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La force et l’intérêt de l’ouvrage dirigé par Sara Ahmed, Claudia Castañeda, Anne-Marie Fortier et Mimi Sheller résident dans un parti-pris éditorial qui pose comme objectif de « troubler les revendications simplifiées concernant la nature du foyer et de la migration dans les vies et les mondes contemporains » (p. 15).
À ce titre, l’ouvrage et les objectifs qu’il se donne tombent à point nommé. En effet, la littérature de langue anglaise sur les migrations internationales est aujourd’hui traversée par la notion rarement explicitée de foyer (home). Particulièrement lorsqu’il s’agit de rejoindre, par le biais de la migration, un territoire avec lequel on a des attaches personnelles (dans le cadre d’un « retour au pays natal ») ou familiales (dans le cadre d’un « retour » au pays des ancêtres), le territoire que l’on gagne ou que l’on regagne est désigné par le spécialiste des migrations comme l’indivisible « foyer », étape finale d’un voyage de « retour ». L’usage inconsidéré d’une terminologie qui semble au premier abord tout à fait banale, impose une définition et un certain sens à l’acte migratoire, en dépit et en dehors de la subjectivité propre du migrant.
La subjectivité individuelle sert de point de départ à la plupart des recherches présentées dans l’ouvrage. Ainsi la contribution de Rutvica Andrijasevic, consacrée au trafic humain transfrontalier, oppose-t-elle le discours public, tel qu’il est transcrit dans le débat médiatique et politique, et la narration de l’expérience propre des jeunes femmes d’Europe de l’Est qui travaillent comme prostituées en Italie. Alors que le premier les dépeint comme de jeunes ingénues trompées par la figure masculine et menaçante du trafiquant, la seconde dévoile la capacité d’agir de ces jeunes femmes, pour lesquelles l’illégalité et la prostitution peuvent être des stratégies migratoires accessibles dans un espace européen clôturé, où toute autre possibilité de migration leur est fermée.
Alors que le parallélisme du titre associerait la migration et le foyer respectivement au déracinement et au repiquage ou, dans le vocabulaire deleuzien, à la déterritorialisation et à la reterritorialisation, l’ouvrage dépeint de multiples facettes d’une relation incroyablement plus complexe entre ces quatre termes. Les différentes contributions passent au crible d’une critique féministe les notions de « foyer » et de « migration » et prennent le contre-pied de leurs acceptions usuelles, dans le but avoué de déconstruire certaines catégories de la recherche et de la pensée afin d’ouvrir de nouvelles pistes d’investigation et de nouveaux horizons de recherche. Alors que le « foyer » est une topique féminine et la « migration » une topique masculine (la langue française ici nous joue des tours), et alors que le « foyer » évoque l’immobilité et la « migration » évoque le mouvement, le présent ouvrage déconstruit et reconstruit ces deux notions autour des thématiques du genre et de la mobilité. Au cours de ce travail de remise en question, la notion de migration est dissociée de celle de mobilité, et le filtre du genre est appliqué à diverses expériences de mobilité et de construction et reconstruction du foyer. Ainsi Anne-Marie Fortier présente-t-elle le coming-out et sa nécessaire répétition comme une déterritorialisation répétée, ne pouvant se reterritorialiser pour de bon que dans un milieu queer, nouveau foyer qui vient succéder à l’ordre antérieur du milieu familial.
Par un autre déplacement sémantique, Mimi Sheller envisage la notion de créolisation comme sujet de déterritorialisations multiples. Quittant dans un premier temps les Antilles via leurs spécialistes métropolitains (Stuart Hall, Edouard Glissant et Paul Gilroy), la notion a fini par perdre, notamment dans le discours d’Ulf Hannerz, ses dimensions originelles de conflit, de rupture, de résistance et de survivance. Sheller reterritorialise la notion au lieu de ses origines, les Antilles, et ce faisant lui donne de l’épaisseur et remet au premier plan les rapports de pouvoir en jeu dans la créolisation.
L’ouvrage joue sur la polysémie des notions engagées et réinvestit des sens délaissés dans l’usage scientifique courant. De façon représentative, le déracinement et le repiquage du titre se voient conférer une matérialité inattendue, sous la forme d’un cliché de l’oeuvre « Greffon » de l’artiste palestinien Khalil Rabah (p. 77) : un olivier palestinien déraciné et replanté à Genève est encerclé d’un premier périmètre de terre déplacée du lieu d’origine, et dont la couleur tranche avec la terre du parc du Palais des Nations.