence parle-t-on? Qu’est-ce qu’une « culture » choisie volontairement, après délibération rationnelle par un individu? Une association (par « contrat »), un parti politique, une entreprise de biens et services? Un peu de tout cela à la fois, quand ce n’est pas tout simplement un marché : l’individu, à la recherche de son intérêt bien compris, doit pouvoir « confronter, du point de vue de sa connaissance des droits de l’homme, les différentes “offres culturelles” soumises par les générations passées et présentes à son libre choix » (ibid. : 277). Humour involontaire du philosophe qui réclame à des communautés différentes de toutes reconnaître la valeur prééminente de l’égalité, ce qui ainsi les rend dignes du label « démocratique », et donc finalement par là-même supérieures aux traditions « archaïques ». Car évidemment, il est du rôle de l’État « d’assumer pleinement sa fonction libérale en interdisant résolument la libre référence à une telle identité négatrice des libertés » (ibid. : 281), même si est constamment rappelée la « neutralité » de l’État libéral, qui ne défendrait aucune version substantielle du Bien. Charles Taylor était beaucoup plus lucide sur ce point : « Le libéralisme n’est pas un terrain possible de rencontre pour toutes les cultures, mais il est l’expression politique d’une variété de cultures tout à fait incompatible avec d’autres. [...] Le libéralisme ne peut ni ne doit revendiquer une neutralité culturelle complète. Le libéralisme est aussi un credo de combat » (Taylor 1994 : 85).

La version présentée du « libéralisme politique », marginalement réformée par une reprise sélective d’arguments républicains et communautariens, ne représente qu’une variante de l’aveuglement généralisé des modernes lorsqu’ils s’attachent à concevoir ce qu’est le « social ». On leur a tellement inculqué le danger de toute « réification », « essentialisation », « naturalisation » de notions aussi « mouvantes », « fluctuantes » que celles de « culture », « communauté » ou « tradition » que la dernière catégorie effectivement « essentialisée » se trouve être la volonté de l’individu moral, aux sources de toute construction « collective », sinon par élaboration ex nihilo du moins par « revendication d’un héritage ». La spécificité de l’idéologie moderne (au sens dumontien d’un « ensemble de représentations et d’idées-valeurs ») est de placer l’individu en position suréminente au sein de la hiérarchie des valeurs sociales. Mais cet « individualisme » est avant tout la résultante d’une affirmation sociale, et ce non pas dans le sens des philosophies de la communication : « L’intersubjectivité n’est qu’une différence interne à l’ego. L’alter ego c’est encore moi, moi éloigné à l’infini. Le dialogisme offre une critique décisive du cartésianisme, mais il ne faut pas lui demander une théorie du lien social » (Descombes 1996 : 85). Or, cette théorie du lien social ne peut se trouver que dans une conception de la société comme « sens, domaine et condition du sens » (Dumont 1999 : 85), informant les perceptions, jugements et actions particulières qui y naissent et assurant tel un « esprit objectif » la cohésion des pratiques et des institutions. La question des formes politiques démocratiques dans un espace « postnational » doit y puiser matière à considération : « Nous vivons ainsi dans un monde où existe une chose comme le débat public sur les questions morales et politiques et d’autres problèmes fondamentaux. Nous oublions tout le temps combien c’est un fait remarquable, qui n’a rien d’inévitable, et qui pourrait disparaître un jour » (Taylor 1997 : 247).

Impasse théorique de la « démocratie procédurale » : le déni du holisme

La vision « libérale » de la société et du politique (chez ses représentants les plus illustres, Rawls, Nozick, Dworkin ou Habermas, même si ce dernier a amendé en réplique à Taylor certaines de ses argumentations procédurales [Habermas 1994]) se fonde sur une mécompréhension totale de « l’exception moderne ». Le « libéralisme politique », dans ses diverses acceptions, peut se comprendre comme la supériorité du Juste sur le Bien, donc une conception « procédurale » (Sandel dit « opératoire ») de la démocratie, dans laquelle « les principes de justice peuvent être dérivés en toute indépendance par rapport à telle ou telle des conceptions du bien qui sont compatibles avec la reconnaissance du fait même de leur pluralité » (Mesure et Renaut 1999 : 73). C’est donc l’accord sur le juste et l’injuste, c’est-à-dire les règles formelles devant régler la coexistence des individus et des communautés (sphère publique), qui permet la tolérance d’un « polythéisme des valeurs », autorisant chaque individu à vivre selon ses propres conceptions du « bien » (sphère privée). Non seulement il s’agit là d’une perception erronée du politique et du rôle de l’État — les auteurs libéraux le sentent confusément lorsqu’ils rappellent la nécessité pour l’État théoriquement « neutre » de légiférer pour interdire certaines communautés « dangereuses pour l’indépendance des individus » —, mais surtout d’un déni complet des conditions sociohistoriques permettant l’apparition d’un tel régime « libéral-démocratique ». « Aussi bien Nozick que Rawls sont aveugles à leur provincialisme historique, considérant comme allant de soi ce qui, plus ou moins, va de soi dans leur pays aujourd’hui » (Castoriadis 1999 : 164). La conception « procédurale » de la démocratie est un leurre, et ce constat possède une influence directe sur notre sujet. Pour saisir le fonctionnement possible de la démocratie, il faut circonscrire un espace d’application. Et loin s’en faut que l’application des seules règles de coexistence sur un territoire donné par un État « neutre » suffise à assurer une quelconque « démocratie », quel que soit le sens précis accordé à ce terme :

L’idéologie libérale contemporaine occulte la réalité social-historique du régime établi. Elle occulte aussi une question décisive, celle du fondement et du correspondant anthropologiques de toute politique et de tout régime. [...] Le contenu anthropologique de l’individu contemporain n’est, comme toujours, que l’expression ou la réalisation concrète, en chair et en os, de l’imaginaire social central de l’époque, qui façonne le régime, son orientation, les valeurs, ce pour quoi il vaut la peine de vivre ou de mourir, la poussée de la société, ses affects même — et les individus appelés à faire exister concrètement tout cela.

Castoriadis 1999 : 166

Dans un texte succinct mais décisif sur ce point, « La démocratie comme procédure et comme régime » (Castoriadis 1996b), il est montré que la société libérale, loin de se réduire aux libertés « négatives » relevées par Isaiah Berlin (1969 : 167-218), « procède elle-même de l’affirmation d’une valeur substantive et prétendant valoir universellement : il est bon pour tous que les individus se meuvent librement à l’intérieur de sphères d’activité privée reconnues et garanties par la loi » (ibid. : 237).

Paradoxalement, le mouvement « communautariste » contemporain en Amérique du Nord (rattaché à des penseurs aussi différents, et adversaires sur le plan politique, que Taylor, Sandel, Walzer et McIntyre) donne sur le plan « anthropologique » une appréciation tout à fait valide de la constitution de la politique et de l’individu dans les sociétés libérales, tout en s’illusionnant souvent (il faudrait pour être juste considérer ici les auteurs un par un) à propos de la nature des « communautés » modernes, sur lesquelles ils fondent la nécessité d’une politique de « reconnaissance multiculturelle ». Pour le dire rapidement, et sans reprendre l’intégralité d’un article sur ce sujet (Vibert 2000 : 282), la « vérité » du communautarisme se trouve dans la critique de « l’individu libéral » comme « sujet désengagé » (disencumbered self), capable de constamment mettre à distance l’ensemble de ses appartenances et déterminations concrètes, culturelles, sociales et historiques. Face à l’inanité de cette perspective d’un Moi auto-suffisant dans sa profondeur a-sociale, il est indispensable de rappeler que l’individualité se découvre dans sa faculté à actualiser ses appartenances comme « totalités partielles », et n’existe qu’au carrefour des relations sociales tissant (et tissées par) un « monde commun », une hiérarchie de valeurs globales. Cette vision d’un sujet « encastré » (embedded) emporte comme corollaire la prééminence du « bien » sur le « juste » dans la société : « une société démocratique ne peut exister sans paideia démocratique, ce qui sous-entend nécessairement une orientation des institutions de la société, portées par des valeurs, vers une définition “substantive” du bien commun » (ibid. : 289). La déficience des options « communautaristes » consiste en leur « multi-culturalisme », les incitant à nommer « communautés » ou « cultures » des collectivités aussi hétérogènes et improbables que « l’ethnie » (les Latino-Americains), « la race » (les Noirs), « la langue » (les Québécois), « la religion » (les musulmans), « le sexe » (les femmes), « les moeurs » (les homosexuels), « la classe sociale » (les ouvriers syndiqués). Cette liste, non exhaustive, démontre la même confusion que celle des libéraux, car le seul point commun possible entre ces « groupes d’intérêt » est leur existence dans la conscience individuelle, comme « croyance » qui permet « motivations », « stratégies » et bien sûr « actions ». Nous sommes bien loin de la définition d’une « appartenance » à une « totalité signifiante » comme système dispensateur de sens : « le sens du système n’est pas un sens que les sujets donnent au système, car c’est seulement dans les termes d’un tel système que les individus peuvent faire sens » (Descombes 1996b : 82). L’équivoque du « communautarisme » tient à son mixte de « holisme » et d’« individualisme » : un « pseudo-holisme » dans la mesure où ces « communautés » sont fondées sur une caractéristique individuelle « commune » (c’est-à-dire reconnue par les sujets comme référence homogénéisante au détriment de toute autre : couleur de peau, préférence sexuelle, religion) et non pas sur l’appartenance à un tout qui donne une signification aux différences internes, ce que Louis Dumont ou Vincent Descombes nomment « holisme ».

Il faut faire un sort définitif à cette mythologie de la « différence » dans les sociétés contemporaines. Le pluralisme effectif des « opinions » individuelles n’a rien à voir avec l’appartenance à un « monde commun », expression d’un ensemble de valeurs ordonné réglant de manière cohérente une multiplicité de questions, de la naissance à la mort en passant par la procréation, la morale, les sentiments, les jugements, le mode de vie quotidien, bref tout ce que Marcel Mauss nomme « institutions » sociales (Mauss 1969 : 150). C’est ce qu’exprime clairement Descombes, évoquant les auteurs parlant de « multiculturalisme » aux États-Unis :

Mais où trouvent-ils une pluralité culturelle aux États-Unis? Le fait est que ce n’est jamais là où un anthropologue aurait l’occasion d’appliquer le terme (qui appartient à son vocabulaire savant) de différence culturelle, par exemple dans la persistance d’une aire de culture amish en Pennsylvanie ou d’une culture cajun en Louisiane. Les différences culturelles qu’on mentionnera seront toujours comprises comme des « options » offertes à l’individu : elles témoignent donc, à leur corps défendant, de la puissance des valeurs individualistes dans la culture commune à la quasi-totalité des citoyens américains.

Descombes 1999 : 44

Ce constat a également été effectué par Marcel Gauchet :

Les soi-disant « différences » que le présentisme nouvelle manière affecte de cultiver sont des différences à l’intérieur du même et d’un même qui lui ressemble aussi obligatoirement que fâcheusement, de telle sorte que les vraies différences, celles qui font l’énigme cruciale de l’histoire humaine, n’y ont plus droit de cité.

Gauchet 2000 : 282

De fait, se développe « une homogénéité d’un genre nouveau, ancrée dans la quotidienneté matérielle », au sein de laquelle l’unité sociale « accède au rang d’évidence sur laquelle on se repose sans la questionner ». Ainsi on assiste à ce semblant de « pluralisme culturel », quand « l’unité collective conquise en profondeur libère en surface le jeu des options singulières, l’éclatement des identités, l’expansion sans limite des différences » (ibid. : 272), différences individuelles et sans références sociales, donc insignifiantes, faut-il le préciser. Si le renouvellement d’identités folkloriques instrumentalisées par un individu en manque d’affiliation parvient à dissimuler un temps l’effarante et inédite uniformisation des conduites et des modes de vie, c’est avant tout parce que l’individu contemporain est le premier « à pouvoir se permettre, de par l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il est en société », étant « déconnecté, symboliquement et cognitivement du point de vue du tout » (Gauchet 1998 : 177, italiques dans le texte). Il faut donc en premier lieu rappeler l’évidence du social, et ce qu’elle signifie pour les individus empiriques quant aux conditions mêmes de l’activité démocratique, y compris et surtout dans l’idéologie moderne qui place en situation prééminente cet « individu moral, libre et rationnel » comme principe essentiellement non social.

La primauté de l’individu constitue la configuration d’idées-valeurs typique de la modernité, et contredit la prédominance historique des sociétés dites holistes, à l’intérieur desquelles le tout est valorisé en tant que fondation ultime du sens. « L’exception moderne » se caractéristise par une singularité extrême, celle d’ériger en valeur centrale le principe même qui dans les sociétés holistes se trouvait pour ainsi dire « aux marges » de la société : « l’individu-hors-du-monde » (Dumont 1983 : 42). Dans la configuration moderne, l’individualisme désormais intra-mondain constitue la valeur la plus haute d’une hiérarchie de valeurs dirigée explicitement contre le principe hiérarchique même. Si nous considérons comme Louis Dumont la hiérarchie de valeurs au fondement même de tout social, en ce qu’elle permet « l’institution de la société comme un tout », « déterminant ce qui est “réel” et ce qui ne l’est pas, ce qui “a un sens” et ce qui en est privé » (Castoriadis 1986 : 279), la modernité s’élève contre les bases mêmes de la vie humaine en société, produisant une contradiction sinon fatale, du moins dangereuse, notamment par « l’artificialisme » (la croyance que le monde humain est une tabula rasa, de part en part modifiable en raison) qui en est une conséquence logique et conduit sur la pente totalitaire (Dumont 1983 : 152). Mais si « l’individualisme » en tant que valeur principale peut s’imposer, c’est qu’il est porté par son « inverse » (à un niveau explicite), à savoir la hiérarchie de valeurs comme institution sociale : « Nous parlons aujourd’hui de l’individualité pour tous comme d’un droit, mais si l’individualisation peut s’exprimer dans une revendication, c’est qu’elle n’est plus une exigence du sujet à l’égard de lui-même, une exigence individuelle, mais une demande qui lui vient de son milieu » (Descombes 1996b : 91). Cette revendication, — exigence d’individualité, sous forme de singularité, d’authenticité, le « soyez vous-mêmes » comme antienne ressassée des discours publicitaires et médiatiques — provient tant des sujets individuels que collectifs, et par là nous rejoignons cet « âge des identités » qui spécifie l’émergence des « communautés modernes ».

Loin de reconnaître l’institution sociale comme « esprit objectif », c’est-à-dire règle commune permettant des pratiques et discours singuliers, les communautés se pensent comme « individus collectifs », collection d’individus possédant ensemble des attributs semblables, ou « pseudo-holisme » (Descombes 1996a : 95 et suivantes). Cette problématique « collection d’individus constituant un individu de niveau supérieur », inconsistante sur le plan logique (« le mirage des individus collectifs », ibid. : 122), se réduit en fait à une juxtaposition d’éléments censés détenir une caractéristique commune (une « collectivité »), alors que « le point de vue holiste est celui de la division d’un tout en ses parties », qui « n’a jamais affaire à des individus, au sens d’unités ultimes dans l’ordre considéré » (ibid. : 141). Et effectivement, le seul « individu » auquel l’idéologie moderne s’adresse, ce n’est évidemment pas « l’individu empirique », constitutif de toute société humaine, mais bien « l’individu moral » comme principe, une valeur entièrement « sociale » dévolue à l’individualité, mais niée comme telle au profit d’une « nature pré-sociale ». Ce trait paradigmatique est bien « la valeur cardinale des sociétés modernes » (Dumont 1983 : 30) et toute tentative de récuser cet individualisme ne saurait aboutir qu’à la formation de « pseudo-holismes », réintroduction artificielle de « collectivisme » menant au pire (la race ou la classe comme marques « collectives ») ou à l’anodin (les « communautés modernes »). Bien autre chose serait de reconnaître et d’appréhender la hiérarchie globale de valeurs et les institutions sociales qui permettent effectivement aux individus empiriques modernes de se penser en tant qu’« individus » : « la société n’est pas seulement le facteur de caractérisation et d’uniformisation, elle est aussi le facteur d’individualisation » (Elias 1991 : 103).

Le holisme comme condition de l’individualisme

Si idéologies holiste et individualiste sont incompatibles (n’aboutissant qu’à la formation de « pseudo-holismes ») en tant que hiérarchies de valeurs globales, il en est tout autrement du holisme et de l’individualisme comme principes. Ceux-ci sont en effet inévitablement présents dans toute société donnée, articulés selon une perspective hiérarchique et selon des proportions variées. Une société individualiste est une impossibilité anthropologique : « il ne saurait y avoir de société d’individus libres sans processus de socialisation et sans culture de l’individualité, sans régime politique qui vienne défendre le tout et que les citoyens seraient eux-mêmes disposés à défendre, le cas échéant » (Walzer 2000 : 432). L’« association involontaire », « toile de fond » constituant l’agencement social des valeurs, « est une caractéristique permanente de toute vie en société » (ibid. : 410), et l’effacement remarquable de cette dimension holiste constitutive de tout être-ensemble dans les contrées libérales-démocratiques ne peut que s’avérer suicidaire. Il n’est pas jusqu’au coeur des sciences sociales où l’on tente vainement de recomposer des « touts » à partir d’un individualisme méthodologique voué aux « effets d’émergence », quand il ne s’agit pas de manière moins naïvement ouverte mais plus pernicieuse de saper la possibilité même de penser la notion de « totalité », par les accusations de réification, déterminisme ou « totalisme », alors que l’opposition holisme-individualisme relève d’une complexité réelle et d’un nombre excessif de malentendus (Valade 2001).

L’identité individuelle sans référence est une question proprement vide de sens : demander à quelqu’un d’« être lui-même » revient à ne rien demander du tout, sauf si est présupposée la vulgate égocentrique consistant à prétendre que la « société » empêche « l’épanouissement personnel ». « L’identité à soi » permettant de définir le propre d’une « individualité » est par conséquence une impasse conceptuelle : elle ne devient opérante que si on lui ajoute une « forme », une description renvoyant au préalable d’une constitution sociale du sens. D’où la question de l’authenticité qui renvoie à un « être soi-même » non comme singularité pure, mais seulement comme exigence permettant la reconnaissance de « biens supérieurs » : « L’idéal du libre choix suppose donc qu’il y ait d’autres critères de sens au-delà du simple fait de choisir. Cet idéal ne vaut pas par lui-même : il exige un horizon de critères importants, qui aident à définir dans quelle mesure l’autodétermination est signifiante » (Taylor 1999 : 48). « Je me choisis comme » revient au problème de la valeur à s’attribuer, valeur qui ne peut se trouver dans le Soi sous peine de devenir totalement arbitraire, donc sans valeur. Tout acte individuel, y compris le plus solitaire, le plus égoïste ou le plus anomique suppose un entrelacement d’institutions sociales qui lui donnent sens : il prend constamment une forme « préétablie », tout comme l’improvisation se trouve permise par la compréhension profonde de la forme qui lui sert de substrat. Les institutions sociales, règles de pensée et d’action, se trouvent dans les esprits. Il ne s’agit pas de « démasquer » un social qui se réduirait à des habitus, déterminismes socio-économiques plus ou moins conscients et insidieux, mais seulement de le « déployer », par la mise en évidence des institutions comme règles de coordination et compréhension communes, explicites et implicites. Les phénomènes humains incluent un sens inhérent à la pratique, sens non pas « subjectif » en tant que « vécu » (dans l’acception weberienne), mais dépendant du contexte social dans lequel ils ont lieu. Les « idées-valeurs » ne sont donc pas rajoutées à la réalité (pour lui donner une « signification » de façon externe), elles font partie de cette réalité même et participent de sa constitution, sans possibilité postérieure de séparer ces deux aspects d’un même processus, tout comme on peut dire que les « individus empiriques » et la « société » constituent deux aspects « analytiques » d’un même processus relationnel et contextualisé. Il n’est pas nécessaire de se représenter l’ensemble des valeurs sociales dans la pratique quotidienne pour en tirer des normes pratiques, ce qui explique la permanence de dispositions non réflexives présentes au niveau individuel : « Aucun individu n’a besoin, pour être individu social, de “se représenter” la totalité de l’institution de la société et les significations qu’elle porte, et ne pourrait le faire » (Castoriadis 1975 : 528). D’où l’impossibilité de réduire « l’esprit objectif » du sens socialement institué aux représentations individuelles effectives, puisqu’il se trouve être au fondement de leurs apparitions, convergentes ou conflictuelles. La « culture commune » se comprend comme une complémentarité : ce qui manifeste l’unité n’est pas un même contenu dans les têtes, une même caractéristique sur les corps, une même façon de vivre un fragment de vie (ainsi que se conçoivent les « communautés » morales, ethniques, sexuelles), mais la possibilité que différentes perspectives se correspondent, que s’élabore une concordance par relations. Par le social, holiste en sa définition, des « représentations sont et doivent être nécessairement différentes, et complémentaires [...]. Cette complémentarité ne peut-être que par la signification instituée » (ibid. : 529).

Pluralité et hiérarchisation des niveaux d’appartenance

Constater la dimension « construite » et « artificielle » des nations modernes est un fait. En déduire leur « irréalité » et leur illégitimité sur cette base n’en est pas moins une profonde erreur. Car cela sous-entendrait qu’il existe derrière ces « fausses unités » soit des identités « naturelles » plus solides, et l’on risque de retomber rapidement sur des « ethnies » ou « régions » tout aussi « artificielles » (sur critères religieux, linguistiques ou autres, par isolement d’une caractéristique « collective ») mais instrumentalisées, soit seulement des individus « métissés » sans appartenance stable, dans un monde postmoderne enfin libéré des vieilles lunes « nationalistes ». Si l’Union Européenne favorise l’émergence d’identités locales « l’Europe des régions est un leurre » (Foucher 2000 : 353) pourtant, et la réalité géopolitique de base se constitue d’États-nations, plus ou moins décentralisés certes, mais historiquement valides comme espaces de souveraineté et de paix civile (aux exceptions corse, basque et irlandaise près). L’autre donnée fondamentale afin de saisir le devenir démocratique en situation « postnationale » procède directement de ce qui fut affirmé plus haut. Même lorsqu’elles se pensent « sociétés des individus » ouvertes sur l’universel des Droits de l’Homme, les nations modernes, pour « communautés de citoyens » qu’elles soient, n’en restent pas moins assises sur des valeurs spécifiques et historiques, dont la conception « individuo-universaliste » est une résultante et non une origine. Ainsi que l’a exprimé Claude Lefort, pointant l’apparition « moderne » d’une sphère politique autonome : « il n’y a pas d’éléments ou de structures élémentaires, pas d’entités (classes ou segments de classes), pas de rapports sociaux, ni de détermination économique ou technique, pas de dimension de l’espace social qui préexisteraient à leur mise en forme » (1986 : 20). Mise en forme qui est avant tout une donation de sens. C’est ainsi que la nation « moderne » (la « République » pour ses défenseurs), synonyme de liberté individuelle et de gouvernement démocratique, doit également se comprendre en son fondement comme une « totalité », une « tradition » qui s’appuie sur, reconduit et réinterprète un « espace d’intelligibilité », ce que nous avons nommé un monde de significations communes. Et « modernité » est à bien des égards, et sous des éclairages différents, synonyme de « politique », « nation », « démocratie » et « individu », de fait l’ensemble de nos catégories intellectuelles. Le tout forme une galaxie conceptuelle dont les termes ne peuvent être pensés séparément les uns des autres :

La consécration simultanée de l’État-nation (comme support de la puissance démocratique de se gouverner) et de la société civile (comme matrice de la puissance libérale de s’inventer) débouche sur l’articulation compliquée entre démocratie et libéralisme qui continue de définir nos régimes.

Gauchet 2000 : 264

La nation en Occident (c’est loin d’être le cas à l’échelle du monde, où le nombre de nations a doublé depuis 1945) perd progressivement son statut de dépositaire de la souveraineté (véritable signe, comme volonté auto-suffisante, d’un « individu collectif »). Quand « les droits de l’homme deviennent une politique », ils s’érigent « en vérité exclusive de la démocratie » (ibid. : 273), accumulant une acceptation sans réserve des principes (aucun autre régime n’est même imaginable) et une contestation sans discontinuité des élus (jamais dignes de la perfection visée). Une fois qu’est assignée comme tâche fondamentale à l’État la reconnaissance effective de toutes sortes de « communautés » et leur inscription, en tant que singularités, dans l’espace social, non seulement s’obscurcit le dessein collectif et la possibilité politique de gouverner un tel ensemble, mais également disparaît la compréhension globale des conditions socio-historiques d’une telle élaboration commune, et notamment les formes d’autorité qu’il convient d’entériner afin de transmettre les savoirs et les pratiques. Les « droits » ne s’enracinent ni dans les individus, ni dans les « communautés modernes » (qu’elles soient sexuelles, morales, religieuses, ethniques ou autres), mais sont des attributs de l’espace démocratique, des « libertés de rapports » qui ne sont formalisées dans le droit que pour autant qu’elles sont issues de « significations partagées ». D’où le retour à la question initiale : la version contemporaine du « républicanisme » semble regretter son artificialisme originel, la puissance que ses ancêtres révolutionnaires accordaient à l’émancipation par la Loi contre toute attache concrète, hiérarchique et particularisante. Le cadre national regagne en « tradition englobante » (le français comme « langue de la République ») et, contre les tendances dissolvantes libérales (individu atomisé) et multiculturalistes (individu collectif), manifeste au grand jour son « fonds propre » implicite : la nécessité d’une culture commune, ouvrant sur un dessein collectif et la définition de buts partagés. À l’encontre des illusions artificialistes, il faut rappeler que nul universel n’est même pensable, encore moins réalisable, s’il ne s’ancre dans une histoire et une hiérarchie de valeurs communes.

Conclusion

Il doit être bien entendu qu’insister sur le fondement holiste de toute socialité ne réclame aucune réduction de l’individualisme au niveau de l’autonomie des pratiques singulières, ni sur le plan de la valeur suréminente de la modernité. Qu’il soit utile de décrire la compréhension qu’ont les acteurs eux-mêmes de leurs activités d’une part, et d’autre part qu’il ne soit pas question de transiger sur la valeur accordée à l’individualité sont deux assertions qui n’infirment pas, mais au contraire réclament la claire perception des conditions socio-historiques requises afin d’assurer la pérennité des institutions démocratiques. Et cela inévitablement conduit à la question de l’exportation des catégories occidentales, à commencer par le régime démocratique libéral et le principe des droits de l’homme, notamment en abordant les possibilités de correspondance au niveau de la hiérarchisation des valeurs entre sociétés différentes. Le relativisme (« le libéralisme pour les libéraux, le cannibalisme pour les cannibales ») et l’ethnocentrisme (« accepter la diversité culturelle, mais dans le respect des Droits de l’Homme ») finissent par se rejoindre, « entre l’inclusion forcée et le rejet incompréhensif » : « tantôt l’histoire apparaît comme un défilé monotone de cultures libres et égales, tantôt elle fait figure d’une interminable conspiration contre la liberté et l’égalité » (Gauchet 2000 : 282). Entre les deux, une voie étroite cherche à comparer des hiérarchies de valeurs, c’est-à-dire non pas des définitions rigides, réifiées, uniformes ou homogènes d’une « culture » donnée, mais les significations communes qui permettent accord délibéré, conflits et tensions irrésolues.

Le rappel de cet « esprit objectif » concernant les formes de vie démocratiques, incluant valeurs et institutions sociales, fournit en lui-même une réponse à la pertinence d’un espace démocratique « postnational ». Pour autant qu’une fédération d’États-nations européens est en cours de construction, la relativisation des souverainetés ne peut qu’illustrer, peut-être malheureusement en creux, le rôle historique incontournable joué par les États et les nations dans la dynamique réciproque des idées-valeurs et des régimes démocratiques. De l’organe étatique à une « direction » européenne en ce qui concerne le mode de gouvernement, de la nation aux « communautés » en ce qui concerne le principe de légitimité : le mouvement d’évidement par le haut et le bas qui se dessine contre l’État-nation démocratique peut disjoindre les deux pôles de la modernité politique, mais toute recomposition reposera sur un socle — tout autre que « procédural » — comprenant la mise en ordre d’une perception globale, car « Être a toujours, bien entendu, aussi voulu dire : valeur et norme d’être » (Castoriadis 1975 : 484).