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Le mouvement des droits civiques des années 1960 et 1970 – outre les débats disciplinaires des années 1980 et 1990 – a incité de nombreux chercheurs en sciences sociales à repenser la manière implicitement colonialiste avec laquelle ils étudiaient les autres êtres humains en tant qu’objets sociaux[1]. Ayant tôt fait d’admettre que les descriptions qu’ils faisaient de leurs sujets les respectaient à peine et leur étaient rarement bénéfiques, ils entreprirent de décoloniser leurs propres esprits et leurs méthodes de recherche[2].

Ce processus de décolonisation renferme une tentative consciente d’instaurer des partenariats avec et entre les chercheurs indigènes et les autres de même tendance, afin de renforcer les sensibilités solidaires anticolonialistes (Rose 2004). Ces relations interculturelles favorisent à leur tour des relations de respect mutuel, de communion, de révélation de soi-même et d’amitié, dans lesquelles les étrangers deviennent des hôtes plus que des ennemis. L’accueil de l’autre annule la dichotomie entre la personne du dedans et celle du dehors ; il crée plutôt une troisième situation dans laquelle le chercheur peut établir le dialogue avec les peuples et les communautés indigènes. Devenir un invité place le chercheur dans une situation relationnelle qui exige de lui des comportements éthiques, parmi lesquels la reconnaissance de la souveraineté, de l’agencéité et de l’autonomisation indigènes (Harvey 2003, 2004). Ce projet, qui se focalise sur le fait de valoriser et de revendiquer les voix indigènes et les épistémologies non dominantes, encourage la création d’un paysage discursif dans lequel les recherches subjectives aboutissent à la performance et à la pratique d’une présence radicale.

De tels comportements et attitudes sont perceptibles dans les recherches continues de nombreux ethnographes, parmi lesquels Jean-Guy Goulet chez les Déné Tha du Canada (Goulet 1998). Il a remarqué qu’après avoir partagé des détails intimes de ses expériences intérieures et de ses rêves avec ses sujets, ceux-ci se sont mis à communiquer avec lui à des niveaux encore plus profonds et à le considérer avec confiance comme un ami, voire comme un parent potentiel. Peu après les funérailles d’une jeune femme qui avait été accidentellement tuée d’un coup de feu, celle-ci lui apparut de manière inopinée au cours d’une conférence universitaire dans un auditorium à Ottawa. Elle se tenait devant lui, le regardant fixement et lui tendant les mains. « J’ai regardé Nancy, puis j’ai tourné les yeux vers l’estrade. Oui, l’orateur y était toujours. J’ai regardé mes mains et le papier sur lequel j’avais pris des notes. Oui, j’étais bien éveillé. J’ai à nouveau levé les yeux vers le haut et la droite. Oui, Nancy était toujours là » (Goulet 1998 : 179)[3]. Quelques moments plus tard, la vision disparut et tout revint « à la normale ».

Marie-Françoise Guédon a fait des expériences similaires lors de ses recherches chez les Inuit du Québec, les Gitksan et les Tlingit de la côte Nord-Ouest du Canada et des États-Unis, et chez les Déné de l’Alaska et du Nord-Ouest du Canada (Guédon 2005). Une nuit, elle rêva qu’elle était un faucon volant vers l’amont d’une rivière, et elle parla de son rêve à son hôtesse déné. « Je lui ai dit qu’à la fin de mon rêve, je me voyais perçant le ciel de mon bec et émergeant juste en face de la maison ». Son amie lui répondit timidement : « J’ai rêvé que j’étais une loutre, et que je nageais vers le fond de l’eau, jusqu’à la boue du fond. Et lorsque je suis ressortie, moi aussi je me suis retrouvée devant la maison ». L’ethnographe rapporte qu’ensuite « nous nous sommes émerveillées de cette coïncidence, en spéculant sur la nature de ce monde où de nombreux chemins menaient à la maison » (Guédon 1994 : 56-57). Nous voyons ici que, bien que le Soi et l’Autre puissent être culturellement différents, ils peuvent néanmoins créer conjointement une réalité spirituelle empathique et profondément participative.

Glenn Shepard, anthropologue de la médecine, a publié un récit très évocateur de sa propre présence radicale au cours d’une recherche de terrain au Pérou.

Je m’éveillai d’une longue nuit de rêves perturbants dans la chaleur et l’humidité d’une matinée tropicale… J’avais des élancements à la tête, une gueule de bois causée par plusieurs journées consécutives à boire litre après litre de la bière de manioc.

- Tu te sens bien ?

- Non, j’ai fait des mauvais rêves. Des démons. Des morts… La femme de mon beau-père, qui est morte il y a longtemps… Je chassais dans la forêt, sur le chemin qui mène à la région des collines. Il faisait grand jour ; ici, où je dormais, c’était la nuit, mais là, il faisait jour. Je suis arrivé à une clairière que je n’avais jamais vue. « À qui est ce jardin ? », me suis-je demandé. Il y avait une maison. Elle était assise sur le seuil de la porte de la cuisine, en train de filtrer de la bière de manioc lorsqu’elle m’a appelé : « Beau-fils ! Viens ! Viens boire de la bière de manioc avec moi ». Je me suis mis très en colère contre elle. Je savais que c’était un fantôme. Elle m’a appelé encore : « Tu ne me reconnais pas, beau-fils, pourquoi ne veux-tu pas boire ma bière de manioc ? » Alors je suis parti en courant de cette clairière, sur le chemin par où j’étais venu. J’ai couru vite… Je savais que j’étais au Pays des morts. C’était un très mauvais rêve. Je me suis réveillé. Maintenant je suis malade, j’ai mal à la tête.

- Moi aussi, répondit l’ethnographe, qui décrivit ses cauchemars et son mal de tête lancinant.

- Beau-frère, sors ton tabac ! Prisons un peu de tabac pour brûler ces mauvais rêves.

Nous nous assîmes face-à-face pour inhaler l’âcre poudre verte que nous nous présentions à tour de rôle sous les narines l’un de l’autre. L’élancement dans mes tempes et derrière mes yeux fut supplanté par le picotement du tabac fort dans mon nez.

Shepard 2002 : 223-224

Durant de nombreuses années s’est perpétuée l’erreur d’appeler ce type de présence radicale going native, « se faire indigène ». Cette expression est apparue en premier lieu dans les ouvrages de fiction du XIXe siècle, où les colons des pays tropicaux étaient représentés comme le sommet des hiérarchies culturelles et raciales locales, mais qui pouvaient tout aussi aisément tomber dans la sauvagerie (Tedlock 2000 : 457-459). Il est temps à présent de nous déconnecter de cette nostalgie colonialiste.

L’ethnographe Thomas Csordas (2007) avait participé à une cérémonie prophylactique du peyotl durant toute une nuit, en Arizona, avec des membres de la Native American Church. À l’aube du matin suivant, alors que les effets du peyotl commençaient à se dissiper, il se rappela soudain que le réservoir de sa voiture de location était presque à sec, et il s’empressa de quitter le tipi pour se rendre à une station-service. Pendant qu’il remplissait le réservoir, il remarqua un téléphone public et téléphona chez lui. Sa femme, en décrochant, lui dit aussitôt qu’elle-même et leur fils de neuf ans avaient tous deux fait un rêve étonnamment semblable la nuit précédente.

Un groupe de gens étaient montés dans la voiture familiale et Csordas les avait conduits, à travers une étendue d’eau, en direction « d’un endroit de liberté ». Lorsqu’il remarqua qu’ils allaient être à court d’essence, le garçon dit : « Ici, papa, j’ai un jerrican d’essence, tu peux l’utiliser ». L’ethnographe, toujours sceptique (même dans le rêve de son fils), vérifia le contenant pour s’assurer qu’il y avait vraiment de l’essence dedans et la versa dans le réservoir en disant : « Maintenant, nous allons pouvoir voyager vraiment ! » La co-occurrence du rêve de son fils et de sa propre expérience au moment de son réveil suggère que l’ethnographe avait bénéficié d’une essence rêvée qui lui avait permis d’atteindre la station-service avec un réservoir vide (Csordas 2007 : 113).

Lorsqu’il revint au tipi et décrivit le rêve de son fils aux participants à la cérémonie, il réalisa que non seulement le rêve de son fils lui avait permis de conduire jusqu’à la station-service, mais que le mot navajo tooh signifiait à la fois essence et eau ; ainsi, l’essence rêvée par son fils lui avait permis de boire l’eau de peyotl sacrée et de revenir en toute sécurité. Le chef du rituel sourit et lui répondit qu’il devrait raconter cette histoire dans son livre. Un autre participant ajouta : « Maintenant tu as vu par toi-même comment fonctionne cette médecine. Tu peux raconter ta propre histoire » (Csordas 2007 : 114). Le récit du rêve de son fils avait révélé un soi intersubjectif pertinent que reconnaissaient ses amis navajos.

De même, Karla Poewe, dans son mémoire de terrain, Reflections of a Woman Anthropologist : No Hiding Place (Cesara 1982), a exploré son propre Soi au sein du système de connaissances de l’Autre. Cette ethnographe canadienne d’ascendance allemande a raconté un rêve qu’elle avait fait lors de ses premières journées de terrain en Zambie, dans lequel elle avait vu un groupe d’Africains attendant en file de se soumettre à la volonté d’un gouvernement fasciste (Cesara 1982 : 22). Une personnalité officielle s’approcha d’elle, lui disant qu’une personne importante souhaitait la voir, et l’emmena dans une pièce ouverte d’un côté. Là, elle regarda par la fenêtre et vit une petite fille qui jouait avec un animal s’enfuir soudain en bondissant dans les buissons. Regardant furtivement autour d’elle, la petite fille se glissa à travers les arbustes vers la liberté. Une vieille femme splendidement vêtue apparut et se tint devant un miroir en faisant remarquer à quel point il était absurde de donner de l’importance à l’habillement.

L’ethnographe s’éveilla en comprenant que la liberté ne résidait ni dans la file de gens qui attendaient, ni dans le corps d’une femme trop bien habillée ; elle était chez l’enfant qui, instinctivement, s’était échappée au-delà des buissons. À ce moment, l’ethnographe réalisa que la fillette dont elle avait rêvé était, en fait, elle-même.

Vulnérabilité et décolonisation de l’espace du rêve

Les travaux ethnographiques impliquent souvent une extrême vulnérabilité. Dans une étude récemment réalisée sur des Éthiopiens émigrant vers Israël, Hagar Salamon a écouté les rêves de ses hôtes et leur a raconté les siens. Une nuit, elle s’était vue debout devant une maison, et devant un chat noir qui essayait d’en escalader la gouttière. Elle ramassa une pierre pour lui faire peur ; mais, tandis que le chat essayait encore et toujours d’escalader la gouttière, elle ressentit du respect pour lui. Soudain, le chat se mit debout sur ses pattes arrière et lui dit en hébreu : « Très bien, si tu n’approuves pas cette façon d’entrer, j’utiliserai ma clé » (Salamon 2002 : 256). Sur ce, le chat montra une clé, la fit jouer dans la serrure, entra nonchalamment dans la maison et alla se servir de la viande.

À ce moment, l’ethnographe suggéra au chat d’aller avec elle prendre le bus et elle lui donna un billet de 50 shekels pour payer son trajet. Ils montèrent dans l’autobus et son compagnon, qui prenait une apparence de plus en plus humaine, tendit le billet de banque à l’homme qui prenait les tickets ; l’homme lui rendit par erreur 80 shekels de monnaie. Cela mit l’ethnographe mal à l’aise, car elle réalisait que le conducteur devrait payer pour cette erreur. Elle voulait lui rendre la monnaie en trop, mais, ne voulant pas attirer l’attention sur son compagnon chat, elle décida de le rembourser indirectement au moyen de son ordinateur. En ouvrant son ordinateur portable, un message apparut sur l’écran. C’était l’adresse courriel du directeur des presses universitaires auprès desquelles elle avait signé un contrat pour le livre qu’elle était en train d’écrire au sujet de la pratique moderne de l’esclavage en Israël.

En s’éveillant, elle réalisa que le chat noir était une métaphore du « continent noir », l’Afrique, et du mélange, chez son compagnon éthiopien, d’un instinct félin et de qualités plus humaines de raison et de moralité. Lorsque le chat se tint debout, la fixant intentionnellement et ouvrant la bouche pour parler, l’ethnographe fit l’expérience d’une épiphanie, réalisant soudain les profonds sentiments que lui faisait éprouver sa recherche : dépendance, compensation, exploitation, pouvoir et contrôle, de pair avec chaleur, empathie, coopération et espoir. Elle ressentit son rêve comme une tentative partielle de dissiper les tensions entourant une situation de recherche hostile, entre exploitation et non-dit.

Un an après avoir noté son rêve du chat noir, elle fit la connaissance d’une Éthiopienne instruite qui fit preuve de son intérêt pour ses entrevues au sujet de l’esclavage et lui proposa de l’aider à les transcrire. Spontanément, elle lui donna son magnétophone, l’outil qui devait lui servir à travailler à l’histoire de l’esclavage en Israël et qui était aussi le symbole de son identité professionnelle. La femme en fut ravie et lui parla d’un rêve.

Hagar ! Il y a quelques jours, j’ai fait un rêve. J’étais dans une voiture conduite par un ami éthiopien. Soudain, une femme nous a arrêtés. Elle avait une peau claire et des cheveux courts, mais c’était une Éthiopienne. La femme dit au conducteur : « Vous me devez dix shekels ». Il lui a donné un billet de 50 shekels, mais elle ne lui a pas rendu la monnaie. Alors je me suis approchée d’elle et je lui ai repris le billet.

Salamon 2002 : 259-260

Lorsque la femme la toucha, elle sentit la chaleur de sa main et s’éveilla.

Plus tard, en retrouvant ce rêve de la chaleur de la main dans ses notes de terrain, Hagar butta sur les mots « cinquante shekels » et le rêve du chat noir lui revint en mémoire. Les deux rêves introduisaient des tensions similaires au sujet de la possession, de la propriété et de la dépendance. Ils étaient aussi remplis de chaleur, de gentillesse et de réciprocité. Cela révélait la flexibilité du subconscient qui permettait aux co-participants de naviguer dans l’espace du rêve ethnographique qu’ils avaient créé ensemble.

Le fait de se reconnaître soi-même en tant que personnage dans un paysage de rêve ethnographique a été raconté par d’autres. Lorsque mon mari, Dennis Tedlock, et moi, avons voyagé dans les hautes terres du Guatemala au milieu des années 1970, nous nous sommes trouvés dans la situation de consulter un Maya très respecté, interprète des rêves, Don Andrés, au sujet de nos rêves perturbants. Au cours du premier mois de recherche, nous avions tous deux rêvé, la même nuit, de Hapiya, l’un de nos hôtes zuni au Nouveau-Mexique. La dernière fois que nous l’avions vu, il était à l’hôpital, en train de récupérer après une opération de la vésicule biliaire.

J’avais rêvé que je lisais sa nécrologie dans le journal Gallup Independant. Ce dernier rapportait que le 6 octobre, il avait été emmené en ambulance de l’hôpital Black Rock du Pueblo zuni, à l’Indian Health Service de l’hôpital de Gallup, à plus de soixante kilomètres de là. Les médecins ne purent rien faire pour lui et il mourut là, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Je m’éveillai avec le sentiment que l’âge de Hapiya et la date de son admission à l’hôpital étaient tous les deux erronés.

Lorsque je réveillai Dennis pour lui raconter ce rêve dérangeant, je découvris que lui aussi avait rêvé de Hapiya. Ils lisaient une transcription et Hapiya racontait que deux des lignes du texte disaient exactement la même chose, dans une forme poétique maya plutôt que zuni. Dennis s’éveilla avec le terrible sentiment qu’il avait passé du temps dans ce rêve avec un homme qui était déjà mort.

Ce matin-là, après avoir parlé de ces rêves troublants avec Don Andrés, nous commençâmes à visiter et à photographier des sanctuaires éloignés. Peu après, alors que je ne me sentais pas bien, Don Andrés pratiqua des divinations pour moi, et détermina que ma maladie m’avait été envoyée par les déesses de la terre mayas. Il me dit que, puisque Dennis et moi avions sans aucun doute irrité ces puissantes déesses, nous allions tous deux mourir très bientôt. En repensant à notre situation critique, nous réalisâmes que ce que nous pensions être d’innocentes visites à des sanctuaires locaux avaient irrité non seulement les déesses, mais aussi les êtres humains qui y priaient. Lorsque nous avons demandé à Andrés de nous donner davantage de détails sur ce que disaient les gens qui allaient prier dans ces sanctuaires, il comprit notre désir implicite de participer et nous répondit que le meilleur moyen d’apprendre était de commencer un apprentissage avec lui-même et sa femme, Doña Talín.

Tandis que les nouvelles de notre formation circulaient localement, nous sommes lentement passés du statut d’observateurs extérieurs à celui d’hôtes, puis à celui de sujets vulnérables dans l’imagination poétique maya. Au cours des mois suivant notre apprentissage formel, les gens attendaient de nous que nous nous souvenions de nos rêves et que nous les racontions. De cette manière, le fait de raconter nos rêves a servi à nos enseignants de véhicule pour suivre nos progrès spirituels et a constitué pour nous une étape importante de la décolonisation de nos esprits.

Rêve et apprentissage spirituel

Plusieurs autres ethnographes ont rapporté que le fait de partager leurs rêves avait représenté une partie importante de l’itinéraire les ayant fait passer du scepticisme à la croyance. Larry Peters travaillait avec un chaman tamang du Népal lorsqu’il rêva qu’il était pourchassé par un taureau. Pour s’échapper, il courut au sommet d’un tas de déchets avec un bâton dans la main, et celui-ci se transforma magiquement en un serpent aux vives couleurs noires et jaunes. « Je m’en suis servi comme d’un fouet pour repousser le taureau. Il claquait au-dessus de ma tête et faisait un bruit de tonnerre ; puis j’ai entendu une voix réciter ce qui semblait être un mantra et je me suis retourné pour voir Bhirendra [son professeur] » (Peters 1981 : 52).

Ce rêve intense où il se voyait pourchassé par un taureau fut interprété par son professeur comme un appel chamanique. En entendant cela, des images fantastiques et des sensations puissantes enveloppèrent Peters, et il se mit à trembler de manière incontrôlable. À ce point, son professeur lui dit que, puisque la voix de son rêve était celle de son propre esprit familier, l’ethnographe était destiné à devenir chaman.

Mais, alors que son professeur poursuivait son interprétation du rêve, décrivant l’ethnographe comme « un véritable disciple » et lui disant qu’ils devraient voler ensemble dans les neuf cieux, Peters devint sceptique et hésitant. Il conserva cependant, malgré cette défaillance de sa détermination, suffisamment de croyance en l’efficacité des connaissances de son professeur pour s’autoriser finalement à entreprendre une formation formelle et une initiation pour devenir chaman (Peters 1999).

L’ethnographe Timothy Knab a décrit en détail la manière dont il fut sélectionné et formé pour être interprète de rêves et guérisseur par des chamans aztèques contemporains au Mexique. L’un de ses professeurs, Doña Rubia, lui racontait ses rêves et lui demandait ce qu’il voyait dans les siens. Lorsqu’il lui répondit qu’il ne se souvenait pas de ses rêves, elle insista :

Tes rêves sont ceux de tout le monde. Tu dois simplement apprendre ce que tu vois vraiment. Talocan est un pays de crépuscule et d’aube où rien n’est jamais vraiment clair. Il y a constamment du brouillard, alors on ne sait jamais vraiment ce que l’on a devant soi. C’est vrai que tu ne connais personne là, dans le monde de la nuit, mais tous ceux qui sont passés avant toi sont là. C’est le monde de nos ancêtres et des tiens aussi. Si tu suis « le bon chemin », tu trouveras beaucoup d’alliés là, dans le monde de la nuit.

Knab 1995 : 46

Afin d’y parvenir, elle lui suggéra de raconter ses rêves sous la forme d’une série d’épisodes plutôt que comme un fil continu d’évènements, puis elle leur réassigna leur place de voyages dans le monde souterrain. Knab remarqua que ce qu’il croyait être au départ des rêves de peu d’importance devenaient de fantastiques contes chamaniques dans sa manière de les raconter (Knab 2004 : 98-117). Durant le jour, son autre professeur, Don Inocente, l’emmenait dans des grottes et auprès de trous d’eau à proximité, en lui indiquant d’y laisser des offrandes et de « marcher avec leurs propriétaires ». Ces expériences de participation finirent par se manifester sous la forme de visions éveillées et de rêves en dormant, alors qu’il s’ouvrait lentement vers l’extérieur et embrassait la manière aztèque de rêver.

Alors que de nombreux ethnographes rencontrent une importante résistance lorsqu’ils tentent de participer au monde imaginal indigène, les ethnomusicologues, les cinéastes et les psychologues cliniciens disent en rencontrer peu face à ces expériences d’une étrangeté radicale. Lorsque Steven Friedson vivait au Malawi, en tant qu’étudiant gradué, il se décrivait lui-même comme participant volontiers aux danses et aux chants des guérisseurs tumbuka, quitte à jouer du tambour avec eux. Un soir, une prophétesse lui tendit un ensemble de petites plaques en lui disant de les mettre sous son oreiller, ce qu’il fit. Bientôt il rêva qu’il se tenait dans un paysage sombre et sans formes, lorsque quelqu’un arriva derrière lui et lui murmura « Mulaula » – nom d’un célèbre prophète et d’un esprit possesseur du lac Malawi.

À l’instant où ce nom fut murmuré, il me sembla que tout mon corps bondissait devant moi. C’était comme si l’espace de mon corps était élastique, l’avant s’étirant vers l’extérieur et vers le haut. En plus de l’expansion de mon corps, je ressentis une immense joie. Je m’éveillai aussitôt, ressentant cette joie mais aussi une certaine angoisse, comme si j’étais tout près de perdre une partie de moi-même.

Friedson 1996 : 20

Sa pensée initiale fut que ce rêve était l’expression de significations inconscientes sous une forme symbolique. Plus tard, il le raconta à la prophétesse qui lui avait donné les plaques. Elle sourit et lui dit que c’était de cette manière qu’apparaissaient les esprits possesseurs. Il réalisa que ce rêve n’était pas un processus symbolique pour elle, mais plutôt une véritable rencontre avec un esprit possesseur. Avec le temps, il comprit que lorsque les prophètes rêvent qu’ils vont dans la savane pour qu’un ancêtre leur montre des herbes médicinales, il ne s’agit pas « d’une fiction de l’esprit mais d’une réalité de l’âme ». Il comprit ensuite qu’il devait y avoir « une ouverture ou un vide de l’espace intérieur en soi pour accueillir la personnalité du nouvel esprit » (Friedson 1996 : 22).

Il releva que la photographe et cinéaste russe Maya Deren avait rapporté des expériences kinesthésiques semblables de possession par les esprits. Entre 1947 et 1955, Deren avait passé vingt-et-un mois en Haïti à filmer des rituels vodou. Elle avait non seulement soigneusement enregistré les cérémonies mais y avait aussi participé et avait décrit sa propre expérience de possession par un esprit comme « une ouverture de l’espace intérieur accompagnée par un sentiment d’explosion vers l’extérieur et vers le haut » (Deren 1953 : 321). Pour elle, c’était par le biais de telles expériences personnelles qu’elle accédait à l’universel. Dans le dernier chapitre de son remarquable ouvrage, Divine Horsemen : The Living Gods of Haiti (1953), elle révèle que dans « l’obscurité blanche » produite par des heures de battements de tambour et de danse extatique, elle abandonnait son ego. Et c’était à ce moment que les lwa (dieux) étaient finalement relâchés et que ces divins cavaliers lui montaient sur le dos.

De même, le psychologue clinicien Bradford Keeney rapportait avoir peu de difficultés à atteindre l’état de transe et des états de rêve au cours de ses séjours en Afrique du Sud. Lors de sa première visite, il avait fait l’expérience du rêve intense suivant :

Je vis un oeuf d’autruche suspendu droit devant mes yeux à une distance d’environ une longueur de bras. Alors que je regardais cet oeuf, il craqua soudain en plein milieu. La moitié gauche de l’oeuf était entourée de deux lignes étroites. Une ligne était rouge et l’autre verte. La moitié droite de l’oeuf était complètement blanche.

Keeney 2003 : 60

En se réveillant, il courut voir le vieux docteur du village qui interpréta son rêve comme étant l’indication qu’il était destiné à devenir un adepte du chamanisme. « Lorsque tu vois l’oeuf s’ouvrir comme ça, cela signifie que la corde de lumière qui va vers le Grand Dieu est à présent ouverte pour toi. C’est le même rêve que j’ai fait il y a longtemps, avant que je monte à la corde » (Keeney 2003 : 60).

Personne n’ayant encore rapporté l’ouverture en deux d’un oeuf d’autruche révélant une corde de lumière en son sein, Keeney ne pouvait savoir que ce qu’il croyait être son propre rêve personnel était en fait un rêve commun. L’image de la corde était vieille de milliers d’années, remontant à une époque où les ancêtres des San peignaient sur les roches des lignes émanant des corps des danseurs en transe et s’élevant vers le monde céleste des esprits.

Keeney accepta l’explication de son rêve comme étant un appel chamanique et, au cours des années suivantes, il suivit intensivement l’enseignement de plusieurs chamans sud-africains. Plus tard, il suivit un apprentissage de chaman au Botswana, à Bali, au Paraguay et dans le sud-ouest américain, puis « il se montra lentement au grand jour comme un chaman pratiquant » (Kottler et al. 2004 : 55).

Se montrer au grand jour

Pour les anthropologues, il a été difficile d’admettre que l’on pouvait rêver de manière extatique, entrer en transe et fonctionner en tant qu’adepte du chamanisme, du fait des critères scientifiques qui balisent notre discipline. Tous les ans, la National Science Foundation organise une université d’été sur les méthodes de recherche des anthropologues culturels. L’enseignement s’y fait sous forme de « camp de méthodes » ou de « camp d’entraînement » qui leur permet d’aborder un ensemble d’approches extrêmement structurées de cueillette des données. Ainsi que l’ont relevé les participants, cela donne la prééminence aux méthodes de recherche aux dépens des approches humanistes de l’étude du Soi et de l’Autre en contexte.

Bonnie Glass-Coffin a récemment fait le récit de son propre itinéraire qui l’a fait passer de la situation de sceptique et de scientifique de formation universitaire à celle d’adepte humaniste du chamanisme (Glass-Coffin 2010 : 204). Dans ce récit, elle admet que, bien qu’ayant ingéré des quantités de cactus San Pedro, un psychotrope, durant vingt années ou presque de recherches ethnographiques au Pérou, elle était restée aveugle à la vision magique du monde indigène. Cela, dit-elle, parce qu’elle se comportait davantage comme une observatrice que comme une participante (Glass-Coffin 2009 : 58).

Mais, récemment, au cours d’une soirée d’hiver, après avoir bu de l’ayahuasca[4] au cours d’une cérémonie de guérison à West Palm Beach, en Floride, tout a changé. À ce moment, elle réalisait des entrevues avec un intellectuel péruvien expert en psychologie clinique et transpersonnelle qui avait également fait l’apprentissage des traditions chamaniques, autant dans les hautes terres que dans les basses terres du Pérou. Lorsqu’elle lui demanda de participer à sa recherche, il lui répondit : « Bien sûr, je serais heureux que ces transformations fassent le sujet de votre ethnographie, mais avant que je le fasse, souhaitez-vous également être transformée vous-même ? » (Glass-Coffin 2010 : 209). Elle accepta, et participa avec lui à une cérémonie sacrée, ce qui eut pour résultat de la placer devant un cosmos vivant dans lequel chaque plante, depuis le plus haut des cocotiers jusqu’au plus petit brin d’herbe, la reconnaissait et l’honorait.

Comme une foule de gens de bonne volonté à un discours de remise de prix, tous se tournèrent vers moi à l’unisson lorsque j’apparus, s’inclinant en signe de respect. Lorsque je m’inclinai à mon tour, ils répétèrent ce geste. Lorsque je regardai au loin, leurs ondulations de tiges et de fleurs, d’écorce et de palmes devinrent moins nettes, et j’entendis des conversations privées et des murmures échangés entre les plantes qui étaient proches les unes des autres. Mais lorsque je fixai à nouveau mon regard, les mouvements coordonnés se répétaient. S’inclinant et se balançant comme des bancs de poissons ou des vols d’oies suivant le même chemin, les multitudes s’inclinaient répétitivement et je leur rendais la pareille. Nous étions des égaux nous honorant les uns les autres.

Glass-Coffin 2009 : 65

Elle soutient, et je suis d’accord avec elle, que sa nouvelle perspective, qui mettait l’accent sur l’intersubjectivité, l’engagement, la vulnérabilité et la volonté d’être transformée par de nouvelles orientations spirituelles et cognitives, fut une étape importante de la décolonisation de son esprit. J’ai fait une expérience similaire de compréhension du soi lors de ma propre recherche ethnographique (Tedlock 2004 : 265-275).

Au début de mon année sabbatique de 2001-2002, que j’ai passée au Nouveau-Mexique, je suis tombée malade. Après deux semaines à tousser sans arrêt, j’ai fait spontanément un rêve de guérison. Tola, qui faisait partie de mes mentors zuni, m’est apparue portant une robe traditionnelle faite dans une couverture de laine noire. Elle me sourit et frotta de la farine de maïs sur mes joues, enveloppa mes jambes et mes pieds dans des chausses de peau de biche et recouvrit ma tête d’un châle de soie à motifs de fleurs. Elle m’amena devant un miroir où je me vis habillée à la manière traditionnelle des femmes zuni. Alors que je me regardais, j’aperçus tout à coup ma mère décédée qui se tenait juste derrière moi. Elle était habillée en « femme fatale », avec un tailleur pantalon rose bonbon, des chaussures à talons hauts et des boucles d’oreille en forme d’attrapeurs de rêves dont les fils étaient faits d’argent torsadé. Alors que, incrédule, je la regardais, je pris conscience du fait que j’étais en train de rêver, mais je décidai de rester à l’intérieur de mon rêve pour voir ce qui allait arriver.

Dans la seconde scène, Tola et moi nous trouvions ensemble dans une maison au centre du village. Il était minuit passé et des gens de la société de médecine étaient en train de chanter, danser, jouer du tambour, dans une cérémonie de guérison. Tola fouilla sous son châle, en sortit une baguette de cérémonie enveloppée dans des plumes de queue d’ara multicolores, avec un épi de maïs au milieu, et me la tendit. Je réalisai que cela devait être son mi’le ou « coeur-respire » en langage zuni, et je fus terrifiée de me trouver en présence de cette puissante icône. Une fois de plus, je réalisai que j’étais dans un rêve, et décidai de continuer à rêver.

Dans la scène finale, Tola me fit asseoir sur le sol de terre battue couvert de linoléum devant l’autel de planchettes de bois au centre de la pièce, prit en main sa baguette longue de 60 centimètres et, tout en parlant très vite en zuni, en frotta les plumes horizontalement sur mon cou. Puis, tenant la baguette perpendiculairement, elle propulsa son énergie de guérison vers le bas, à travers les plumes, dans ma gorge. Aussitôt je vis des étincelles orange, bleu cobalt et fushia, j’entendis une forte explosion et je sentis des éclairs multicolores ouvrir ma gorge. Je mourus, puis m’éveillai pour me retrouver allongée sur le ventre dans mes draps humides et froissés.

Alors que, assise au bord du lit, je notais ce rêve et le datais (11 mars 2002), je réalisai que les vêtements et les bijoux représentaient mon conditionnement culturel, mes préoccupations et mes attachements. Puis je songeai aux boucles d’oreilles en forme d’attrapeurs de rêve de ma mère décédée. Ces filets circulaires, auxquels sont attachées de petites pierres semi-précieuses et des plumes, sont apparus il y a longtemps chez les Anishinaabe du Canada. On les attachait au sommet des berceaux des bébés pour permettre aux bons rêves de passer par l’ouverture du centre pour entrer dans la fontanelle du bébé. Au cours des dernières années, les attrapeurs de rêves sont devenus les symboles d’une identité culturelle pan-amérindienne. Aujourd’hui, ils ont toutes sortes de formes et de tailles : petites boucles d’oreilles d’argent, comme dans mon rêve, filets de taille moyenne avec pendentifs de plumes, comme sur le rétroviseur de ma voiture, et grands arceaux d’osier dont les filets sont faits de tendons de cerf, portant des plumes, des coquillages et des pierres semi-précieuses, qu’on trouve en décoration dans les maisons.

J’ai interprété les attrapeurs de rêve et la baguette de guérison comme des métaphores de ma propre identité culturelle hybride : celle d’une ethnographe d’ascendance amérindienne canadienne et irlandaise américaine. Cependant, cette première interprétation ne suffisait pas à découvrir la totalité composite, ou la grammaire, de mon rêve, avec ses riches particularités contextuelles. J’ai fait ce rêve six mois exactement après que trois avions commerciaux aient été détournés et se soient écrasés sur les tours du World Trade Center et le Pentagone. Cela se passait durant ma première semaine de résidence à la School of American Research au Nouveau-Mexique et, durant plusieurs semaines par la suite, tous ceux d’entre nous qui y vivaient firent des cauchemars, éveillés ou endormis. Mes mauvais rêves s’étaient calmés six mois après le jour de cette catastrophe, lorsque je fis ce rêve de guérison zuni. Puisqu’il renfermait des moments de conscience de rêver, ou de lucidité, et une puissante sensation kinesthésique d’éclairs jaillissant dans ma gorge, on peut le qualifier de rêve archétypique (Hunt 1989 : 132).

Alors que je repensais à ce rêve en buvant mon café matinal, je tombai sur un article dans le journal local, The Santa Fe New Mexican, rapportant que le gouverneur Gary Johnson avait acheté près de dix mille attrapeurs de rêves fabriqués par des artisans autochtones. Il les avait fait mettre dans la Round House, l’édifice de la capitale d’État, où des guérisseurs pueblo, navajo et apache les avaient bénis. Ils allaient bientôt être transportés par jet privé à New York où ils seraient offerts aux familles des disparus.

Après avoir songé assez longtemps à ce rêve, je restai mal à l’aise jusqu’à ce que j’en parle à Tola. Elle me dit :

Rêver est une bonne médecine, oui. Je parie que ta grand-mère t’a soignée quand tu étais petite avec ses bons rêves. Mais ce rêve est pocha (mauvais). C’est heureux que tu l’aies raconté tout de suite afin qu’il ne puisse pas yuk’iis mowa’u (continuer à se rêver lui-même) dans ton corps. Tu pourrais finir par en mourir.

Barbara Tedlock, notes de terrain inédites, mars 2002

Elle avait raison en ce qui concernait ma grand-mère, qui me soignait au moyen de ses rêves, mais pourquoi pensait-elle que mon rêve était « mauvais » ? Était-ce parce que chez les Zuni une personne ne raconte un rêve qu’elle vient de faire que si elle pense qu’il est mauvais (Tedlock 1992 : 117) ? Ou bien était-ce un mauvais rêve à cause des plus de deux mille morts innocents du 11 septembre 2011 ?

Deux semaines plus tard, lorsque je racontai mon rêve à Tennis, le fils aîné de Tola, il me dit : « Tsilu [ma tante], rêver de ta mère morte et de la société de médecine de ma mère est attanni [dangereux, tabou]. C’est bien que tu l’aies dit à Mère pour qu’elle puisse te sauver la vie en t’envoyant quelques bons rêves pour ton attrapeur de rêves » (B. Tedlock, notes de terrain inédites, mars 2002).

En racontant ce rêve à mes amis zuni, j’ai créé une intimité culturelle, qui est une clé importante dans une recherche ethnographique (Herzfeld 2004 : 3). Au moment où je faisais passer ce rêve d’objet de désir personnel de ma psychologie profonde à celui de processus intersubjectif social externe, je passais de l’être au devenir. De cette manière, je m’engageais dans une théorie agissante du rêve dans laquelle les rêves qui commencent comme entités personnelles se transforment durant le récit pour ouvrir une porte donnant sur d’autres dimensions spirituelles (Tedlock 2004). L’image anormale et extrêmement perturbante de ma mère décédée portant un tailleur rose bonbon et des boucles d’oreilles en argent en forme d’attrapeurs de rêves ouvrait sur un espace paradoxal dans lequel je faisais l’expérience d’une sorte de dédoublement, ou de conscience d’être à la fois dans mon rêve et en-dehors, quoique profondément endormie. J’ai éprouvé soudainement ce moment de lucidité lorsque l’énergie guérisseuse de Tola est brutalement passée de sa baguette ornée de plumes dans ma gorge ; à ce carrefour entre le sommeil et l’éveil, j’ai fait l’expérience d’une synesthésie visuelle, auditive et tactile, alors que mon rêve émergeait de son paysage social et psychique, pour me réveiller en sursaut. Bien que ce rêve coïncidât avec la fin de ma maladie et que l’on puisse donc le considérer comme « bon », il était néanmoins également « mauvais », indiquant que j’aurais besoin de soins pour m’épargner une mort prématurée.

Plusieurs semaines plus tard, je compris plus de choses que mes hôtes zuni ne me disaient : je pouvais me protéger d’une mort prématurée en acceptant le fait que la tradition des attrapeurs de rêves de ma grand-mère anishinaabe était authentique et puissante. Elle l’était, même si la tradition autochtone avait été récupérée et réinterprétée par des adeptes de la spiritualité New Age. Les années que j’avais passées à rechercher des traditions spirituelles traditionnelles, authentiques ou purement amérindiennes – y compris ma formation universitaire, mon initiation et la pratique de la spiritualité maya K’iche’ – ne pouvaient me protéger ou me guérir. Au lieu d’essayer de « me faire indigène », il fallait que je « rentre à la maison » pour décoloniser mon esprit, afin d’apprendre, de mûrir et de grandir.

Décolonisation mentale

L’universitaire marocain Abdelkébir Khatibi a relaté, dans ses écrits autobiographiques – des mémoires (1971) et trois romans (1976, 1983, 1990) – l’impact des relations de pouvoir inégales et de la colonisation sur sa propre conscience. Il a grandi au Maroc en parlant berbère d’abord, puis il a appris l’arabe dans une école coranique locale, puis le français dans une école publique. Enfin, en tant que jeune adulte, il a quitté le Maroc pour entrer à la Sorbonne, où il obtint un doctorat à la faculté de Civilisation, culture, littérature et société.

Dans son premier livre, La mémoire tatouée. Autobiographie d’un décolonisé (1971), Khatibi suggère que ses souvenirs étaient corporels – une forme d’écriture cousue dans sa chair – plutôt que de simples pensées ou connaissances abstraites. Le tatouage, symbole d’écriture et de magie au Maroc, est le signe du sacré et du sensuel, qu’il associe aux mains tatouées au henné des femmes berbères. Son histoire d’amour avec la langue et la culture françaises inversa la relation qu’il faisait entre l’écriture et le corps, et il se découvrit captivé par le pouvoir évocateur des mots plutôt que par leurs significations sémantiques. « L’autre soir, j’ai rêvé que mon corps était des mots » (Khatibi 1971 : 89). Ce rêve traduisait la séduction que la langue française opérait sur lui sous une forme abstraite à laquelle son nom de famille n’était pas étranger, Khabiti étant étroitement apparenté au mot khitaba qui signifie « orateur » et « rhétorique ». Son nom renfermait aussi la racine kateb, signifiant « mot » et « écriture ». Il racontait qu’il était né le jour du début de la Grande fête (Aïd el Kébir) et que ses parents lui avaient donné le prénom d’Abdelkébir pour commémorer son anniversaire. En retrouvant la mémoire, il effaça la colonisation et termina son autobiographie sur ces mots : « Se décoloniser de quoi ? De l’identité et la différence folles » (Khatibi 1971 : 212).

Son roman Amour bilingue (Khatibi 1983) raconte l’histoire d’amour imprégnée de tous les problèmes des relations bilingues, interculturelles et à distance entre un Arabe nord-africain et une Française (européenne). Il se décrit comme se situant entre des langages d’éveil et de rêve superposés au seuil de l’intraduisible. Ses rêves flottants – fragments révélant qu’il dort mais ne dort pas, qu’il rêve mais ne rêve pas – lui permettent de s’approcher de plus en plus près de l’indicible.

Pour évoquer cet entre-deux linguistique et culturel où sa langue maternelle, le tamazight (une langue berbère) reste fonctionnelle, mais refoulée entre l’arabe appris dans l’enfance et le français appris à l’école, il a inventé l’expression de la bi-langue, ou « double langage ». Le narrateur de son roman Un été à Stockholm (Khatibi 1990) est tourmenté par la question de l’Autre. Il se décrit lui-même comme un traducteur qui admet : « Je suis successivement moi-même, l’autre, et de nouveau moi-même » (Khatibi 1990 : 49). Il se voit lui-même comme un soi étranger vivant dans un champ d’initiation constante suspendu dans une « interlangue ». Dans toute son oeuvre, la traduction fonctionne comme une allégorie de l’amour, et l’amour est une métaphore de la traduction. Dans Un amour bilingue, il se place devant une cabine de traduction simultanée et fait remarquer à son homologue féminine : « Allons-nous nous enfermer là-dedans pour nous traduire l’un l’autre ? » Puis, en s’adressant directement à elle : « La bi-langue ! La bi-langue ! Elle-même un personnage de cette histoire, dans sa quête intercontinentale, au-delà de mes traductions » (Khatibi 1983 : 98). Le traducteur trilingue est tourmenté par la question de l’Autre profondément installé dans son propre Soi. Sa condition ressemble à celle des soufis qui décrivent leurs rêves comme n’étant pas les leurs, mais des messages du barzakh, le monde imaginal intermédiaire localisé entre l’existence spirituelle et l’existence corporelle, l’inconscient et le conscient, le soi et l’autre, les principes mâle et femelle, les vivants et les morts.

La reconnaissance de la nature d’entre-deux du rêve est encore développée par l’ethnographe italienne Stefania Pandolfo (1997) qui, au cours de sa recherche chez les Berbères du Maroc, a rêvé qu’elle se trouvait dans une grande maison après un décès ; c’était une femme, l’âme de la maison (rûh), qui venait de mourir.

Je crois que dans ce rêve, le souffle de vie du tissu – la femme qui rassemblait la maisonnée – est parti. Personne dans la maison ne mentionne l’évènement. Ont-ils oublié ? Si les murs de cette vieille bâtisse ont été fracassés par les lamentations des femmes, il n’en reste aucune trace. C’est le silence qui monte avec l’attente dans une pièce vide, comme dans toutes les pièces des vieilles maisons de ce village.

Pandolfo 1997 : 165

Elle se trouve dans ce paysage de rêve avec trois autres personnages : un vieil homme, une femme d’âge mûr et un enfant. Soudain, une voix venue du toit l’avertit de prendre garde à sa tête.

Je levai les yeux et vis le coin du plafond tomber. Cette maison, pensai-je, est en train de s’effondrer. Puis la maison se transforme, se dissout et s’élargit pour devenir un paysage de terre rouge et rocailleuse en bordure d’une plantation de palmiers. L’intérieur devient l’extérieur. Un jeune homme que je ne connais pas me dit : « Attention où tu mets les pieds, ne marche pas, ne reste pas là, tu es dans un cimetière. Tout est en train de se désintégrer – le sol s’enfonce. Si tu fais un pas dedans, tu vas te retrouver dans une tombe ». Les corps apparaissent au grand jour.

Pandolfo 1997 : 166

Dans la scène suivante, elle gravit les marches de l’escalier extérieur d’une maison neuve :

Cela ne ressemble à aucun escalier que je connais. Je remarque la douceur des murs de terre fraîchement bâtis. Je me dis : « C’est l’une des maisons de l’extérieur, du Nouveau Village. Mais contrairement à ces maisons, qui sont des bâtiments bas de plain-pied, cette maison est haute – comme si elle était suspendue en l’air ». En montant les marches, je m’arrêtai à la moitié de l’escalier, regardai vers le haut et vis le coin de la maison… Je pense que, contrairement aux escaliers que je connais, celui-ci est exposé et détaché de sa base. Arrive un homme, le même homme qui m’avait avertie de ne pas marcher dans le cimetière. Je le reconnais et lui dis : « Votre maison est suspendue dans les airs ». Il me répond : « Bien sûr ! Tout est en train de sombrer ici. C’est un monde en ruines ».

Pandolfo 1997 : 170

Même si elle avait fait ce rêve aux États-Unis et non au Maroc, elle réalisa qu’il n’était pas totalement son rêve à elle ; aussi, lorsqu’elle retourna au Maroc, elle le raconta. Les villageois le comprirent comme un commentaire moral des évènements survenus récemment dans leur communauté et qui les avaient amenés à se réinstaller dans un nouveau village, loin des jardins et des cimetières oubliés. Son rêve recouvrait les conséquences dialogiques des rencontres qu’elle avait faites au Maroc et ses mécanismes étaient comparables aux termes grammaticaux d’une bi-langue semblable à celle décrite par Khatibi. Comme pour ce dernier, ses rêves la révélaient vivant entre des langues et des cultures ; la maison traditionnelle, à l’instar de la conception qu’elle avait d’elle-même, s’élargissait et s’effondrait entre l’arabe, le berbère, le français, l’anglais et l’italien. Elle expliquait que cela était arrivé parce que les rêves ne sont jamais ceux de quelqu’un en propre, mais « des envois d’ailleurs », de la région des morts que tous les êtres humains ont en partage.

Conclusion

À travers le monde, de nombreux ethnographes, à l’instar d’autres humanistes et chercheurs en sciences sociales, élaborent une sensibilité solidaire et anticoloniale par laquelle ils s’engagent dans un projet de décolonisation mentale. Au cours de ce processus, ils deviennent conscients du fait que la recherche, du temps du colonialisme, bénéficiait à ceux qui la menaient et aux autres membres de la communauté pour qui ils écrivaient, et ils tentent de changer cela. Une autre composante importante de la décolonisation est la reconnaissance du fait que l’hospitalité n’est pas seulement le fait des Autres, car les relations entre l’hôte et celui/celle qu’il accueille incluent soi-même, et impliquent que celui qui est accueilli accède à son propre passé et que celui qui reçoit ait la possibilité d’accueillir ou de rejeter un nouvel invité à tout moment.

Dans de nombreuses traditions, les enfants sont formés à développer leur soi rêvant, et cette conscience renforcée leur permet d’avoir une vivacité mentale tout en rêvant, ce qui procure des rêves d’une puissance capable de changer leur vie. Cette expérience, en retour, incite les rêveurs à aller au-delà de la perception des rêves en tant qu’entités, êtres, ou textes mythiques statiques dans leur compréhension du rêve en tant que processus de partage et de devenir, au sein du paysage poétique de l’âme. En étudiant le double langage du rêve – de l’Autre au sein du Soi – on apprend comment les sujets font l’expérience de la vie culturelle et construisent leurs identités à partir d’expériences diverses, personnelles, culturelles et spirituelles. Pour le dire autrement, le rêve est le Soi en tant qu’Autre avec lequel nous sommes en interaction. Les rêves, comme d’autres souvenirs, nous conduisent à une descente phénoménologique dans notre conscience, révélant le cérémonial – ou les conventions sociales et discursives – qui entourent la création de nos propres esprits et identités décolonisés.