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Après ses recherches sur la chasse dans l’est de la France (Entre chien et loup 1985, Le sang noir 1994), Bertrand Hell a étudié les rites de possession des Gnawa du Maroc. Leur mise en parallèle avec des rites similaires ailleurs dans le monde est l’objet de cet ouvrage, de lecture aisée et agréable : l’auteur a une vraie présence d’écrivain. Il a le mérite d’enchaîner le commentaire à la restitution, le courage du comparatisme, utilisant des sources françaises accessibles à son lecteur. On regrettera toutefois la maigreur des données contextuelles et l’insistance sur les similitudes au détriment des différences.

Associer chamanisme et possession sous l’angle de la « maîtrise du désordre » est une tentative ambitieuse et stimulante, même si elle n’est pas totalement convaincante. La distinction entre chamanisme et possession, formes polaires d’un continuum de formes mixtes, a d’autant plus d’intérêt analytique que, depuis trente ans, « possession », étiquette perçue négativement, recule au profit de « chamanisme », exalté. Si les deux phénomènes sont intégrés dans des configurations où dominent les religions de salut, seul le chamanisme est susceptible d’être l’unique « religion » d’une société, d’en assurer les rituels périodiques de renouveau, d’y être central — la possession étant périphérique (Lewis 1971). Seul le chamane conduit le rituel, voire l’accomplit seul, le possédé dépendant de musiciens[1]. La possession est souvent interprétée comme une réaction à la domination d’un pouvoir centralisateur extérieur. Des formes de possession apparaissent dans les sociétés chamanistes lorsqu’elles sont colonisées : les deux démarches (se rendre chez des esprits, les recevoir dans son corps) s’articulent dans un même rituel, mais sans fusionner : les esprits concernés et les objectifs visés restent distincts. N’est-ce pas, alors, revaloriser la possession que l’associer au chamanisme en insistant sur leur commune maîtrise du désordre? Bertrand Hell s’insurge contre l’usage de tenir la possession pour subie, passive. Les Gnawa ne la vivent pas comme « un état de totale dépendance aux esprits possesseurs. Tout au contraire. S’affranchir de leur assujettissement est le but même […] » (p. 50). Pourtant « la relation initiale [est] placée sous le signe de la domination » (p. 293). L’assujettissement a la primauté logique dans les représentations : les esprits « décident », « font valoir leur droit », « expriment leur volonté ». C’est aux esprits qu’est attribuée l’initiative de la relation, que les sociétés chamanistes revendiquent pour elles-mêmes (l’adolescent s’entraîne en forêt à « rencontrer » les esprits animaux). Aussi ne saurait-on suivre l’auteur quand il généralise des conclusions tirées du cas gnawa : « les messagers de l’invisible officient toujours à la marge de l’institution religieuse », « il serait périlleux de solliciter la surnature alors que tout va bien » (p. 105).

S’il ne peut caractériser ensemble chamanisme et possession, le registre du désordre semble pertinent pour la possession, en raison même des connotations monothéistes que dénonce Marie-Claude Dupré (2000). Développée au contact de religions universalistes, la possession s’oppose à l’ordre, lequel est instauré par la création qui les fonde. Elle est désordre, mais ce désordre peut devenir ordre implicite, faire système (tableau p. 165). Quand il affirme sa nécessité (dernier chapitre), l’auteur est plus proche qu’il ne le pense de Ioan Lewis (1971, 1986).

L’auteur fait reposer le pouvoir du « chamane-possédé » sur ses « alliances » avec des esprits. L’alliance étant, en tant que système de relations, fondatrice de la société, peut-on situer l’alliance spirituelle dans une logique du désordre? Peut-elle servir à classer ensemble chamanisme et possession face aux religions monothéistes? Alors que le chamane est clairement mari d’esprit, les possédés, qu’ils soient homme ou femme, sont souvent considérés comme épouses d’esprits. Les monothéismes conçoivent une Alliance liant collectivement le peuple (juif), l’Église (chrétienne) ou la communauté des croyants (l’umma musulmane) en position d’épouse, à Dieu (ou au Christ) époux[2]. Sous cet éclairage, c’est à leurs côtés que se situe la possession (les « possédées » de Loudun témoignent qu’elle se rencontre en leur sein), même si diffèrent les modalités d’« alliance ». Celle-ci peut opérer au niveau individuel ou structurel (pour préciser le résumé p. 40) si elle a pour partenaire la communauté même ou un spécialiste officiant en son nom.

Si riche est l’entreprise qu’elle occulte un propos essentiel de l’auteur. « Ce qui m’importe au premier chef n’est pas l’efficacité propre des techniques, mais bien le processus de l’adhésion collective aux rituels. Et je formule l’hypothèse que la symbolique du désordre est la clef essentielle de ce mécanisme de reconnaissance du pouvoir “magique” » (p. 343). Qu’il me permette de préférer la formulation qu’il adopte p. 103 : « une pensée symbolique [est] efficace dans la mesure où elle permet de faire basculer les événements du registre d’un aléatoire absolu dans celui du rituel ».