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La terreur apparaît comme une empreinte et une propagation qui se déploie au carrefour de deux chaînes signifiantes : l’une qui plonge ses racines dans la vie pulsionnelle de l’être humain où sont étroitement intriquées sexualité et pulsion de mort, liaison et formes radicales de dé-liaison ; et l’autre qui répond à certaines fractures ou fragilités du tissu social contemporain, et particulièrement aux formes multiples de massification qui tendent toutes à subsumer les particularités sous le signe du même et à rejeter ce qui est qualifié de différent, d’étranger, ou ce qui se révèle inassimilable.

Ellen Corin[1] 2008 : 77

Introduction

La réflexion sur l’éthique peut être mise à mal par un relativisme vulgaire qui se limite à recenser les différences et les similitudes entre les régimes de normativité, d’interdits et de limites symboliques que se donnent les sociétés ; cette réflexion peut être tout autant mise à mal par la fausse universalité qui pose d’emblée l’existence d’une nature et d’impératifs moraux transculturels dont les systèmes moraux particuliers (les « ethnoéthiques ») seraient l’expression. C’est bien là l’éternel crux divisionis de l’anthropologie : les cultures comme des variations plurielles autour du même fond naturel (transculturel) versus des sociohistoires incompressibles, voire incompatibles, qui font émerger partout de l’inédit et de l’original.

Les recherches ethnographiques ont montré que les « ethnoéthiques » se déploient, dans toutes les sociétés, dans une pareille obstination à déjouer la logique du nécessaire, à substituer à l’« ordre naturel » un régime de normes inscrit d’emblée dans des espaces de sens, et à ouvrir, dans toutes les directions, les possibles arrangements autour du bien, du juste et du beau. Les groupes humains rencontrent partout des contraintes qui imposent des limites aux possibilités d’organisation des systèmes normatifs ; ils se confrontent aussi à la présence incontournable du « mal » (peu importe le nom qu’on lui donne : violence primitive ou autre) qui agit comme une sorte de fondation universelle sur laquelle s’appuie la construction des régimes de normes. Le tragique envahit ainsi d’emblée l’éthique, et la question du vice est posée partout avec autant d’insistance que celle de la vertu[2].

La route vers ce qu’il y a d’humain dans l’homme n’est jamais tracée à l’avance ; elle n’est d’emblée ni évidente, ni unique, ni obligatoire. Les « moralités » se donnent en effet toujours sous une forme plurielle, confuse également, du fait même qu’elles s’expriment à travers une multiplicité de figures, de systèmes de sens et de régimes de normes qui sont, chaque fois, des constructions originales. C’est en cela que réside la difficulté de toute réflexion anthropologique sur les fondements de l’éthique : on ne peut y accéder que de biais en s’attachant, d’abord, à la servitude de cette pluralité mais en s’en arrachant aussi, dans un effort pour rejoindre l’ordre humain fondateur qui se dissimule derrière la diversité des « moralités ». La question du « tragique » dans l’humain me sert ici de fil rouge pour indiquer les tracés à travers lesquels les « moralités » viennent toutes se relier à une éthique fondamentale, première.

Les « moralités » rendent possible la construction d’un monde commun, partagé, de droits et de devoirs, dans lequel les sujets humains ne sont jamais ni ravalés, comme insistait Kant, au rang de moyens en vue d’autre chose, ni ramenés, dans le langage de Freud, à la violence de la horde primitive. L’énigme de la condition humaine reste néanmoins constamment posée et s’inscrit en creux dans toutes les ethnoéthiques qui ne peuvent pas ne pas s’interroger sur la « face d’ombre » qui est au coeur de l’humain, sur l’ambiguïté qui le marque, sur les contradictions qui le traversent, jeté qu’il est entre amour et haine, entre poing levé et main tendue.

Mes recherches en anthropologie médicale ont transformé, au fil des années, ma vision de la réalité humaine. Les récits de souffrance des enfants vivant une maladie chronique, des patients atteints du VIH, des membres de gangs de rue, des jeunes suicidaires et des utilisateurs de drogues injectables m’ont rendu toujours plus sensible, d’une part, au vécu de la détresse et d’autre part, aux situations d’inégalité et d’injustice qui produisent cette souffrance. Ainsi la question de la finitude dans l’humain en est venue à s’imposer à moi avec toujours plus d’évidence, me forçant à donner une place centrale, dans mes réflexions, à la « face d’ombre » et à la place de la mort dans l’expérience humaine. J’en suis venu à considérer que ce « négatif » constitue une dimension fondamentale, incontournable, de la condition humaine, une dimension à laquelle l’éthique doit en quelque sorte s’arracher pour pouvoir se constituer[3].

C’est à travers la lecture qu’Ellen Corin (2008) a proposée du « travail de la culture » face à cette « négativité » que je réfléchirai, à mon tour, en m’interrogeant sur les procédures par lesquelles l’éthique métamorphose la négativité en un « négatif constitutif » qui fait apparaître les conditions mêmes de son propre dépassement. Pour lancer mes réflexions autour de cette « face d’ombre » dans l’humain et de son arrachement à travers l’éthique, j’ai cru utile de partir de deux constats dont il faut tenir compte, me semble-t-il, quand on entreprend d’interroger les systèmes singuliers de moralité du point de vue de ce qui fonde l’éthique.

Premier constat

On assiste aujourd’hui à un retour dramatisé, confus et paradoxal, du thème du mal sous les habits du bien. François Jullien, philosophe et sinologue, dénonce le discours contemporain qui « ne cesse de scander à nos oreilles son aspiration légitime au tout positif » (Jullien 2004 : 11). Il ajoute que l’inflation du juridique et de l’éthique a modifié radicalement, à travers ses liaisons dangereuses avec le politique, le contexte dans lequel travaille le « négatif ». À sa suite, Corin (2008) s’inquiète du fait qu’on a basculé dans le leurre du « tout positif ».

Cette idéologie du « tout positif » leur paraît fausse dans ses prémisses mêmes, absurde dans sa croyance que l’élimination du négatif est enfin à notre portée, hégémonique dans son aspiration à la réconciliation universelle, irresponsable dans ses visées politiques, et carrément insupportable dans sa rhétorique aseptisée, déshumanisée. La pensée optimiste que le « tout positif » entraîne apparaît soutenue, amplifiée, par un recours massif à l’éthique en tant qu’instrument privilégié du politique, voire par le remplacement du politique par l’éthique, et par la promotion d’une mondialisation juridique organisée autour des droits de l’homme, avant tout des droits politiques que l’on veut voir triompher partout[4].

Il est urgent que nous interrogions le paradoxe au coeur de ce discours mondialisé qui apparaît porté, de nos jours, par une vision fondamentalement idéalisante de l’humain dans laquelle aucune ombre ne fait plus tache. Finie la fêlure de l’être. On croit en être quitte avec le « négatif » et on pense le faire disparaître parce qu’on l’entoure de silence. Il se pourrait bien que nous assistions plutôt, dans cette idéologie du « tout positif », à une dangereuse intériorisation du « négatif » qui produit, à la fois, la guerre dite juste, préventive, soucieuse d’extirper le mal à l’avance, et la lutte des terroristes, laquelle se fait souvent au nom même de la réparation des injustices ; l’idéologie dominante défend la légitimité de la première et condamne la seconde, sans toujours voir que les guerres préventives contre le soi-disant axe du Mal et les combats terroristes pourraient bien s’alimenter mutuellement.

Le « négatif » que l’on projette sur le « barbare » n’a plus d’autre place dans cette idéologie du « tout positif » que de se réfugier, de s’enfouir, au creux même des personnes et des sociétés, chez les partisans de la guerre préventive comme chez les terroristes, pour y accomplir un insidieux travail de destruction. « Contrairement à une vision béate, je pense que le négatif ne disparaît pas, mais s’il n’a pas de lieu extérieur pour se manifester, il s’intériorise et prend de nouvelles formes violentes » Jullien (2004 : 31). Il ressurgit chez les uns en des actions terroristes et chez les autres en une tranquille certitude, celle qui conduit à penser qu’on a été mandaté pour imposer la démocratie, le droit, nos principes moraux, éventuellement par la guerre, sur l’ensemble de la planète. Le monde est ainsi redécoupé entre civilisés et barbares, entre bien et mal, entre nous et eux, entre notre positivité et leur négativité. Et on oublie la commune humanité, qui fait de nous tous des humains.

En lien avec ce premier constat, je soutiendrai qu’on ne peut pas ne pas penser ensemble la guerre et la paix, l’injustice et la justice, le mal et le bien ; qu’on doit même obligatoirement penser tous ces phénomènes en même temps ; et que la réflexion sur l’éthique se doit de les envisager au sein d’une théorisation du « négatif » ancrée dans les « figures de la finitude ». Les théoriciens de l’éthique semblent avoir entériné, dans leur majorité, le discours dominant à propos de l’impossibilité de penser le « négatif » autrement qu’à travers un discours idéalisant, simplificateur, dans lequel certains réaffirment souverainement le Bien et diabolisent le Mal dont le barbare, le non-civilisé, est porteur. Cette opposition absolue empêche de débusquer le Mal inscrit au coeur du Bien, de voir le barbare dans le civilisé, engendrant confusion pour la pensée et ambiguïté au seuil même de la construction de l’éthique.

Deuxième constat

Les enjeux des recherches sur la guerre, la violence et le mal se sont déplacés du terrain de la philosophie politique et de la « Realpolitik » vers celui de la production de nouvelles normativités devant assurer la bonne gouvernance des États et la gestion des populations. Nous sommes en effet entrés dans une ère éthique pensée comme une technique de gestion des peuples, des nations et des États, détachée de son amarrage à la « face obscure » de l’homme.

Certains éthiciens ne semblent pas avoir compris que l’alternative à la violence n’est pas la non-violence comme le répètent certains pacifistes utopistes, allant jusqu’à croire en la possibilité de l’extirpation totale du mal, à la manière d’une mauvaise dent à extraire. Ils continuent à répercuter le vieux « Projet de paix perpétuelle » proposé par Kant (2002 [1795]), en oubliant que nous vivons au sein d’un monde marqué par l’hégémonie quasi-coloniale de certaines sociétés sur les autres, d’un monde profondément blessé par des injustices historiques que l’on ne corrige pas et par des guerres que l’on mène sans fin au nom de la paix. C’est un ré-enracinement de l’éthique dans une philosophie de l’humain attentive à notre « face d’ombre », à la « négativité », dont nous avons aujourd’hui grandement besoin.

J’essaierai de dire, dans la suite de cet essai, pourquoi toute éthique véritablement humaine ne peut se construire que sur l’horizon de cette dimension indépassable de la « négativité » qui forme d’indélébiles taches d’ombre dans la vie des personnes et des sociétés. La théorisation du « négatif » mise ici de l’avant s’engage résolument sur le terrain de l’éthique fondamentale que je croise avec une philosophie critique du politique et aussi, nécessairement, avec le psychologique, notamment avec la psychologie qui s’intéresse aux processus psychiques profonds (d’où mon appel à Freud), et avec ce que la sociologie nous a appris au sujet du fonctionnement concret des sociétés. Pour le dire autrement, je compte essayer d’inscrire cette réflexion sur l’éthique dans une cogitation philosophique, avec une constante préoccupation pour le politique et dans une inquiétude toute psychanalytique. J’essaierai de montrer que la vocation universelle de l’éthique se trouve précisément déposée dans cette « négativité » même, là où les sociétés viennent la recueillir pour construire, à travers des procédures d’inversion, l’éthique dont les systèmes moraux ne sont que les prolongements multiples et variés.

Je conduirai ma réflexion en m’appuyant sur la pensée de Giorgio Agamben, sur ce qu’il dit de la « vie nue », de l’homo sacer, de la notion de témoin, du témoin incapable de témoigner face à l’horreur du mal, dans le cas des survivants des camps nazis mais aussi dans celui de Paulina, la femme torturée et violée que Roman Polanski (1994) a mise en scène dans son film La jeune fille et la mort. À travers ce que ce philosophe dit de l’éthique, je rappellerai que l’État n’est pas toujours le protecteur du citoyen – pensons à l’État nazi – et que l’homme n’est pas toujours, loin de là, un ami de l’homme. Pour cette raison même, il y a une autre question, celle du « sujet libre », que je mettrai au coeur de ma réflexion en revenant à T. Adorno, H. Arendt, G. Bataille, W. Benjamin, M. Foucault et P. Sloterdijk – autant de philosophes qui n’ont cessé de penser la question de l’éthique en faisant écho à Nietzsche.

Je m’appuie aussi sur la pensée de Michel Morin, philosophe québécois, qui situe lui aussi sa réflexion dans le sillage du renversement des valeurs opéré par Nietzsche. Son projet éthique ne se présente nullement comme un travail pratique de reconstruction des normes morales mais plutôt comme le nécessaire recommencement d’une fondation de l’éthique du « sujet », dans la lutte pour ouvrir des espaces de créativité face aux contraintes liées à la « négativité » et dans la conquête de la liberté face au poids que la loi du groupe fait peser sur les personnes. Dans une grande fidélité aux tragiques grecs, M. Morin affirme que les moments de dissolution ou d’affaissement des systèmes de moralité peuvent être vus comme le véritable point de départ de toute pensée éthique puisqu’ils fournissent l’occasion, à chaque fois singulière, à des « sujets » d’entreprendre à nouveau, dans la confrontation avec le mal, la refondation du principe même de l’éthique.

« Pourquoi la guerre? » Échange de lettres entre Freud et Einstein

Cette réflexion s’appuie en premier lieu sur le contenu des lettres qu’Einstein et Freud se sont écrites en 1932. Devant la montée du soutien populaire donné au Parti national-socialiste de Hitler (il sera porté au pouvoir en 1933), la jeune Société des Nations avait invité Einstein et Freud à répondre à la question : « Y a-t-il un moyen de libérer les hommes de la fatalité de la guerre? ». Les deux protagonistes de cette correspondance ont l’un et l’autre entrepris, aussi bien le physicien expert de la théorie de la relativité que le spécialiste des processus inconscients du psychisme, d’interroger la part de la « négativité » dans l’homme. Ils ont refusé, l’un comme l’autre, d’écarter le politique, et ont interrogé la part de « négativité » qui est à l’origine de la Première Guerre mondiale.

Dans la première lettre, Einstein a eu le courage de laisser entendre, dès le point de départ, que le problème de la guerre doit être envisagé, à son niveau le plus profond, du point de vue des pulsions fondamentales dans l’être humain. « En l’homme vit un besoin de haïr et d’anéantir. Cette prédisposition est, en temps ordinaire, présente à l’état latent […]. Mais elle peut être réveillée avec une relative facilité et s’intensifier en psychose de masse » (Freud et Einstein 1995 : 67). Einstein suppose d’emblée que son correspondant allait se placer, en tant que père de la psychanalyse, sur le terrain de « la vie pulsionnelle », et qu’il éviterait prudemment de s’engager dans le champ du politique[5]. Pour sa part, Einstein s’étonne surtout du fait que les personnes les mieux formées, les plus critiques, celles-là qui ont en partage l’intelligence et le savoir puissent se laisser aussi aisément séduire par les appels à la violence. « Une psychose de haine et de destruction », écrit Einstein, peut s’emparer de toute une société, y compris des meilleurs esprits critiques, ajoutant que l’intelligence « n’a pas coutume de puiser directement dans l’expérience de vie » (Freud et Einstein 1995 : 67-68).

Comment est-il possible, écrit le célèbre physicien, que le petit groupe de citoyens à qui la fabrication et le trafic des armes rapportent argent et pouvoir « puisse mettre au service de ses désirs la masse du peuple qui, dans une guerre, ne peut que souffrir et perdre? » (Freud et Einstein 1995 : 67). Einstein reconnaît que les vendeurs d’armes manipulent les leaders politiques et les populations en exaltant, par exemple, leurs sentiments patriotiques ; il s’empresse cependant d’ajouter que le politique, l’économique et le nationalisme ne suffisent pas à expliquer à eux seuls les guerres qui ont traversé l’histoire des sociétés humaines. Le coeur de la réflexion de Einstein sur la guerre s’organise autour des deux questions suivantes : pourquoi les personnes les mieux formées intellectuellement et culturellement adhèrent-elles, se demande-t-il, « aux idéologies de la haine »? Pourquoi se laissent-elles souvent convaincre par ces idéologies plus facilement que ne le fait le reste de la population? Il dit attendre une réponse de la part de Freud qui s’y connaît, écrit-il, mieux que lui en matière d’humanité.

La position de Freud n’est pas moins courageuse ni moins inattendue que celle de Einstein. Selon sa manière habituelle de penser, Freud remonte aux origines primitives du phénomène même de la guerre, en montrant que le droit, loin d’être opposé à la violence, constitue en quelque sorte une dérivation, ou mieux une mutation, de la violence. Il écrit : « C’est une erreur de calcul de ne pas considérer que ce qui est droit était à l’origine violence brute et qu’aujourd’hui encore il ne peut se passer du soutien de la violence » (Freud et Einstein 1995 : 75). Et il ajoute que l’usage des armes indique que la suprématie intellectuelle (la capacité technique de fabriquer des armes destructrices) a pris le pas sur la seule force musculaire sans que la raison ne se libère jamais, en totalité, de la violence. Il présente, en raccourci, une histoire des sociétés humaines qui est une succession ininterrompue de conflits dans lesquels des hommes éliminent, souvent en toute impunité, des adversaires, parfois leurs voisins les plus proches qu’ils tuent en arguant qu’ils se défendent contre eux. Freud nuance ensuite son propos au sujet des guerres en reconnaissant que certaines guerres ont parfois contribué à rétablir des injustices, à favoriser la formation d’unités territoriales plus pacifiques, en un mot à faire surgir le droit à partir de la violence.

Jusque-là, Freud parle plus comme un historien de la violence humaine et comme un moraliste que comme un psychanalyste. Lorsqu’il en vient à répondre à la question centrale que lui pose Einstein – sur les raisons pour lesquelles les humains sont si facilement excités à la guerre – Freud répond que l’instinct de haine et de destruction est toujours prêt à accueillir cette sorte d’excitation. Et il précise pourquoi, en exposant une partie de sa théorie des pulsions.

Les pulsions de l’homme sont de deux espèces seulement, soit celles qui veulent conserver et réunir [...], et d’autres qui veulent détruire et mettre à mort ; nous regroupons celles-ci en pulsion d’agression ou pulsion de destruction. [...] L’une de ces pulsions est tout aussi indispensable que l’autre, et de l’action conjuguée et antagoniste procèdent les phénomènes de vie.

Freud et Einstein 1995 : 75-76

Freud ne se fait aucune illusion sur ce que le fait de savoir quelque chose au sujet de ce que la lutte entre « pulsion de mort » et « pulsion de vie » peut apporter aux êtres humains, notamment quant à leur capacité d’arrêter les processus qui conduisent à la guerre. Il rappelle que plus de solidarité, plus de liens peuvent sans doute agir pour retarder les entreprises de destruction, quelles qu’elles soient, sans cependant pouvoir les bloquer. Le triomphe de la raison lui apparaissait d’autant moins assuré en 1932 que les pouvoirs des États s’étaient étendus et renforcés, surtout dans l’Allemagne de Weimar, que les forces morales (représentées par les églises) étaient de plus en plus réduites au silence, et que les processus profonds de destruction étaient soutenus à la fois par une idéologie du surhomme et par le ressentiment au sein du peuple allemand à l’égard des conditions imposées, en 1920, par la Conférence de paix de Paris. Il ne lui apparaissait pas facile de faire naître une société de citoyens solidaires dans une Allemagne qui était sur le point de basculer dans le nazisme.

Dans ses textes sur la guerre, on voit Freud totalement déconcerté quant à sa conception de l’état même du « civilisé » qui n’est jamais arrivé, nulle part, à faire disparaître la violence. Il avait découvert le meurtre bien avant la guerre, notamment à travers sa réflexion dans Totem et tabou (Freud 1998 [1913]) qui présente une bande de fils qui fondent la société en se faisant les meurtriers du père. Avant ce livre, dans lequel le meurtre du père est inscrit dans le fonctionnement archaïque du psychisme, Freud avait déjà évoqué ce thème dans L’interprétation du rêve (Freud 2004 [1899-1900]), la guerre venant mobiliser le désir inconscient de tuer l’ennemi, désigné et non plus présumé. Dans Actuelles sur la guerre et la mort (Freud 1988 [1915]), écrit au plus fort d’une guerre d’une violence inouïe entre des nations dites civilisées, le psychanalyste revient sur la place centrale de la violence chez les humains :

Tout se passe comme si toutes les acquisitions morales des individus s’effaçaient [...] et qu’il ne restât plus que les attitudes animiques les plus primitives, les plus anciennes et les plus grossières.

Freud 1988 : 144

Très tôt, Freud avait émis l’idée, en faisant écho à J. Frazer, W. Robertson Smith et aux anthropologues spécialistes des « sociétés primitives », qu’il existe dans l’homme une pulsion de mort et un automatisme de répétition dont il n’arrive pas à se libérer. C’est encore cette même idée qu’il place au centre de L’Homme Moïse et la religion monothéiste (Freud 1986 [1939]) dont la publication date de l’année de sa mort. Dans ce livre, on trouve une petite phrase souvent citée, qui reste prophétique aujourd’hui : « Nous vivons en un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie » (Freud 1986 : 131). La barbarie du nazisme a renoué, insinue Freud, avec l’héritage le plus archaïque de l’histoire humaine, celui de l’époque durant laquelle l’homme pratiquait « le meurtre volontiers et comme allant de soi » (loc. cit.). Les haines que l’on croyait effacées par la civilisation continuaient à dresser les unes contre les autres des populations semblables entre elles, et à opposer des nations aux valeurs prétendument universelles, des peuples aux normes morales élevées et aux prescriptions sociales et éthiques réputées sévères.

De quoi s’agit-il au juste? D’une régression à l’archaïque, de l’expression des pulsions inconscientes les plus violentes, du désir paradoxal au coeur même de l’amour de l’autre de tuer cet autre? De la propension naturelle chez l’homme de détruire son semblable et de sa piètre capacité à rester en paix avec lui? Freud rattache la propension à faire la guerre au fonctionnement même du psychisme humain et à l’histoire des civilisations, ou, en d’autres termes, à la « face obscure » dans l’humain ; ce n’est que d’une manière dérivée que la guerre peut être vue comme une pathologie de la civilisation ou une maladie de l’esprit que le jeu de forces politiques et économiques vient exploiter. Une question se pose alors : par quelles procédures les humains peuvent-ils se libérer de la « négativité » qui est en eux?

Sans doute faut-il remplacer ce questionnement par un autre. Freud terminait son texte Actuelles sur la guerre et la mort (Freud 1988 [1915]) sur une note d’espoir : « supporter la vie, reste bel et bien le premier devoir de tous les vivants » (Freud 1988 : 157). De la même façon, sa lettre à Einstein s’achève sur une déclaration de pacifisme, le sien et celui de Einstein. Ayant montré que la guerre fait partie de la culture, qu’elle en est un des versants, il invite à militer pour l’autre versant, celui où les forces qui travaillent au développement de la civilisation travaillent aussi contre la guerre.

Du mythe de Médée aux femmes violées du Kosovo

Figure 1

Médée furieuse

Médée furieuse
Tableau d’Eugène Delacroix, Musée de Lille

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Dans le mythe grec, Euripide (2008) présente Médée, la soeur de la magicienne Circé, comme une barbare et une sorcière. Elle est la femme aux pouvoirs occultes qui a trahi sa patrie, la Colchide, en se faisant la complice du guerrier Jason, l’ennemi grec venu conquérir la Toison d’or. Médée est aussi la femme amoureuse de Jason, héros du cycle des Argonautes, pour qui elle accepte de sacrifier son propre frère, faisant passer son amour pour Jason avant celui qu’elle devait à sa famille, et préférant l’homme qu’elle aime à sa patrie. Après la conquête de la Toison d’or, elle épouse Jason et s’enfuit avec lui en Grèce. Les pouvoirs magiques de Médée aident Jason à s’emparer du trône de Corinthe mais celui-ci ne tarde pas à la répudier, sous le prétexte qu’elle n’était qu’une barbare. En réalité, cette répudiation permet à Jason de prendre pour nouvelle épouse la jeune Créüse, fille du roi de Corinthe.

Médée n’accepte pas la trahison de son mari et se venge en offrant à sa rivale une robe et une couronne empoisonnées qui la brûlent et provoquent l’incendie du palais du roi. Elle égorge ensuite les deux enfants, deux garçons, qu’elle avait eus de Jason, les tuant contre l’homme qu’elle avait aimé avant de disparaître dans les airs sur un char attelé de dragons. Dans le mythe d’Euripide, Médée représente la femme étrangère, celle qui a été chassée, trompée et spoliée au profit de la recherche du pouvoir de l’homme, au profit de l’ordre politique. La femme trompée et abandonnée qu’est Médée s’est révélée être aussi excessive dans sa haine (en se vengeant de son mari en tuant ses enfants) qu’elle l’avait été dans son amour (n’avait-elle pas tué son propre frère pour défendre son amant?). C’est cette tragédie de l’amour et de la haine qu’Euripide décrit dans un récit qui constitue une poignante réflexion sur la part d’obscurité dans l’humain.

Dans ce grand mythe féminin qui déborde de passion, de fureur, de violence, de sang, on assiste à un incroyable travail de deuil de la part d’une femme qui renonce à sa féminité, à la part de féminité engagée dans l’amour et la maternité. Médée détruit les futurs hommes que sont ses fils afin de supprimer toute descendance masculine ; ce faisant elle se met au monde elle-même en se coupant radicalement de la masculinité, en effaçant la part de paternité qu’il y a dans toute maternité. Comment comprendre autrement le cri éperdu de « Je suis Médée, je suis Médée » qu’elle lance au moment même où elle tue ses enfants? L’infanticide se transforme chez Médée en un acte radical, mais raté, d’autonomie et de libération.

Mais, dans Médée, il y a aussi Jason, le civilisé, le guerrier grec, le mari qui a été aimé. En prenant une jeune princesse pour femme, Jason réaffirme, en quelque sorte, sa puissance de guerrier et d’homme capable d’assurer une descendance au trône de Corinthe. L’acte de Jason prend place entre désespoir et dérision, perdu qu’il est dans une autre guerre de conquête qu’il essaie de transformer, en vain, en un recommencement qui pourrait effacer le passé, d’une part – l’amour de Médée et les deux enfants nés de cet amour – et la Toison d’Or qu’il a rapportée de la Colchide, d’autre part. Au lendemain de la mort de ses deux fils, Jason n’est plus qu’un héros déchu, brisé, qui tourne sa violence dans toutes les directions, finissant par se viser lui-même. Il n’a rien gagné dans cette lutte à mort qui l’a opposé à la femme barbare qu’était Médée.

Dans la tragédie grecque, on retrouve la trace de l’humain, dans toute sa complexité, dans sa « face d’ombre », à travers la violence, l’horreur, la vengeance, le conflit, la démesure et la folie qui sont mis en scène au sein d’un univers dans lequel les sujets perdent pied. Cette dimension apparemment irrationnelle de l’existence nous relie à la finitude de notre condition humaine, à la part de fragilité qui nous habite. Il m’apparaît urgent de penser l’éthique sur l’axe de ce tragique.

« Ce qui reste d’Auschwitz »

Dans le film La jeune fille et la mort de Roman Polanski (1994), il est aussi question de viol et de torture en temps de guerre. Dès les premières images, nous apprenons que Maître Gerardo Escobar, le mari de Paulina, a été nommé à la tête d’une commission qui doit enquêter sur les violations des droits de l’homme, commission chargée d’examiner les cas de torture, de meurtres et de viols commis par une junte militaire en Amérique latine. L’intérêt dramatique du film de Polanski me paraît résider dans le fait que les circonstances des enquêtes conduiront Gerardo et sa femme Paulina à se retrouver en présence de l’homme qui a torturé et violé Paulina. Celle-ci va exiger du violeur qu’il avoue les actes qu’il a commis, comme si par l’aveu, la boucle pouvait être bouclée, la paix rendue à la victime, et réparation faite.

Paulina est consciente que savoir ce qui s’est passé relève de l’indicible, tant de son côté à elle que du côté de son agresseur. « Le témoignage est la rencontre entre deux impossibilités de témoigner » (Agamben 2003 : 41). La question de l’incapacité de dire débouche ici sur celle de la honte en tant qu’impossibilité d’assumer l’événement passé qui revient sans cesse et par là même demeure inassumable. Se référant à l’expérience du camp nazi, Agamben parle de « l’intimité suprême » entre les capo SS et les détenus, une intimité source de honte, tout comme l’est celle qui naît du viol et de la torture :

Avoir honte signifie : être livré à l’inassumable. Mais cet inassumable n’est pas une chose extérieure, il provient au contraire de l’intimité même, il est ce qu’il y a en nous de plus intime. [...] Dans la honte, le sujet a pour seul contenu sa propre désubjectivation : témoin de sa propre débâcle, de sa propre perte comme sujet. Ce double mouvement – de subjectivation et désubjectivation en même temps –, telle est la honte.

Agamben 2003 : 114

Est-il possible de dire l’indicible au moment où l’on réclame l’aveu, la confession, de la part du coupable et de sa victime? Comment mettre en mots cet indicible et attribuer une place qui fasse sens à l’inassimilable? Paulina met son mari Gerardo en garde : il existe une différence incommensurable, lui dit-elle, entre le vécu du viol et la connaissance que peut en avoir l’enquêteur, ajoutant : « Si je t’avais tout dit, cela serait toujours resté entre nous et nous n’aurions plus jamais pu être seuls ». Face au viol, Paulina a gardé le silence, aucun partage ne lui semblant possible, pas même avec son mari.

La question qui surgit ici est, à nouveau, celle de la fondation de l’éthique. Dans Ce qui reste d’Auschwitz, Agamben indique la difficulté de distinguer entre éthique et droit : la notion de faute et d’imputabilité relève, rappelle-t-il, de l’espace juridique qui porte un jugement sur le caractère injuste, inacceptable, d’une conduite. Elle crée aussi un reste indicible qui : « apparaît seulement où est apparue une impossibilité de dire, parce qu’il y a témoin seulement où il y eut désubjectivation » (Agamben 2003 : 172). Dans les systèmes moraux, il est question de faute et de responsabilité, au sens où l’entend le droit, mais il n’y a pas encore vraiment d’éthique, du moins pas au sens d’une éthique qui serait ancrée dans « une responsabilité infiniment plus grande que celle que nous serons jamais capable d’assumer » et qui revendiquerait « ce qu’il y a en elle de proprement inassumable » (Agamben 2003 : 21). Le philosophe de la « vie nue » (Agamben 1997) a raison, me semble-t-il, de rappeler combien la sphère de plus en plus envahissante des moralités a contaminé notre vision de l’éthique qui tend à être de plus en plus pensée sur le seul horizon des droits, de l’aveu et de la punition. En s’inspirant de la « zone grise » de l’éthique évoquée par Primo Levi, Agamben invite à penser l’éthique comme une « zone d’irresponsabilité » en tant qu’un en-deçà du bien et du mal.

Dans l’avant-dernière scène du film La jeune fille et la mort, Polanski fait parler le bourreau qui passe aux aveux. Sur l’extrême limite d’un précipice qui donne sur la mer, Paulina demande à son violeur de la regarder : dans ce face-à-face à nouveau solitaire, l’homme avoue, décrivant dans le détail comment sa position de médecin lui a permis d’abuser de ses victimes. Quelque chose d’insupportable transparaît dans l’aveu, dans le pantalon qu’il laissait tomber, dans le rappel de la femme qu’il étendait sur la table dans l’obscurité et dont il faisait ce qu’il voulait, dans un sentiment de surpuissance. Il redit avoir aimé ces moments et avoir regretté qu’ils ne soient plus là. Une jouissance vient à nouveau recouvrir l’horreur de ce qui s’est alors passé.

S’agit-il là des aveux d’un psychopathe? Une telle confession s’explique-t-elle par une pathologie de guerre, par une surpuissance que le pouvoir aurait conférée à cet homme? Par son aveu, l’homme reconnaît qu’il a été le bourreau de Paulina, confessant qu’il a joui de son pouvoir et qu’il regrette la fin de tout cela. À travers son aveu, il signe justement la fin de son pouvoir et du coup, il se met à regretter la puissance qui a été la sienne. Un paradoxe surgit alors : en reconnaissant par l’aveu « l’impensable banalité du mal », la parole du bourreau vient montrer ce qui fait retour dans le présent, depuis le passé, sans jamais s’épuiser, sans qu’aucune réparation ne soit vraiment possible. À la suite de son aveu, Paulina rend la liberté à son bourreau alors que Gerardo, en tant que double témoin (comme mari et comme président de la Commission d’enquête), apparaît profondément déchiré, placé qu’il est en position dérivée, dans la position tierce de juge et de témoin. Il doit régler pour lui seul la question éthique que comporte sa participation à la scène du dévoilement.

La dernière scène du film fait suite à l’aveu. Un quatuor à cordes joue un lied de Schubert, La jeune fille et la mort, musique que le médecin tortionnaire faisait jouer à ses victimes. Du parterre, une femme regarde un homme assis dans une loge : c’est Paulina qui regarde son agresseur. Gerardo, assis à côté de Paulina, regarde à son tour l’homme. Entre eux, il ne semble plus demeurer aucune parole, hors la musique qui est le reste de tout. Comme à Auschwitz, ce qui occupe l’espace n’est ni la victime, ni le violeur, ni le tortionnaire, mais plutôt « ce qui reste entre eux », un reste inaccessible à Gerardo.

L’axe tragique de l’éthique

Le travail du philosophe M. Morin engage courageusement la réflexion à partir d’un retour sur la solitude du sujet, sur ses dérapages dans la contestation de la loi commune, et sur la souffrance qui accompagne l’oeuvre de refondation de l’éthique à travers la quête tragique du « sujet ». Chez Morin, le « sujet » trouve son authenticité dans la mesure où il existe de manière souveraine dans l’invention, toujours provisoire, d’un monde significatif ; on peut ici parler d’une vertu post-nietzschéenne de la souveraineté, dont l’authenticité est la marque distinctive et essentielle. L’individu ne se crée authentiquement, répète Morin, que s’il a la force d’adhérer librement aux valeurs dites communes, de leur résister parfois, de s’y soumettre aussi, et éventuellement de les rejeter dans une fidélité à une loi plus haute. On recroise ici Kant, pour lequel le « sujet » s’éprouve vraiment comme « sujet » à travers le devoir d’autonomie, une notion qui est distincte des impératifs catégoriques et qui a caractérisé la pensée de la maturité chez le philosophe de Iéna.

Dans son essai Mort et résurrection de la loi morale (Morin 1997), dans Désert (Morin 1988) et plus encore dans Vertige!... (Morin 2002), le philosophe québécois a proposé des préceptes susceptibles de fonder un art de vivre aux accents stoïciens d’une grande austérité qui s’amarre à une existence autonome, constamment soucieuse de sa propre rectitude. Son pari consiste à se déprendre des exigences incessantes de la communauté, dans une sorte de retrait stratégique vis-à-vis la part de « négativité » en l’homme, pour que l’éthique puisse surgir en se détachant de la « négativité ». En réalité, la pensée éthique oscille constamment, chez Morin, entre la souveraineté héroïque, tragique même, du « sujet » et le souci du politique. Le philosophe se situe dans la ligne de Bataille (1970) qui affirme la souveraineté de l’homme sur l’horizon même du social et du politique. Le « sujet » ne peut jamais se défaire, reconnaît Morin, de la loi de la cité, puisque le rapport éthique à soi est « toujours expérience du rapport à l’altérité » (Morin 2002 : 76), la tension en direction de l’autre et la dépossession de soi renvoyant chez Morin à l’idée que le sujet n’advient qu’à travers le souci constant de l’altérité, et qu’il s’altère dans le mouvement même qui le relie aux autres.

Le « sujet » éthique apparaît, d’un côté, impensable sans coprésence à d’autres sujets, et d’un autre côté, il se constitue comme le fondement de sa propre expérience intérieure. Ces deux registres trouvent leur subsistance dans l’adhésion personnelle de sujets libres aux normes communes, dans le lien aussi à la « face d’ombre » de la condition humaine. Chez Morin, le « sujet » ne conquiert donc en définitive sa souveraineté éthique qu’en traversant l’espace collectif, en se confrontant aux impératifs du domaine sociopolitique, en ces lieux mêmes où il est sans cesse interpellé par le devoir de libération et par la quête d’autonomie. Nous aboutissons ainsi à une sorte de réciprocité entre une éthique du « sujet » libre et une politique du citoyen responsable, dans un mouvement dialectique qui accentue, sur les deux fronts, la place du tragique. Morin a opté pour les deux termes de cette polarité en élaborant une philosophie du « sujet » libre qu’il a amarrée, par le biais du tragique, à une véritable éthique politique de la citoyenneté.

Qu’est-ce donc au juste que le « sens tragique » dont parle Morin? C’est la certitude que l’éthique n’est pas uniquement du ressort de la raison mais qu’elle relève également de forces puissantes, internes à l’homme lui-même, obscures et profondes comme l’abîme, et de forces extérieures, comme celles que la société impose aux hommes. On est ici proche du tragique d’un Nietzsche s’opposant au triomphalisme de l’État prussien ; proche aussi du désespoir de Bataille (1970) face à l’idée même de « souveraineté de l’homme »[6] ; et proche enfin de Kierkegaard, d’Antonin Artaud, et de tant d’autres penseurs du tragique. Dans la foulée des tragiques grecs, Morin rappelle que ce ne peut être qu’en vertu de ses droits inaliénables que le « sujet » humain peut s’autoriser, d’une manière souveraine, à prendre ses distances à l’égard des valeurs collectives transmises par le groupe.

Ces mêmes questions ont été examinées, dans le contexte de l’effondrement de l’Europe, par Walter Benjamin (1940) dans Sur le concept d’histoire ; par Hannah Arendt (2002) dans ses réflexions sur la banalité du mal ; et par les théoriciens de l’École de Frankfurt, notamment par Theodor W. Adorno (1951). Dans le dernier texte qu’il ait écrit avant de se donner la mort sur la frontière franco-espagnole en 1940, Benjamin dit : « Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie » (Benjamin 2000 [1940] : 433). L’ombre de Frédéric Nietzsche, celui de Par-delà le bien et le mal (Nietzsche 1951 [1886]), se profile et prend forme dans la manière dont Benjamin, Arendt et Morin pensent l’humain. Nous retrouvons encore Nietzsche, et Freud aussi, chez Bataille explorant La Part maudite dans l’homme (Bataille 1967 [1949]), chez Peter Sloterdijk (2002) interrogeant le « dressage de l’homme » (Bibeau 2004).

Conclusions

De Antigone à la Paulina de Polanski, les figures de la libération ont été nombreuses, qui nous ont appris que la « positivité » dans l’humain ne peut surgir qu’à partir de sa « négativité ». Ces figures tragiques proclament, au coeur de la cité, la légitimité de la loi en même temps que la « face d’ombre » en l’homme. Retracer leur histoire contribue d’une part, note Morin, à évoquer l’idéal éthique de la philosophie, et permet, d’autre part, de nourrir un projet prophétique dans l’invention de l’éthique. Celui ou celle qui se soulève contre l’ordre collectif ouvre, souvent dans la solitude, un espace de liberté où est proclamée paradoxalement, à chaque fois, la souveraineté absolue du « sujet » en même temps que celle de la loi commune. En ce lieu précis où la conscience d’un « sujet » éthique se désaliène à travers des choix libres, on voit se mettre en acte un projet indissociable d’un retour sur la « face obscure » de l’humain, sur sa négativité, comme le disait Jullien.

Comment les sociétés humaines ont-elles pu se détacher de la « négativité » qu’elles contiennent? Les anthropologues ont montré que les sociétés n’ont eu d’autre choix que de se construire en s’appuyant sur la violence elle-même, à partir d’une violence originelle, loin de l’illusion qui leur ferait croire qu’elles peuvent en être quitte avec elle. Les cultures ne sont rien d’autre que la réponse collective inventée par les groupes humains pour maîtriser les forces destructrices inscrites au coeur de la violence primordiale et pour les transformer en des forces de construction de la vie sociale. Les sociétés n’ont en effet pas d’autre choix que de travailler à inverser la valence négative attachée à ces forces destructives, à harnacher cette violence primitive et à la canaliser de manière à ce qu’elle favorise la solidarité et l’harmonie.

Dans le chapitre « La violence qui détruit serait-elle créatrice? », Boris Cyrulnik (2000), psychiatre et éthologue, a montré comment les rituels sont essentiels pour passer de la force destructrice de la violence à son potentiel de créativité :

Un monde sans rites, c’est un monde brut, réduit à la matière, au poids et à la mesure, alors qu’un monde ritualisé instille l’histoire dans les choses, leur donne sens et nous permet d’être ensemble. Un monde sans rites, c’est un monde désagrégé où les individus désolidarisés se cognent, se rencontrent ou s’opposent au gré de leurs pulsions ou de leurs besoins. Alors qu’un monde ritualisé lie et harmonise les individus entre eux pour en faire un corps social, un groupe auquel ils appartiennent et qui les tranquillise.

Cyrulnik 2000 : 125-126

Quand le rituel n’est pas là, la violence fait irruption, l’intensité émotive explose et le corps social se fragmente. C’est à coup sûr, soutient Cyrulnik, notre aptitude à vivre dans un monde de représentations qui crée, d’une part, notre aptitude à la violence et, d’autre part, notre capacité à créer la culture :

Chez les hommes, les rituels sont façonnés par leurs représentations, de sorte qu’une idéologie pourra toujours justifier la destruction de l’autre et provoquer ainsi un sentiment de purification ou d’angélisme [...]. Les êtres humains se comportent à l’égard des autres à partir des représentations qu’ils s’en font.

Cyrulnik 2000 : 123

Au terme de sa réflexion sur le pourquoi des limites de nos représentations et de l’échec de nos rituels, Cyrulnik écrit : « Cette nécessité humaine de la destruction-reconstitution prouve à quel point notre aptitude à signifier fait de nous les êtres les plus doués pour l’horreur et la merveille » (Cyrulnik 2000 : 151).

Aussi longtemps que l’anthropologie s’interrogera en profondeur sur la « face obscure » de l’humanité, elle restera intrigante, parfois iconoclaste. Peut-être répétera-elle Primo Levi, qui dit que « l’homme est celui qui peut survivre à l’homme ». C’est cette parole qui la rendra sans doute encore significative dans les années qui viennent.