Article body

Le titre est un peu trompeur, je l’écris tout de suite, sans ambiguïté et sans nuance, pour épargner à tous ceux qui, au fil des pages, rechercheraient une ethnographie, ne serait-ce que brève et succincte, qui décrirait l’éclipse lunaire et les appréhensions socioculturelles autour de ce phénomène naturel. Bédoucha effleure à peine le sujet de l’éclipse (p. 185-187) et même quand elle en parle, elle le dépeint – éprouvant colère et rage devant l’ignorance et la superstition de ses hôtes – comme un moment insoutenable. Le récit de ces Yéménites lui importe peu, d’ailleurs, et elle ne le note point.

D’autres titres seraient probablement plus adéquats, Le journal d’une ethnologue au Yémen par exemple ou, mieux encore, La passion pour l’anthropologie. Car il s’agit plus ici du journal d’une ethnologue où elle décrit, somptueusement, sa passion pour l’ethnologie, ses pérégrinations et ses errances, mais aussi ses désarrois et ses angoisses. Elle dit l’immense exacerbation sur le terrain et le bonheur, toujours renouvelé, de l’immersion dans un groupe différent, étranger mais très vite aimé. Exaltation! est sûrement le mot qui revient le plus souvent sous la plume de Bédoucha ; mais également le mot voyage. La recherche d’une vallée à l’extrême Nord du Yémen, proche de l’Arabie Saoudite, où Bédoucha devrait séjourner, est un long périple épuisant, fait de doute et d’hésitations. Mais ce voyage ethnographique est tout aussi plaisant et enrichissant, avec toujours cette envie irrépressible de s’arrêter et le regret de repartir aussitôt. Et on sent cette grande impatience qui ronge l’ethnologue, une fébrilité, pour quitter, repartir, pour aller regagner le terrain, la vallée de ‘Akwân, dans cette campagne d’hommes rudes et fiers, guerriers et agriculteurs à la fois.

Mais Bédoucha voyage aussi dans le temps, elle retourne incessamment à son terrain précédent, dans les oasis d’el-Mansûra au Sahara tunisien. L’ancien terrain vient se superposer au récent et devient une sorte de référence, surtout qu’il s’agit d’une même aire culturelle : le monde arabo-musulman.

Les premiers moments de terrain, Bédoucha ne cesse de le répéter, sont très importants, car la suite du travail ethnographique et la nature des relations qui se tisseront plus tard en dépendent largement. L’ethnologue n’est pas la seule à observer, elle est tout autant observée, scrutée, jugée et même testée.

Et comment expliquer à tous ces paysans yéménites ce qu’elle vient faire chez eux? L’« histoire » est le mot magique, surtout dans un pays arabo-musulman ; les « coutumes », les « traditions » sont aussi des mots que l’anthropologue française emploie pour leur clarifier l’essence de son travail ethnologique. En plus des pratiques agricoles, les systèmes d’irrigation, les modes de répartition de l’eau de crue et la façon dont se cultive le sorgho, Bédoucha s’intéresse aussi à l’appartenance tribale – la notion de frontière, la relation entre tribu et territoire – et au coutumier tribal – vengeance, réparation, honneur et opprobre. L’auteur dit ouvertement sa colère, sa rage et sa révolte contre la condition difficile faites aux femmes et elle souffre, écrit-elle, de leur ignorance et de leur soumission. Mais Bédoucha exprime également le plaisir et le bonheur d’être femme anthropologue dans un pays musulman où la séparation des sexes est de rigueur ; car être femme dans cette société lui donne cette liberté, ce privilège, de pouvoir passer à l’improviste d’un univers à un autre.

Dans le livre de Bédoucha, il existe une sorte d’émerveillement, très répétitif au demeurant, devant la beauté sauvage de ces hommes et femmes qui l’ont accueillie. Et par moment, on sent un ethnocentrisme, à peine tacite, digne d’une ethnologue de l’ère coloniale qui décrit minutieusement ses primitifs, ses sauvages et leurs réactions devant une étrangère qui n’est peut-être pas faite comme eux.

Ethnocentrique est probablement aussi cette méfiance, suspicion, voire même antipathie portée à son paroxysme envers les représentants du savoir local (fgih, amine, mais particulièrement les sâda). Et elle l’écrit : « décidément, je n’ai pas beaucoup de sympathie pour ces [sâda] suffisants, imbus d’eux-mêmes » (p. 164). Un jugement de valeur probablement non fondé, surtout que l’anthropologue n’a jamais approché ces sâda ; elle n’éprouve que l’ennui, affirme-t-elle, de travailler sur l’enclave sacrée (hijra) de ces hommes de Livre.

Au bon milieu de son terrain yéménite, l’auteur ne s’empêche pas de s’écrier : « j’en ai marre de l’ethnologie en pays d’islam ». Prochaine étape : « anthropology at home ». Un terrain en Brenne.