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« Ensemble mais toujours séparés »

À Merzouga, village de sédentarisation de la tribu des Aït Khebbach[1], la formule résume bien la nature des relations entre les hommes et les femmes lorsqu’ils sont en contact. Cette présence disjointe est systématique à l’occasion de la quasi-totalité des rituels festifs (nomination des nourrissons, circoncision, mariage, fêtes religieuses et agraires), et fréquente dans la quotidienneté de la vie du groupe. Si hommes et femmes se croisent fréquemment, dans la palmeraie, sur la piste de la source, dans les rues du village, à l’intérieur des maisons, leur rencontre fortuite donne rarement lieu à une discussion, juste de simples et rapides salutations, parfois seulement un silence poli. Dans les circonstances où le contact entre hommes et femmes s’avère nécessaire, c’est le cas dans les lieux d’habitation mais aussi dans les jardins[2], espace de mixité par excellence (l’irrigation étant dévolue aux hommes, le ramassage des produits de l’agriculture vivrière aux femmes), il est intéressant de décrire l’extrême délicatesse avec laquelle les corps expriment un message qui permet de manifester sa présence à l’autre.

Ce texte entend détailler les expressions et les comportements manifestés par les corps, ces derniers précédant voire se substituant à l’intentionnalité d’un discours. En d’autres termes, nous voulons montrer comment l’observation des corps permet de mieux comprendre la nature de la relation entre les genres, lorsque les individus sont en contact dans la quotidienneté, mais aussi dans le cadre de pratiques ritualisées.

Cette recherche a été effectuée en 2006 au sein du village de sédentarisation de Merzouga, dans le cadre d’une enquête-collecte sur la fabrication du genre, section du programme muséographique « masculin/féminin »[3]. Il s’agissait notamment de mieux comprendre comment l’expression corporelle pouvait être signifiante hors du contexte habituel de son analyse (danses, mise en scène théâtrale, etc.), dans une société où l’expression verbale entre hommes et femmes, à l’extérieur de la sphère familiale, est peu fréquente. L’analyse des codifications corporelles et sensorielles à Merzouga a découlé des travaux de recherche entrepris sur place depuis 1995 dans le cadre d’un doctorat d’anthropologie sociale et d’ethnologie[4] et à la suite de deux années postdoctorales[5]. Ainsi, les relations nouées avec les Aït Khebbach depuis une dizaine d’années et la maîtrise de la langue berbère m’ont permis de mettre à jour ces codifications subtiles et ce langage des corps qui échappent le plus souvent à l’observation directe. En effet, ces messages corporels sont induits par des codages culturels et des habitus que l’anthropologue doit reconstruire tant ils apparaissent de manière diffuse au sein de la vie quotidienne. Il s’agit donc par le biais de l’anthropologie sensorielle de mettre à jour des manifestations culturelles spécifiques qui nous renseignent implicitement sur la construction des identités de genre.

Les études sensorielles se sont surtout orientées autour de recherches historiques (Febvre 1953) tandis que l’anthropologie s’orientait vers les « techniques du corps » (Mauss 1950) ou l’examen des « techniques de sens » (Howes 1990 ; Howes et Marcoux 2006). Lorsque naît le projet d’une anthropologie historique des sens (Corbin 1990), l’étude des hiérarchies sensorielles comme outil d’analyse des sociétés témoigne de l’importance de l’anthropologie pour l’examen des systèmes d’appréciation. C’est dans cette perspective que se situe mon propos sur l’examen des langages du corps chez les Aït Khebbach.

Le corps donne des indices de sa présence puisés dans des registres variés à la fois visuels bien sûr, mais aussi auditifs et olfactifs. Le regard, comme moyen d’observation de l’autre, semble dans l’univers des sens relativement clair, réglé et ordonné par les conventions sociales. Les jeux de regards, croisés, furtifs, sont précisément codifiés. Ainsi, les hommes et les femmes ne s’observent pas directement, on ne dévisage jamais son interlocuteur. Cette codification explicite du visuel est supplantée en quelque sorte, par les domaines auditif et olfactif, plus discrets et subtils, où le langage du corps s’exprime et se décode autrement.

La présence d’hommes et de femmes dans un espace donné, détermine des comportements d’évitements[6] qui sont sous-tendus par la capacité de chacun à émettre, avec plus ou moins de discrétion, des indices de sa propre présence. La parole n’est pas nécessaire et cette parfaite économie langagière est relayée par le langage du corps, lequel instaure une véritable hiérarchie des sens, intimement dépendante des identités féminines ou masculines. Ces mises en scène corporelles supposent une parfaite connaissance des codes comportementaux[7] impartis à chacun et c’est sans doute dans l’intimité des demeures que ces éléments s’observent le mieux.

Dans le village de Merzouga, dont l’édification débute durant la colonisation française (milieu du XIXe siècle), les maisons sont distantes les unes des autres. Le village offre une architecture relativement atomisée où le besoin de protection, tel l’habitat fortifié (ksour) n’est pas nécessaire[8]. Les demeures sont spacieuses et disposent de nombreuses pièces, dont quelques-unes sont en enfilade. L’architecture ne répond pas à un schéma homogène ou à une typologie précise de l’habitat. Ainsi, les constructions sont faites au gré des modifications circonstancielles induites soit par des transformations de la structure familiale (mariage ou départ des enfants dans le cadre de la famille étendue), soit par des opportunités foncières multiples (attributions de nouvelles terres par la tribu, achat de parcelle, etc.).

Au sein des habitations, qui sont par excellence le domaine des femmes[9], la rencontre avec l’autre, et de manière plus évidente encore lorsqu’il s’agit d’un étranger à la famille, suppose un langage du corps subtil pour manifester sa présence, son arrivée dans une pièce ou son départ. Ces manifestations de soi sont usitées essentiellement par les femmes ; les hommes, lorsqu’ils pénètrent dans une maison, manifestent toujours bruyamment leur présence, en interpellant les habitants et en frappant à la porte.

Voyons plus en détail la manière dont les femmes signalent leur présence.

Le châle : dissimulation du corps et manifestation de soi

Au sein des villages, la plupart des femmes Aït Khebbach portent le châle traditionnel (lugunaa), indispensable à l’extérieur des habitations mais aussi à l’intérieur ou encore sous la tente en présence d’hôtes. Ce châle, rectangulaire et mesurant un mètre cinquante sur deux, permet de couvrir la tête et descend jusqu’à mi-mollet. L’un des pans, rabattu sur le sommet de la tête permet très rapidement de dissimuler l’intégralité du visage. Il s’agit d’un vêtement très couvrant, distinct du foulard (ilbd) qui lui se porte sur la tête et qui dissimule plus ou moins partiellement la chevelure[10]. Le châle des Aït Khebbach dispose de particularités techniques et esthétiques qui permettent de le distinguer de celui d’autres tribus[11]. Il est constitué de deux larges bandes de tissu noir[12] cousues ensemble[13] et qui correspondent aux voiles (chèche[14], arzyi) des hommes. Des motifs géométriques sont brodés symétriquement sur ces deux bandes dont le pourtour est agrémenté de pastilles d’aluminium (tamujunt). Ces dernières produisent un tintement lorsqu’elles sont mues par le déplacement du corps. Cet élément auditif fait partie des caractéristiques féminines. Selon les circonstances, les femmes peuvent faire plus ou moins de bruit afin de manifester leur présence. Lorsqu’une femme veut éviter de se faire remarquer en quittant une pièce ou l’habitation, elle prend alors soin de ne revêtir son châle qu’une fois à l’extérieur. Or, loin des habitations, si le bruit du voile n’est plus signifiant, il est alors relayé par le visuel. En effet, les pastilles d’aluminium qui émettent ce son particulier permettent aussi de renvoyer les reflets du soleil. Il était d’usage par exemple dans les Aurès[15] que les femmes portent, accroché à leur voile, un miroir enchâssé dans un support de cuir (Gaudry 1929 : 53).

Présent dans la quotidienneté, le châle est aussi indispensable durant les diverses cérémonies festives. À l’occasion des rituels du mariage, les danses traditionnelles exigent le port du châle. La danse est très codifiée, elle se déroule dans un face à face entre hommes et femmes. Ces dernières sont alignées par groupe de cinq à six personnes et font face à une rangée d’hommes (deux jouent du tambourin). La musique berbère est très rythmée et contraste avec les attitudes corporelles très lentes. Hommes et femmes se déplacent lentement, en décrivant un cercle. Il n’y a pas de rapprochement des deux groupes durant la danse. Le visage des femmes est totalement dissimulé sous le châle, lequel, pour la circonstance est posé sur le haut de la tête recouvrant ainsi le visage et la partie supérieure du corps. Les femmes peuvent voir à travers la trame du tissu, cependant que les hommes ne peuvent voir le visage de leurs partenaires de danse. Voir sans être vu offre ainsi aux femmes une forme de pouvoir dans la relation à l’autre quand on sait l’importance du regard comme moyen d’anticipation du désir[16]. Ainsi, les femmes choisissent de danser en fonction des hommes présents. Ce sont elles qui décident de leurs partenaires de danse, les hommes n’ayant pas cette possibilité. Dans les circonstances précises des rituels festifs, l’érotisation des relations entre les genres est manifeste, d’autant plus que ce sont surtout les jeunes filles et les jeunes hommes qui participent aux danses traditionnelles. Ainsi, on assiste à une théâtralisation de la mise en présence des genres durant cette période festive très appréciée.

Sans le châle, il est absolument impensable que les femmes dansent en présence des hommes[17]. Dans d’autres circonstances, les femmes peuvent danser entre elles et dans ce cas, elles ne portent pas le châle[18]. Lors des danses du mariage, le port du châle permet d’ériger une frontière symbolique entre les sexes que ces dernières rapprochent dans un même espace. En effet, la distance entre les deux groupes de danseurs qui varie d’un à deux mètres, nécessite une séparation. On retrouve ici l’adage précité : « hommes et femmes ensemble mais toujours séparés ».

Pour ce qui est des hommes, le voile masculin revêt une signification sociale tout autre. Il est porté par la majorité des anciens (50 ans et plus) ainsi que par les jeunes hommes qui eux ne le portent pas systématiquement. Comme chez les Touaregs, on constate une diminution progressive de son utilisation[19] et de sa fonction pratique et symbolique (Claudot-Hawad 1993 : 32). Toutefois le voile masculin reste encore un support d’informations que l’individu veut manifester à la collectivité tout entière. Ainsi, le dévoilement des anciens en public demeure une manifestation du déshonneur ou de l’humiliation. Ce dévoilement manifeste perdure comme en témoignent de nombreux exemples d’hommes déshonorés[20]. La manière de disposer le voile est aussi significative et peut exprimer un discours subtil. Comme l’illustre Hélène Claudot-Hawad, les parties du corps qui sont couvertes par le voile sont distinctes et significatives, ainsi, « la garde, la retenue ou la poignée », sont reliées à des fonctions particulières : protéger son honneur individuel, savoir tenir son rang, etc. :

Contrairement à ce que l’on pourrait a priori imaginer, le voilement qui confisque au regard d’autrui des éléments expressifs du visage n’a pas simplement une conséquence privative. S’il retranche à la communication non verbale certains supports usuels de signes ou de signaux (comme le regard, le sourire…), il crée en même temps de nouveaux moyens d’expression, complexes et originaux, traduisant une gamme de significations essentielles dans l’appréhension du monde par les Touaregs.

Claudot-Hawad 1993 : 35

Si le port du voile masculin est un moyen d’expression de soi chez les Aït Khebbach, il n’est pas utilisé dans le cadre d’une relation interpersonnelle (comme le châle féminin qui médiatise une relation entre les genres), mais comme support d’information collective (communauté tout entière). En d’autres termes, son port quotidien ou occasionnel, son rejet ou son retrait, manifestent une perspective ontologique, pleinement associée à l’idée d’une identité qui se réfère à l’appartenance au groupe (collectivité villageoise, tribu, monde berbère).

Comme on vient de le voir à travers le discours à l’autre sexe, ce sont les femmes qui doivent « faire du bruit sans en faire »[21], ainsi que l’indique la délicatesse avec laquelle elles se servent de leur châle pour manifester leur présence et utilisent le subtil registre de l’auditif. La hiérarchie des sens est ici explicite puisque du fait de l’évitement du regard de l’autre, c’est l’aspect auditif qui devient dominant. Mais celui-ci n’est pas exclusif de ce langage, de cette lecture des corps, et il faut souligner aussi l’importance de l’olfaction.

Présence olfactive : du parfum à l’affirmation de l’être[22]

Le parfum fait partie intégrante des objets composant l’ensemble des rituels festifs. Il en est fait un usage abondant lors des festivités féminines[23]. Si l’emploi des parfums de type industriels est répandu à Merzouga – il est fréquent qu’on en asperge copieusement les invités lors d’un repas de fête –, le parfum usité lors des rituels féminins est tout à fait différent. Il s’agit en fait d’un encens très particulier (lbkhr)[24]. Ce dernier est indispensable notamment lors des visites à l’accouchée ; il est utilisé aussitôt après la naissance. Pour ce faire, un qanun rempli de braises est déposé sur le sol. On jette alors sur les braises une pincée d’encens (mélange de matières à la fois animale et végétale)[25] qui se consume lentement en dégageant une épaisse fumée[26]. À cet instant, la femme se place au dessus du qanun et s’accroupit en soulevant ses vêtements afin que l’encens la parfume tout entière. Elle demeure ainsi durant quelques secondes et cède sa place à une autre femme. Cette technique est essentiellement du ressort des femmes ; il est rare que l’on parfume les hommes de la sorte.

Cet encens est conservé, dans des coffres de bois[27], au milieu des vêtements qu’il parfume ainsi par simple contact. Comme les femmes fabriquent elles-mêmes leur encens, le parfum qui s’en dégage diffère de l’une à l’autre selon les proportions d’ingrédients utilisés[28]. À son odeur, les femmes reconnaissent souvent la qualité[29] des ingrédients et parfois même la personne qui l’a préparé. L’odeur de cet encens participe ainsi pleinement de la féminité[30] et joue un rôle prépondérant dans la « mémoire olfactive[31] ». Les hommes évoquent très souvent cette odeur, pour eux pleinement associée à la féminité et qui attise leurs désirs[32]. En effet, on sait que les réseaux de significations sensorielles sont dépendants des univers culturels au sein desquels ils se développent, renvoyant alors à la « tonalité des préférences esthétiques » (Roubin 1989 : 184)[33]. Encore trop souvent ignorée, sinon négligée par les recherches ethnologiques[34], l’étude des odeurs et de leurs fonctions permet pourtant d’informer des manières d’être culturellement signifiantes[35].

Le parfum fait partie de la codification corporelle subtile entre hommes et femmes, et devient un véritable langage. On a vu précédemment le rôle auditif que pouvaient jouer certains atours féminins dans la manifestation de la présence de soi à l’autre, le son apparaissant comme volontairement informatif. Il en est de même du parfum qui va informer l’autre non pas simplement de sa présence[36], mais d’événements festifs particuliers.

Ainsi, les hommes sont informés de la naissance d’un enfant dans leur voisinage, simplement en croisant des femmes abondamment parfumées. En effet, le jour d’une nouvelle naissance[37], seules les femmes rendent visite à l’accouchée. Les hommes sont absents sinon exclus des premiers rituels de la naissance et n’interviennent qu’au matin du septième jour lors de la nomination (tasmiya) du nouveau-né. Les visites s’échelonnent sur près d’une semaine et sont l’occasion d’échanges intenses entre les femmes. C’est alors un moment de socialisation féminine conséquent[38]. Les visiteuses offrent des dons (argent, sucre et oeuf) et félicitent l’accouchée, laquelle en retour donne trois des éléments essentiels à la beauté féminine : un morceau d’écorce de noyer (lmsuach)[39] destiné à rougir les gencives, du kohl et du parfum (uniquement l’encens utilisé par fumigation). Le parfum est toujours associé à la joie, aux rires et, plus globalement, à l’excitation festive (Aubaille-Sallenave 1999 : 109). Le parfum, sa qualité et son abondance produisent une forme d’ivresse des sens. Ici, l’encens sert autant à provoquer le bien-être et la gaieté des femmes qu’à purifier et à protéger[40] contre les génies malfaisants (jnûn)[41]. On retrouve le rôle primordial de la fumigation qui manifeste une inscription corporelle : le parfum pénètre les corps, il est un phénomène d’ordre biophysique (Slaney 1986 : 83). Les pratiques rituelles d’expulsion des divers maux (maladies, possession, etc.) mettent souvent en scène le « sacrifice odorant par la fumigation » (Benveniste 1969 : 229). À notre connaissance, la fumigation est toujours bénéfique et purificatrice (Plantade 1998 : 132).

Les rituels de la naissance sont le moment où culmine l’emploi de l’encens que les femmes utilisent à l’occasion des fêtes, mais aussi dans le quotidien pour parfumer leur linge (châle, tissus et vêtements de cérémonie conservés dans les coffres de bois). Le nourrisson est imprégné de cette odeur particulière qui, tout au long de son existence, marquera différentes étapes (rites de passage), inscrivant ainsi sa sensibilité olfactive, une forme d’imprégnation « des senteurs préférentielles du noyau familial » (Roubin 1989 : 275). Les premiers jours qui suivent la naissance ne sont pas marqués par des distinctions selon le sexe du nourrisson, mais l’ensemble des rituels met en scène cette allégorie de la féminité dans laquelle la senteur de l’encens est un élément explicitement, sinon exclusivement féminin.

La fonction des odeurs notamment dans l’expression du langage amoureux[42] est multiple, par exemple, dans la préparation du corps de la mariée, ces « signes prénuptiaux » pour reprendre l’expression de Lucienne Roubin (1989 : 259) ou encore comme signe de la féminité, du désir et de la séduction. Il existe des bijoux odoriférants confectionnés par les femmes à l’aide de pâte parfumée avec laquelle elles modèlent des perles et qui conservent très longtemps leur senteur[43]. Ces bijoux, appelés ssxab[44], sont réservés aux femmes mariées. L’interdiction de leur port par des jeunes filles est liée à leur signification symbolique et sexuelle (Benfoughal 1997 : 142). Il est aussi d’usage, comme chez les Aurasiennes (Algérie), de confectionner des sortes de cocardes cousues sous les robes à l’intérieur desquelles on dépose des morceaux de musc, d’ambre[45] ou de benjoin (Gaudry 1929 : 42-43).

Différentes autres pistes nous paraissent fécondes comme par exemple la classification des senteurs en fonction de leur détermination face au genre, une anthropologie « sexuée » des odeurs en quelque sorte, tant les processus d’identification ou de différenciation se manifestent aussi par l’olfactif (Remotti 2003 : 284).

En conclusion, à Merzouga, le langage des corps lors de la rencontre ou de la présence d’individus de sexe différent nous renseigne implicitement sur la nature de la relation entre les genres, mais aussi sur l’étendue et les possibilités que le corps offre quant à l’émission d’un message, un signe discret se substituant alors à l’expression orale. Ce langage corporel, s’il apparaît comme spécifiquement féminin dans le rapport interindividuel, laisse aussi une large part à l’expression muette tant du mécontentement que des multiples formes de rébellion, et ce dans la plus grande discrétion. En effet, la codification corporelle induite par des attitudes et des comportements culturellement acquis et incorporés permettent par la transgression volontaire des conduites attendues, de dire sans mot ce que la coutume exige de taire. C’est explicitement le cas lors de la manifestation du déshonneur masculin qui rompt volontairement l’harmonie collective en se mettant en scène. Se défaire du voile est un acte doublement signifiant, par rapport à soi mais surtout vis-à-vis du groupe dont en quelque sorte on s’éloigne, acceptant que le déshonneur soit su de tous, et incrusté, marqué physiquement dans le vecteur même de la relation à l’autre : son propre corps.

Si les lectures du corps sont souvent décrites et explicitées dans l’étude plus spécifique des domaines artistiques (danse, théâtre), la mise en scène plus quotidienne des corps comme définition de soi, de son identité sexuelle et de son inscription dans les hiérarchies statutaires (enfant, jeune fille, femme mariée) offre des perspectives fécondes à une approche du rapport entre les sexes. Dans la société des Aït Khebbach, la hiérarchie des dispositions et des manifestations sensorielles nous paraît un outil privilégié, dans la mesure où l’ordre du visuel est explicite et codifié face aux messages invisibles des sens, ces subtiles informations de soi à l’autre qui se manifestent tant dans la quotidienneté que dans les rituels festifs.