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Sérieusement…, toute anthropologie est fondamentalement politique.

Herzfeld 2001 : 131

L’indifférence à l’autre semble désormais faire partie de la culture morale des démocraties libérales et riches. Nous n’avons pas honte d’être indifférents à la misère des autres, qu’ils soient proches ou lointains : comme Dudard dans Rhinocéros de Ionesco, nous pensons que « si on se faisait des soucis pour tout ce qui se passe, on ne pourrait plus vivre » et que, de toute façon, des experts ou des spécialistes sont là pour s’occuper de ceux qui ont des problèmes bien mieux que nous ne pourrions le faire. Confortés dans cette croyance par un contrat de « mutuelle indifférence » de triste mémoire (Geras 1998), tout semble nous pousser à devenir des « consommateurs entrepreneurs » (Rochefort 1997) uniquement préoccupés par le rapport qualité-prix-prestige de ce que nous achetons pour mieux l’engloutir dans notre monde privé, sans jamais nous soucier d’où proviennent ces objets. Or, « ne pas voir, ne pas écouter, ne pas faire, [...] être une “île” » (Levi 1989 : 85), c’est oublier que « aucune vie humaine, fût-ce la vie de l’ermite au désert, n’est possible sans un monde qui, directement ou indirectement, témoigne de la présence d’autres êtres humains » (Arendt 1983 : 59). Tout se passe comme si le monde contemporain nous poussait à inverser l’ordre logique des conditions : oubliant que nous sommes avant tout des co-humains, que nous partageons un monde, une société, avec d’autres dont nous sommes inévitablement solidaires pour notre survie, nous avons l’impression que nous sommes d’abord des individus libres, pouvant choisir d’être indifférents à ce qui ne nous concerne pas directement ou, au contraire, de nous « impliquer ». Nous souvenant de ce qu’une forme antérieure de cette indifférence a laissé faire au milieu du 20e siècle, la possibilité et surtout la légitimité croissante de cette indifférence au sort de ceux qui partagent avec nous la « cité » dans laquelle nous vivons, qu’elle soit locale ou globale, doit nous interpeller avec force : d’où vient-elle? Comment est-elle promue? Pourquoi perdure-t-elle?

Les explications culturelles de cette forme contemporaine de l’indifférence à autrui sont nombreuses : elle serait le produit ou le symptôme de l’individualisme exacerbé, du repli sur soi postmoderne, du narcissisme érigé en doctrine morale, du monadisme comme seul horizon de valeurs ou encore de « la passivité où plonge le divertissement spectaculaire » (Agone 1999) qui seraient typiques des pays riches contemporains. Du souci (exclusif) de soi à l’indifférence à autrui, il n’y aurait qu’un pas.

Une autre grande catégorie d’explication désigne plutôt la modernité instrumentale comme source de l’indifférence : « la spécificité de la modernité tiendrait dans sa capacité à modifier profondément les rapports entre les hommes, au point de les amener à supporter le sort fait aux autres hommes d’une façon jusque-là inconnue. L’indifférence [...] serait la substance même de nos vies » (Abensour 2001 : 71). En effet, dans une société moderne, qui aspire à être démocratique et égalitaire, chaque sujet, au nom de son égalité avec autrui, doit être considéré de même valeur et donc interchangeable : les techniques modernes d’individualisation (Foucault 1984) et d’égalisation le font passer du statut d’un sujet « unique » et singulier à celui d’un individu membre d’une « population », d’une masse d’égaux au sein de laquelle il ne se distingue pas. « La modernité serait ce processus qui conduirait nécessairement les hommes à entretenir avec leur espèce le rapport le plus pauvre : comme exemplaire indifférent d’une généralité » (Abensour 2001 : 85). Cette thèse philosophique de la « structure moderne de l’indifférence » (ibid. : 86) est très convaincante, mais il lui manque une dimension essentielle, à savoir la compréhension du « comment » concret de ce processus : que se passe-t-il exactement dans nos sociétés qui permette la reproduction de cette forme de rapports aux autres?

L’anthropologie contemporaine a bien montré le caractère lacunaire des analyses culturelles, comme celles que je viens d’évoquer, qui ne prennent pas en compte l’analyse des rapports de forces. Que vaudrait, par exemple, l’étude d’une identité nationale ne prenant pas en compte les rapports de pouvoir qui ont pour enjeu l’appropriation de tels ou tels symboles de la culture nationale (Handelman 1990 ; Herzfeld 1992)? Si, comme Augé (1977), on définit la culture comme la somme du « possible et du pensable » dans un ensemble humain donné, c’est-à-dire comme un « réservoir de significations » qui encadrent, inspirent, nourrissent et limitent l’action et la réflexion des membres de cet ensemble, il est essentiel de réfléchir au processus de délimitation des frontières de ce possible et de ce pensable, c’est-à-dire aux rapports sociaux qui mettent ces frontières en mouvement ou, au contraire, qui les figent dans une sorte d’absolutisme ontologique : le possible et le pensable devenant alors ce qui « est », au détriment du dialogisme pluraliste de la culture.

Comprendre le caractère possible et pensable de l’attitude « indifférente » dans le monde contemporain exige donc d’aller au-delà du constat des éléments culturels qui en facilitent le choix par chacun de nous, et d’essayer de comprendre quels sont les actions, les décisions et les choix concrets propres à notre société qui ont pour conséquence de perpétuer le caractère normal et acceptable de l’indifférence. En ce sens, rappelant que l’indifférence comme forme possible de rapport à autrui n’est pas qu’un artefact culturel contre lequel on ne peut rien faire, qui serait le destin de notre culture individualiste, perversion inéluctable du souci de soi allié à la victoire morale du marché et du capitalisme sans limites, je voudrais montrer qu’elle est aussi partie prenante des forces sociales et idéologiques mises en action par le dispositif de pouvoir ou la « matrice de rapports de force » (Foucault 1984) propre au monde contemporain.

Pour appuyer cet argument, je vais explorer un cas très précis dans la suite du texte, mais qui a une résonance sociale, politique et culturelle telle qu’il permet de mieux comprendre l’impact de ces forces sociales : la figure du citoyen-client. Cette figure est le fruit d’une production discursive énorme – le discours associé au Nouveau management public – dont l’auteur n’est autre que nos gouvernements légitimes et plusieurs grandes organisations internationales, appuyées par nombre d’experts en sciences de la gestion. En effet, comme je le montrerai, notre élite politique, relayée par un contingent important de l’élite administrative et scientifique, a mis en place une représentation forte, attrayante et séduisante du « citoyen-client », qui est actuellement en train d’acquérir une puissante légitimité, devenant la référence ultime des discours politiques et administratifs sur les « nouveaux rapports » entre État et citoyens. Or, comme je le montrerai à travers une analyse de plusieurs de ces discours, au coeur de cette figure symbolique se trouve une valorisation explicite de l’indifférence politique à autrui : le citoyen-client est un citoyen obnubilé par son monde privé et aveugle à tout ce qui ne le concerne pas directement. En lui donnant le statut d’interlocuteur privilégié de l’État, l’élite politique se situe à la source de ce travail de production de l’indifférence dont il est essentiel de prendre la mesure. La critique politique que je propose a donc une certaine urgence, celle d’interpeller le pouvoir et mes concitoyens sur le bien-fondé et les effets possibles d’une transformation symbolique aux effets radicaux et ravageurs, mais d’autant moins inéluctable qu’on comprend en partie ce qui l’engendre : celle qui transforme des concitoyens en clients.

Le Nouveau management public, nouvelle rhétorique du pouvoir

Issu des théories contemporaines du management destinées au secteur privé, le Nouveau management public, aussi appelé Nouvelle gestion publique (NGP), est d’abord une forme ou une « philosophie » de gestion « post-bureaucratique », adoptée graduellement depuis les années 1980, bien qu’avec plus ou moins d’enthousiasme, par tous les pays de l’OCDE désireux de « moderniser » leur administration publique[2]. Ses thèmes les plus récurrents, communs au Nouveau management privé (Boltanski et Chiapello 1999), sont les suivants : donner une plus grande « flexibilité » à l’organisation du travail (au détriment des hiérarchies traditionnelles), accorder la priorité au client et à sa satisfaction (et non plus à l’organisation), privilégier une orientation marquée vers les résultats et l’imputabilité (et non plus vers les méthodes et les procédures) et procéder à une plus grande « responsabilisation » des employés, tout cela dans le but d’atteindre les idéaux – parfois présentés comme des idéaux éthiques – de l’efficacité, de l’efficience et de l’économie. En les « adaptant » à la fonction publique, cela donne les éléments suivants : gestion par résultat, décentralisation, privatisation de certains services (sous-traitance), avènement des marchés publics, responsabilisation accrue des employés, planification stratégique, orientation vers les services aux citoyens. La création d’« unités autonomes de services » puis d’« agences » au sein de la fonction publique (par exemple, la Régie des rentes au Québec) en est aussi l’un des résultats. Ce modèle de gestion, qui ne jure que par les 3 « E » (économie, efficience, efficacité) et les 3 « D » (downsizing, defunding, devolution) (Durant 1998) est entré en force dans les démocraties libérales contemporaines, comme en témoignent les synthèses réalisées par l’OCDE, chef d’orchestre de ce mouvement idéologique mondial – bien que plus discret que la mondialisation des marchés.

Sans entrer dans le détail de l’histoire de la NGP, notons que ce sont les États-Unis de Reagan, la Grande-Bretagne de Thatcher, mais aussi la Nouvelle-Zélande de gauche confrontée à la faillite qui ont fait démarrer le train de ces grandes réformes dans les années 1980 ; la France de Rocard, le Canada de Mulroney, puis de Chrétien, et le Québec de Lucien Bouchard suivirent dans les années 1990 ; au Québec, le projet de loi 82, voté en mai 2000, institue le Nouveau management public comme fondement de l’administration publique et des rapports entre l’État et les citoyens. La modernisation de l’administration publique par la NGP est donc dès ses débuts associée à la critique néo-libérale de l’État-providence, c’est-à-dire à la remise en question du rôle providentiel et de l’interventionnisme de l’État dans l’économie et dans la sphère sociale, jugés trop coûteux pour la société en général ou, puisque la société n’existe pas, selon M. Thatcher, pour les contribuables. La crise des finances publiques vécue par les démocraties libérales dans les années 1980 et 1990 est donc considérée comme l’un des principaux moteurs de cette réforme. La lutte contre les déficits publics en est d’ailleurs un des emblèmes, assurant « la légitimité des coupures dans les programmes de services publics et l’entrée en scène de l’entreprise privée dans ces domaines » (Pierre 1995 : 51). Bien qu’ainsi ancrée dans un courant politique spécifique, cette réforme fait désormais « consensus » chez les gouvernements des pays de l’OCDE :

Rares sont [les gouvernements] qui ne voient pas la nécessité d’accroître l’efficacité et de réduire les déficits et l’endettement de l’État, d’améliorer la prestation de services (en adoptant des technologies modernes et en faisant davantage à appel à des services autonomes ou à des organismes non publics), d’accroître le contrôle qu’ont les autorités politiques sur les administrations et les programmes, de responsabiliser le secteur public et de veiller à ce que les hauts fonctionnaires s’occupent d’élaborer des plans d’action et de s’assurer des résultats. On est arrivé au point où l’on pourrait facilement appliquer au débat sur la réforme du secteur public la thèse de la « fin de l’histoire » de Fukuyama, selon laquelle, en dépit de la diversité des pratiques de gestion des affaires publiques, il n’existe plus de grandes idéologies capables de rivaliser avec la démocratie libérale.

Lindquist 2001 : 167

L’analyse du discours politique et scientifique associé au Nouveau management public, l’« exploration » approfondie de sa « sémantique institutionnelle », pour reprendre la proposition d’Abélès (1999), conduisent à voir bien davantage dans cette réforme de la gestion de l’appareil public qu’une affaire technique, une de ces inventions technocratiques comme il s’en fait tant, destinée à un cercle restreint d’administrateurs ultra-spécialisés qui en font leurs choux gras. Même si plusieurs bilans (Auger et al. 2001 ; OCDE 2001) constatent que cette réforme est appliquée différemment selon les pays, même si, lors d’entrevues que j’ai effectuées sur ce thème avec des hauts fonctionnaires québécois, la mise en oeuvre de cette réforme semble ardue, difficile et contestée, et même si les critiques de fond semblent enfin émerger (Merrien 1999), le discours de la NGP tel qu’il apparaît dans les textes officiels reste relativement simple, unanime, redondant. On pourrait même lui appliquer le statut de « mythe », de texte fondateur d’une croyance à laquelle de fréquents rituels de « conviction idéologique » (Moreux 1978) sont associés : colloques, réseaux de prestige, conférences publiques, etc. En particulier, on peut remarquer qu’il est constamment désigné comme étant à l’avant-garde de ce qui nous arrivera bientôt collectivement (OCDE 2001).

Il est donc apparu important de « scruter les mots » (Abélès 1999 : 501) de ce dispositif discursif afin d’en décoder les référents, les valeurs, les raisonnements, les structures, le mode de problématisation en somme. La « poétique sociale » (Herzfeld, cité par Abélès, ibid.) à laquelle je me suis ainsi livrée n’a pas grand-chose de poétique. Mais elle m’a permis de saisir en partie le « travail du sens en contrepoint des rapports de pouvoir » (ibid. : 512) qui s’effectue dans la NGP, peut-être à l’insu de ses plus ardents promoteurs, et qui est porteur d’un « processus d’essentia-lisation » (ibid.) ou de naturalisation d’une figure pourtant polysémique : celle du citoyen, désormais construit comme un client des services publics.

Comme l’indique Pierre (1995), un des rares auteurs à s’être préoccupé des conséquences politiques de l’avènement du citoyen-client, « la notion de client ouvre la porte à de nombreuses inégalités incompatibles avec les droits et les obligations associés au statut de citoyen ; [...] elle bouleverse l’équilibre délicat d’obligations et de privilèges qui présidait au rapport traditionnel entre l’État et le citoyen » (ibid. : 51). Autrement dit, l’ensemble des droits civils, politiques, économiques et sociaux, ainsi que les obligations corollaires de civisme, qui définissent, au sens restreint, ce qu’est un citoyen et ce que sont ses rapports avec l’État (Picard 2001), ne sont pas du même ordre que les « droits commerciaux » des clients face au marché, si ce n’est en de très vagues termes (droit à une information juste, protection contre la malhonnêteté). Le droit principal du client n’est-il pas de faire primer son intérêt privé (en termes de qualité et de prix des produits qu’il consomme) sur tous les autres et en particulier sur ceux de ses consommateurs rivaux? De ce point de vue, il est vraiment étonnant que la figure paradoxale du citoyen-client soit devenue non seulement possible et pensable, mais surtout désirable et politiquement bonne aux yeux du pouvoir, qu’il soit de droite ou de gauche. Pour comprendre, je propose de parcourir plusieurs des méandres de la pensée NGP au cours desquels apparaît cette figure, afin de comprendre quel vocabulaire et quels raisonnements l’encadrent et la produisent.

Une trilogie incantatoire : besoins-satisfaction-services

Parmi de multiples possibilités, analysons le document Repenser le rôle de l’État, destiné à légitimer aux yeux des citoyens canadiens les transformations découlant de la lutte contre le déficit public des années 1990. Ce texte commence par décrire la situation de 1993 en ces termes : « il y a tout juste quatre ans de cela, bien des gens pensaient que les finances publiques du Canada avaient irrémédiablement échappé à tout contrôle. On redoutait alors une crise financière qui nous aurait empêchés d’assurer à la population les services sur lesquels elle compte. On estimait que les programmes étaient trop coûteux et que nous n’avions plus les moyens d’entretenir la société que nos parents et grands-parents avaient bâtie » (Canada 1977 : 1, mes italiques). Cette simple description met en scène a contrario l’argument le plus fréquemment utilisé dans la rhétorique de légitimation associée à cette réforme de l’État : c’est au nom même de la nécessité de maintenir les « services » dont la population a besoin et auxquels elle s’attend que le gouvernement a choisi de réduire la taille de l’État et de l’administration… quitte à admettre plus loin que « nombre de bénéficiaires de programmes gouvernementaux ont été touchés par les réductions de service » (ibid. : 2). Quelle contradiction! Mais qui se noie dans la mer des affirmations subséquentes : « malgré [les coupures drastiques], nos programmes et nos services continueront de faire l’envie du reste du monde. Nous avons réduit toutes nos dépenses non essentielles, nous avons coupé dans le gras et amélioré considérablement notre efficacité. [...] Nous pouvons donc être fiers d’avoir retrouvé notre autonomie financière » (ibid. : 1-2).

L’appel au « patriotisme » dans ce quasi-effort de guerre, décrit dans les pages suivantes du document avec moult tableaux et statistiques financières, est transparent, rejetant implicitement dans l’univers sémantique de la trahison ou de la « mauvaise citoyenneté » toute réflexion critique. D’ailleurs, le Canada nouveau est bien plus séduisant que le Canada bureaucratique et dépensier : « une fonction publique faisant l’envie du monde entier, des programmes publics sans cesse améliorés, administrés de façon professionnelle, pour le plus grand bien de la population, d’une manière adaptée à ses besoins et dans un véritable esprit de coopération » (ibid. : 2, mes italiques). Même les coupures dans la fonction publique sont légitimes puisqu’elles permettront de la « rajeunir en lui conférant une énergie et une détermination nouvelles » (ibid. : 21). Notons ici le lyrisme prophétique immanent à cette rhétorique :

La force du mouvement NGP est d’avoir magnifiquement su tirer parti des mots : management, réinventer le gouvernement, mettre l’administration au service de ses clients… Tous ces slogans ont la force des publicités réussies et dix fois plus d’impact que les formules traditionnelles de fonction publique, d’administration, ou de service public. […] En déboulonnant l’État de son piédestal, le nouvel évangile de gestion publique mobilise avec succès les oppositions mythologiques entre le pur et l’impur, le noble et le vulgaire, le sacré et le profane, qui prennent ici les figures modernes des oppositions entre le nouveau et le vieux, le client et l’usager, le manager et le fonctionnaire, l’efficient et le routinier.

Merrien 1999 : 102

Le bien et le mal viennent d’être redéfinis, en l’absence de toute référence à la signification politique de l’État providence ; ce qui compte, c’est d’offrir aux citoyens les services dont ils ont besoin et qui pourront les satisfaire : « nous avons balisé la voie pour donner aux Canadiens et aux Canadiennes le genre de gouvernement efficace et moderne, disposé à collaborer, qu’ils désirent et qu’ils peuvent s’attendre à obtenir » (Canada 1977 : 21, mes italiques). Notons ici le ton péremptoire avec lequel ce document éminemment politique indique qu’il « sait » ce que la population « désire », comme si, d’une part, cette population était homogène et uniforme dans ce désir et, d’autre part, comme si elle n’avait que ce désir-là face au politique. Ce sont là deux éléments majeurs de cette rhétorique sur lesquels je reviens plus loin.

Cette première analyse a aussi permis de mettre en évidence une trilogie conceptuelle, « services-besoin-satisfaction » qui, comme le confirment mes lectures, revient constamment d’un texte à l’autre sans jamais être explicitée, comme si ces trois concepts allaient de soi et s’auto-suffisaient sur le plan de l’argumentation. Ils sont pourtant très sujets à débat : qui définit les besoins de qui? Qui évalue le degré de satisfaction de qui? L’État doit-il rendre service ou administrer des programmes?

Le récent ouvrage-synthèse de l’OCDE (2001) sur la NGP utilise exactement la même rhétorique dans sa définition du « pourquoi » de la réforme et de la modernisation : « le but de la réforme est d’améliorer la réceptivité des pouvoirs publics face aux besoins de la société qui attend toujours plus de leur part et à moindre coût. La réforme du secteur public actuellement en cours vise principalement à satisfaire les besoins du public en lui offrant un plus large éventail de services, de meilleure qualité et plus rapides » (ibid. : 11-12, mes caractères gras, italiques d’origine). Il s’agit donc d’organiser l’État non pas en fonction d’un projet politique débattu au Parlement, mais en fonction des besoins des citoyens en matière de services : « Pour bien servir les Canadiens et les Canadiennes, le gouvernement doit s’organiser en fonction de leurs besoins » (Canada 1997 : 21) ; ou encore « les besoins des citoyens deviennent le principe fondamental autour duquel se définit l’intérêt public et s’articule la planification de la prestation du service » (Groupe de travail des sous-ministres, cité par le Centre canadien de gestion 1999 : 2).

Les professions de foi de ce type sont innombrables d’un document à l’autre et font état de l’unanimité discursive mentionnée plus haut. Je retiens quelques exemples québécois où, à part quelques craintes formulées en commission parlementaire par le syndicat de la fonction publique, le consensus sur le fond était présent. Ainsi, l’article 1 du projet de loi 82 qui instaure la NGP comme nouvelle base de la gestion publique, se lit comme suit : « La présente loi affirme la priorité accordée par l’administration gouvernementale, dans l’élaboration et l’application des règles d’administration publique, à la qualité des services aux citoyens ; elle instaure ainsi un cadre de gestion axé sur les résultats et sur le respect du principe de la transparence » (Éditeur officiel du Québec 2000). Cette loi avait d’abord été présentée comme complément du nouveau cadre de gestion gouvernemental dans un document au titre sans ambiguïté : Pour de meilleurs services aux citoyens (Conseil du Trésor 1999). Le ministre responsable, Jacques Léonard, affirmait en introduction : « la principale mission de l’État est de s’assurer que les citoyens reçoivent des services publics de la plus haute qualité, au meilleur coût. La réforme doit donc conduire à un appareil administratif plus moderne, capable de s’adapter aux défis de court et long terme, bien centré sur les attentes et les besoins des diverses composantes de la société » (p. iii, mes italiques). Ici, l’argument de la qualité est équivalent à la recherche de la satisfaction mentionnée dans d’autres textes. Remarquons la référence à la notion de « meilleur coût »[3] : nous retrouvons le principe de l’économie-efficience-efficacité, mais aussi le langage du marketing propre au secteur privé.

Deux des institutions les plus respectées au Québec abondent dans ce sens, au-delà même de leur vigilance quant aux aspects techniques de la réforme. Ainsi, le 30 septembre 1999, lorsque se tenait la Commission spéciale sur un nouveau cadre de gestion de l’appareil gouvernemental, préalable à l’adoption du projet de loi 82, un membre du bureau du Protecteur du citoyen définissait ainsi la tâche de ce dernier : « personne chargée par le Parlement d’exécuter une fonction de surveillance de la qualité des services fournis par les ministères et les organismes gouvernementaux »[4]. Mais que devient alors la protection des « droits » des citoyens? Est-ce que cette formulation ne laisse pas sous-entendre que l’essentiel des droits des citoyens, c’est le « droit à des services de qualité », c’est-à-dire qui « satisfont ses besoins »? Est-ce que ce n’est pas oublier que les droits, libertés et responsabilités des citoyens vont bien au-delà de leur statut de clients de certains services publics? Lors de la même audience, le Vérificateur général définit lui aussi le service aux citoyens comme étant « la finalité même de l’administration publique, [...] entraînant les normes de service relatives à l’économie, à l’efficience, à l’efficacité, les règles de courtoisie et de serviabilité, les exigences de transparence, les modes de consultation ainsi que le traitement des plaintes ». Unanimité, cohérence, redondance.

Dans un texte s’adressant à leurs collègues, deux fonctionnaires québécois résument admirablement ce virage vers « la priorité accordée aux citoyens et à la qualité des services [qui] modifie incontestablement la façon de concevoir la relation entre l’État et le citoyen. Les citoyens ne sont plus des administrés, ils sont des clients. Leur satisfaction est au centre des objectifs, des standards et des décisions d’ajustement des systèmes » (Mailloux et Charland 2001 : 2). Le citoyen est un client ; les deux notions, pourtant si différentes, se fondent désormais l’une dans l’autre.

Le secteur privé, un modèle?

Quelle conséquence logique sommes-nous conviés à tirer de ce diagnostic? Qu’il faut que la fonction publique apprenne à traiter les citoyens, leurs attentes et leurs besoins avec le même respect que… celui voué par l’entreprise privée (performante, espérons-le!) à l’endroit de ses clients. Telle est en effet la principale référence que nos leaders ont trouvée pour légitimer ce virage clientéliste. Le guide produit par le Centre canadien de gestion intitulé Répondre aux besoins des Canadiens, préparé en 1999 pour le réseau du service axé sur les citoyens, explique ainsi que « tout en reconnaissant à l’administration publique un travail plus ardu qu’au secteur privé, la grande majorité des citoyens continuent d’en attendre un service aussi bon, sinon meilleur, que celui fourni par le secteur privé. Or les fonctionnaires peuvent relever le défi en s’efforçant de combler l’écart entre les attentes du public et le degré de satisfaction à l’égard des services qu’il reçoit » (1999 : 3, mes italiques ; voir aussi Spears et Seydegart 2000 : 3). La référence au secteur privé est non seulement explicite, mais présentée comme une stimulation et une référence quasi morale, celle du bien qui peut être amélioré.

Cette référence à un secteur privé idéal, qui ne vivrait que pour la satisfaction de sa clientèle (même si c’est seulement parce que cette satisfaction est essentielle pour engendrer des profits!) est constamment présente en arrière-plan de ce discours politico-managérial. Elle paraît d’autant plus mythique que notre expérience de client du secteur privé, de même que les grands scandales financiers du début de ce siècle, nous montrent bien que les choses ne sont pas si simples. Rappelons que les réformes mises en place au nom de la NGP ont très clairement visé, dès leurs débuts, « à faciliter l’introduction dans l’administration publique d’une idéologie entrepreneuriale » (Pierre 1995 : 50) qui s’est alors imposée comme solution et voie d’avenir, nonobstant ses finalités profondément différentes. Le vocabulaire du marketing propre au secteur privé imprègne dorénavant celui des promoteurs de la modernisation de la fonction publique. Par exemple, le ministre anglais de la fonction publique, Ian McCartney, affirmait sans hésitation que tout plan de modernisation de la fonction publique doit avoir « a focus on the user of government services » parce qu’il y a une « greater demand from citizens to be treated as customers and to get the results they need » (Cabinet Office 2000 : s.p.). Notons ici encore l’utilisation du style affirmatif pour décrire ce que veulent « les citoyens », comme s’il s’agissait d’une entité homogène et unanime.

Les références aux services de qualité que « méritent » ces citoyens-clients sont innombrables et quasiment interchangeables d’un texte officiel à un autre, quel que soit le pays concerné. Au Québec, elles sont désormais concentrées dans les « Déclarations de services aux citoyens », rendues obligatoires par l’article 6 du projet de loi 82, et qui, affichées dans chaque bureau, précisent aux citoyens ce à quoi ils peuvent s’attendre comme services de la part de l’organisation dont ils ont « besoin ». Telles qu’on les présente, ces « attentes », sortes de clones des « besoins » des citoyens, sont, sur le fond, assez similaires d’une organisation à l’autre : elles concernent le comportement des employés dont il est exigé courtoisie, rapidité ou diligence, compétence et les trois E (efficacité, efficience et économie). Y sont associés des « plans d’amélioration des services aux citoyens », confectionnés par chaque organisation avec l’aide du « Centre d’expertise sur la prestation de services » du MRCI et qui portent sur les sujets suivants : « les services téléphoniques, la mesure de la satisfaction, la gestion des plaintes, la formation et le soutien du personnel, la révision des processus, la simplification et la numérisation des formulaires, les services au comptoir » (Secrétariat du Conseil du Trésor du Québec 2002 : 12). Cette énumération nous donne une bonne idée de ce que sont devenues, pour l’État, les « attentes » des citoyens. Il n’est guère question de justice sociale, d’équité, de solidarité, de dialogue public : il s’agit surtout de service rapide et courtois.

Cette insistance sur la rapidité du service comme garantie de sa qualité et donc de la satisfaction des clients est saisissante et très intrigante. Comment l’interpréter? D’une part, nous suggère Arpin (1990 : 16), les citoyens-clients sont des « consommateurs qui font en toutes choses du zapping. Ils traitent les produits et les fournisseurs comme ils le font pour les émissions de télé. Les fournisseurs le savent et prennent leurs précautions pour répondre instantanément aux désirs [...]. Les experts en marketing ont finalement compris que les gens [...] sont toujours pressés et qu’ils ne veulent pas attendre ». Selon ce point de vue, adopter et même dépasser les normes du secteur privé, c’est donc s’efforcer de satisfaire « instantanément » les besoins des citoyens, même si ces derniers n’ont pas vraiment le choix du « fournisseur ». Ainsi, la méthode « zéro délai [...] fait du service au client un service presque parfait » (ibid.).

Mais une deuxième raison explique cette obsession pour la vitesse : le temps, sous la forme du « délai de réponse », convient très bien comme mesure opératoire, indicateur de performance, mesurable et quantifiable. Or, la NGP est sans cesse à la recherche de tels indicateurs pouvant servir de mesure à la « gestion par résultats ». Les rapports annuels de la Régie des rentes comportent de nombreux tableaux mesurant l’écart entre l’objectif et le résultat pour ce qui est du délai d’attente au téléphone ou au guichet. Le sondage Les citoyens d’abord 2000 (Spears et Seydegart 2000 : 8) constate qu’« un service accessible est un service obtenu en moins de 30 minutes ». Au-delà des services téléphoniques et de comptoir, la NGP propose « des solutions organisationnelles innovantes comme les guichets uniques, les numéros de téléphone gratuits, les partenariats, les NTIC pour moderniser la prestation de services » et, finalement, le « e-government » ou cyberadministration, sorte d’avant-garde stimulante, car permettant d’offrir à un moindre coût des services en durée continue.

Le citoyen-client, rejeton de la NGP

Tous ces documents permettent de reconstituer la figure du citoyen-client ainsi produite par le dispositif discursif de la NGP : c’est une personne pressée, active, qui travaille même la nuit et qui a besoin de pouvoir accéder en tout temps aux services gouvernementaux. Elle est souvent branchée (technologiquement), en général productive, mais en tout cas très prise par son monde « privé » et ses affaires (ses entreprises) : elle n’a pas de temps à perdre avec la lourdeur bureaucratique du passé – dont l’archétype est la bureaucratie soviétique, repoussoir symbolique par excellence de l’entrepreneurship capitaliste, rapide, flexible, imaginatif, innovant, etc. Cette personne n’a pas non plus de temps à perdre avec la lourdeur des processus classiques du débat démocratique. Elle risque donc de devenir impatiente et de « changer de fournisseur »… Un administrateur passé au secteur privé explique ainsi à ses anciens collègues que « pour le client, il faut que ce soit simple et que les mandats des organismes soient précis [...]. Les grandes politiques n’affectent pas le citoyen ou le client qui n’a jamais le problème de tout le monde car il a un besoin très spécifique » (Théberge 1990). Autrement dit, le client d’un service public ne s’intéresse pas, et n’en a pas non plus le temps, au « sens » de la fonction publique en général : il ne s’intéresse qu’au service que peut lui rendre telle ou telle organisation, qu’elle soit publique ou privée.

Ces clients ont aussi un grand besoin de renseignements pratiques, d’où des brochures distribuées gratuitement telles Des services pour vous qui, en plus de mentionner à chaque page le numéro d’information générale 1-800-O-Canada, détaille « les programmes et services que le gouvernement du Canada a mis en place pour [n]ous » en indiquant adresse, téléphone et site Internet. L’information doit être précise, mais surtout simple et claire, tout comme les procédures et règlements qui doivent être « allégés » : les clients sont brillants mais n’ont pas le temps d’essayer de comprendre la logique du service auquel ils ont affaire. Nicole Brodeur, à l’époque secrétaire associée à la réforme administrative du gouvernement québécois, résume bien ce point de vue : « non seulement les citoyens veulent-ils qu’on leur rende des services publics avec diligence et courtoisie, mais ils souhaitent les obtenir en effectuant le minimum de démarches, que ce soit au téléphone, au comptoir, par la poste ou par courriel. Ils demandent de plus en plus que leur soient offerts des services intégrés » (Brodeur 2001 : 2). Cette économie de leur temps devient le « souci » principal de l’administration qui, par exemple, a comme projet vedette le programme « changer d’adresse » : comment, lors d’un déménagement, pouvoir faire ses changements d’adresse au gouvernement en un seul clic.

Ces citoyens-clients ne ressemblent-ils pas beaucoup à l’entrepreneur privé, centré sur ses intérêts? En tout cas, beaucoup plus qu’à la veuve qui a besoin qu’on lui explique patiemment comment s’ajuster aux nouvelles circonstances de sa vie de « conjointe survivante »? On retrouve bien dans cette figure celle du « consommateur entrepreneur » décrite par Rochefort (1997) pour lequel le monde privé et le monde professionnel fusionnent, « s’interpénètrent résolument » au moyen d’objets de consommation (téléphone, ordinateur, cellulaire, etc.) et d’attitudes mêlant exigences professionnelles et exigences de consommation (p. 13) : il y a urgence dans tous les cas. Le « culte de l’efficience » (Gross Stein 2001) ne connaît plus de limites, ni de frontières : il est désormais si bien assimilé par la NGP qu’elle l’attribue à tous les citoyens, s’efforçant toutefois de justifier cette construction discursive par des sondages et des enquêtes « scientifiques », par exemple l’enquête Citoyens d’abord 2000 (Spears et Seydegart 2001).

En effet, la figure du citoyen-client repose sur un socle scientifique à première vue impressionnant et qui, peut-être, tend à légitimer cette manière homogène de parler « du citoyen » que nous retrouvons dans la plupart des textes cités, comme s’il était possible de réduire la diversité des intérêts et des points de vue dans une société donnée à une position unique. Autrement dit, les majorités dégagées par ces sondages sur la satisfaction et les besoins des citoyens sont peut-être l’argument principal qui sous-tend les affirmations officielles sur ce que « veut le citoyen ».

En tout cas, il semble clair que, dans ses efforts pour déterminer les besoins exacts des citoyens-clients, la NGP multiplie les consultations et les sondages qui, affublés d’un rassurant vernis de scientificité, semblent, aux yeux du pouvoir, capables de remplacer avantageusement et efficacement les longs, lourds et coûteux processus de dialogue démocratique entre concitoyens, tels les commissions parlementaires, les forums civiques, les États généraux et autres sommets. Même si certains documents trahissent de légers scrupules en constatant que, dans de telles consultations, c’est encore le « haut », le pouvoir, qui décide des questions, qui choisit les personnes interrogées et qui interprète les résultats (OCDE 2002), cette stratégie est présentée par la plupart des gouvernements comme la preuve ultime du caractère démocratique de la Nouvelle gestion publique : n’incite-t-elle pas l’administration à prendre la peine de s’intéresser à ses clients au lieu de continuer à s’enfermer dans sa (prétendue) tour d’ivoire d’antan? La Régie des rentes, très fière d’avoir anticipé les Déclarations de service avec sa « Charte des services à la clientèle » de juin 1996, ne se lasse pas de s’intéresser à la « voix du client » (Noël 2002) : « les attentes de la population guident notre action. Nous vérifions la connaissance que nous en avons, d’une part dans les plaintes qui nous sont adressées et, d’autre part, en tenant compte des groupes de discussion et des sondages auprès des diverses clientèles » (Régie des rentes du Québec 2000 : 25).

La NGP est-elle vraiment si démocratique? Sa conception du citoyen est-elle un bienfait pour la démocratie? Avant d’aborder cette discussion, explorons une série de « confusions » conceptuelles, qu’elles soient volontaires (rhétoriques) ou involontaires, qui parcourent le discours de la NGP sur les citoyens et qui empêchent de bien prendre la mesure de ses implications politiques.

Démocratie, NGP et rhétorique

Satisfaire les besoins, répondre aux demandes, combler les attentes des citoyens. Est-ce que, à première vue, ce « projet », ce mot d’ordre, ce credo ne paraît pas parfaitement adapté à un problème contemporain majeur, ce qu’on appelle parfois le « dépérissement de la politique » (Revault d’Allones 1999) ou le « déficit démocratique »? En effet, si les citoyens sont mécontents, il est logique d’essayer de les contenter davantage, ce qui est (peut-être) synonyme de les « satisfaire ». Mais cela signifie-t-il les traiter en clients?

Écoutons les médias, qui se nourrissent autant des études scientifiques qu’ils rapportent et diffusent que du « sens commun » qu’ils disent rapporter et diffuser avec tout autant de diligence. Selon eux, les « citoyens ordinaires » sont de plus en plus cyniques et désabusés face aux politiciens, notamment face à leurs professions d’honnêteté, de bonne volonté et de désintéressement auxquelles ils ne croient plus. La hausse constante, rapportée dans les médias, du taux d’abstention aux élections dans les démocraties libérales contemporaines est souvent interprétée comme un symptôme majeur de ce phénomène, comme si les citoyens reportaient leur écoeurement des politiciens sur le système politique en général – ou ne savaient pas faire la différence entre le système et les acteurs. Selon ces analyses, ce cynisme accru va de pair avec l’accumulation des scandales politico-financiers du début de ce siècle. Mais il est aussi relié au constat, facile à faire, de failles sérieuses dans le fonctionnement des institutions démocratiques (pensons aux élections récentes en France et aux États-Unis).

Or, face à ces difficultés apparentes, la réponse des démocraties libérales riches a été non pas de réformer leur système politique (à part quelques efforts comme en Grande-Bretagne avec le comité Jenkins), mais leur administration publique. C’est comme si l’OCDE et les gouvernements qui ont choisi la voie de la NGP ces quinze dernières années avaient fait le pari qu’un citoyen traité comme un client par une fonction publique aussi « performante » qu’une organisation privée retrouvera sa confiance dans l’État et dans le système démocratique qui le sous-tend. Ces « leaders » ont donc choisi d’interpréter le malaise qui se dégage de la vie démocratique contemporaine comme un problème technique de gestion pouvant être résolu par l’expertise des sciences du management plutôt que, peut-être, d’affronter les pertes probables de pouvoir et de prestige associées à une transformation en profondeur du système démocratique. Autrement dit, non seulement l’élite techno-politique table sur les vertus scientifiques du management public pour réconcilier les citoyens avec l’État, mais, pour justifier la réforme proposée, elle évoque sans hésiter l’insatisfaction chronique (et universelle bien qu’exprimée différemment selon les contextes ; Herzfeld 1992) des citoyens-contribuables face à l’appareil public, jugé « bureaucratique », lourd, inefficace, fermé sur lui-même, incapable de « rendre service », fantôme honni des bureaucraties soviétiques.

Ce dernier discours, qui ressort souvent lors des campagnes électorales, est en effet plus simple à « gérer » qu’une crise du sens démocratique. La dernière campagne électorale québécoise (avril 2003) a fait de nouveau entendre cette rhétorique populiste classique dans les discours des prétendants au pouvoir Mario Dumont et Jean Charest. Ce dernier, devenu premier ministre, s’est empressé de proclamer la nécessité d’une réingénierie de l’État et de la fonction publique, valorisant encore davantage que le gouvernement précédent le modèle du secteur privé pour « améliorer les services aux citoyens ». Ainsi, la présidente libérale du Conseil du Trésor, Mme Jérôme-Forget estime du même souffle que « tous les ministères devront se demander s’ils peuvent donner leurs services à moindre coût » et que les citoyens devront « être plus exigeants envers les services gouvernementaux » (La Presse Canadienne 14 septembre 2003), comme s’il allait de soi que ces deux orientations soient parfaitement compatibles! Dans sa « lettre ouverte aux Québécois » (Le Devoir, 14 octobre 2003, p. A7), le premier ministre utilise aussi la menace du « point d’étouffement où nous paierons sans cesse plus cher pour des services qui se détériorent » pour justifier son action politique. Parallèlement à ces éternelles promesses, ce gouvernement a abandonné, pour ce mandat, le projet de réforme des institutions démocratiques qui faisait pourtant partie de son programme électoral…

La « bonne gouvernance » exige, nous rappelle l’OCDE, que « l’administration [s’efforce de] reconquérir la confiance du public » (2001 : 12). Cela, pour l’OCDE, signifie que « l’administration doit adopter une approche pro-active des problèmes en anticipant les souhaits du public et en modifiant ses façons de procéder pour satisfaire ces mêmes souhaits » (ibid.). Mais anticiper et satisfaire des besoins, est-ce vraiment la même chose que d’imaginer des manières de relancer le débat démocratique et la discussion collective sur ce que pourraient être nos sociétés dans l’avenir?

En fait, ce virage vers une gestion entrepreneuriale de l’État semble aller complètement à l’encontre du possible raffermissement de la confiance des citoyens envers le système démocratique. Le secteur privé, dont s’inspire cette gestion, n’est-il pas marqué avant tout par la recherche invétérée du profit souvent au mépris des individus considérés comme des ressources (humaines) parmi d’autres et dans l’ignorance totale du bien commun? Comment en arrive-t-on à croire et, surtout, à faire croire que l’État (-providence) qui reste, pour la plupart des citoyens, la preuve qu’il existe encore quelque chose comme le bien commun, la collectivité, la solidarité, un « nous », en somme, serait meilleur s’il était géré comme une entreprise du secteur privé à la recherche du profit? Et qu’il mériterait ainsi de nouveau la confiance des citoyens? Pourtant, c’est exactement ce qui se passe.

Glissements sémantiques et confusions conceptuelles… efficaces

Ce glissement sémantique s’opère au moyen de plusieurs confusions conceptuelles dont la moindre n’est pas la fusion entre la notion de client et celle de citoyen. Plusieurs auteurs ont vigoureusement dénoncé cette confusion. Pierre (1995) rappelle ainsi que la notion de citoyenneté désigne l’appartenance à une communauté politique, le fait de jouir de droits, y compris, de plus en plus, de droits sociaux et économiques, mais aussi un certain nombre des responsabilités. En fait, Picard (2001 : 45) définit la citoyenneté comme « cette responsabilité que les membres d’une Cité ont à l’égard les uns des autres, mais également d’eux-mêmes, de la former délibérément et d’en fixer, de façon directe ou indirecte, mais démocratiquement et souverainement, les règles de constitution et de fonctionnement ». Ce concitoyen sujet de droits et de responsabilités est d’un autre ordre que le client d’une entreprise qui ne cherche qu’à satisfaire son besoin privé! « La citoyenneté présuppose un modèle constitutif qui assure l’égalité des membres de la collectivité devant leur gouvernement, alors que la problématique du client renvoie au marché où les individus sont par définition anonymes, singuliers et inégaux » rappelle Pierre (1995 : 56) : d’un côté, collectivité, appartenance, droits et responsabilités, égalité, civisme, de l’autre pouvoir d’achat inégal, satisfaction individuelle modelée par les techniques de marketing, absence de responsabilité, droit de changer de fournisseur (ibid.).

Les fondements idéologiques de la NGP ont pour conséquence que la fusion de ces concepts se fait au détriment de l’aspect « citoyen », la dimension « client » l’emportant clairement. Jenson et Papillon estiment à ce sujet que :

[Il] est possible que la capacité des citoyens d’exercer leurs droits démocratiques ait été fortement diminuée dans ce processus de « délocalisation » [des programmes étatiques]. En plus de soulever des questions d’accès démocratique, cette transformation influe à nouveau sur la légitimité des services publics en tant qu’expression de la solidarité collective. Cette orientation vers la prestation des services au moyen de partenariats ou de la privatisation, même avec le soutien des fonds publics, amorce une transformation des attentes des citoyens à l’égard des programmes sociaux qui cessent progressivement d’être l’expression de la citoyenneté sociale pour devenir plus simplement des biens de consommation parmi tant d’autres.

Jenson et Papillon 2000 : 27-28

Ce glissement du concept de concitoyen à celui de client consommateur de services est également au travail dans l’usage ambigu qui est fait par ces manifestes de la NGP de la notion de « service public », fréquemment confondue avec la notion de « service d’un public ». Alors que le service public désigne l’ensemble des activités de la fonction publique et s’adresse à tous les habitants d’un pays, qu’ils soient ou non citoyens, le service d’un public désigne un programme ou une politique publique qui s’adresse à un ensemble spécifique de citoyens : ses « clients ». Ce glissement, bien plus politique que sémantique, d’une notion à l’autre suggère implicitement aux lecteurs de ces textes que la mission de l’État n’est pas ou n’est plus de mettre en oeuvre un ensemble cohérent de politiques publiques incarnant le projet politique choisi par la majorité d’une communauté de citoyens : elle consiste plutôt à implanter et à gérer un ensemble hétéroclite de programmes destinés à servir (et satisfaire) respectivement de nombreuses catégories d’administrés (légalement citoyens ou non, d’ailleurs), à savoir les clients exclusifs et spécifiques de ces programmes. En raison de ce glissement, la question du lien entre le service public « universel » et les services offerts à des publics spécifiques n’est jamais posée clairement dans ces textes. Un document de référence de l’OCDE (Shand et Arnberg 1996 : 16) estime même que « la démarche consistant à mettre l’accent sur la qualité du service constitue une démarche fondamentalement simple et ne prêtant pas à controverses »…

L’argument éthique

La récurrence du verbe « devoir » dans nombre de ces textes témoigne d’un autre moyen rhétorique de « manipulation » des lecteurs : le recours à un vocabulaire quasi moral qui fait du slogan du « service aux citoyens » une position vertueuse, reproduisant ainsi l’établissement de liens très particuliers entre la NGP et le nouveau discours de l’OCDE (2000) sur l’éthique de la fonction publique (Piron 2002). En cette ère de scandales politiques et de demande d’éthique, tout ce qui a l’air vertueux, gentil, serviable, désintéressé, etc., ne risque guère d’être critiqué. Le glissement ici joue sur le verbe « servir » : il fait de la volonté de servir ses concitoyens par le biais d’un emploi dans la fonction publique, valeur traditionnelle de la fonction publique, l’équivalent, dans ce nouveau discours managérial, de la volonté de bien servir ses clients. Cette volonté devient ainsi elle-même une « nouvelle valeur » alors qu’il s’agit d’un principe de gestion bien spécifique aux techniques de management. Les deux formes de service se fondent l’une dans l’autre, auréolées de vertu.

Cette valorisation morale engendre une autre confusion, en se répercutant sur la source même de cette volonté de bien servir, c’est-à-dire l’idéal de l’entreprise privée performante, que d’énormes profits récompensent de ses efforts pour satisfaire sa clientèle. Autrement dit, les profits engendrés par la performance d’une entreprise privée qui prend soin de ses clients (mais comment ne pas faire autrement, dans un marché?) sont valorisés et présentés comme idéal pour le service public… afin de « vendre » la réforme aux fonctionnaires eux-mêmes! Pourtant, tous les administrateurs que j’ai rencontrés savent bien qu’au fondement de leur travail se trouve l’intérêt commun, le bien public qui nécessite des investissements, une vision à long terme, etc., et non les intérêts versés mensuellement à des actionnaires. Les gouvernements auraient-ils peur qu’insatisfaits, leurs citoyens changent de pays et de nationalité comme ils le feraient d’un quelconque fournisseur? Une telle crainte est-elle vraiment crédible pour ce qui est de « la population » en général? Est-ce qu’elle ne s’adresse pas surtout aux entreprises et à leur liberté d’investissement? L’OCDE affirme que « la perte du monopole des services publics a mis le secteur public en face d’une concurrence plus vive » (OCDE 2001 : 12), ce qui, apparemment, stimule les fonctions publiques à améliorer leur « produit ». Mais c’est une aberration, il n’y a aucune concurrence possible entre le secteur public et le secteur privé tant que leurs buts et leurs « clients » ne seront pas redéfinis par l’État comme étant les mêmes! Autrement dit, tant que l’État ne se privatisera pas lui-même. La fameuse concurrence se niche à un niveau plus macro-économique, plusieurs documents affirmant clairement que, dans le contexte de la globalisation où chaque État cherche à attirer les investissements internationaux, une fonction publique « performante » et souple, c’est-à-dire peu exigeante sur le plan des garanties et des contrôles des conditions de travail ou de production, est nécessaire[5].

Dans cette lignée apparaît une autre résonance morale, plus familière, que récupère la NGP à son profit : celle des trois E (économie, efficience et efficacité) qui, par rapport à un « mal » endémique, le gaspillage des fonds publics, acquièrent une valeur morale positive. C’est ainsi qu’un service public de piètre qualité, c’est-à-dire non économe, non efficient et non efficace, alors que financé par les contribuables constitue non seulement une insulte à l’endroit des honnêtes travailleurs-contribuables, mais cela devient le mal. Difficile, donc, d’être contre cette nouvelle vertu, notamment parce que, comme dirait l’autre, « nous sommes tous des contribuables », préférant, quand nous faisons affaire aux services publics, être servis avec diligence, courtoisie et compétence plutôt que sans.

Démocratie de citoyens, consultation des clients

J’en arrive, pour le présent texte, à une dernière confusion, mais qui n’est pas la moindre : celle entre consultation et démocratie. Il s’agit encore du raisonnement simple à la base de la NGP : si les clients sont insatisfaits, il faut les satisfaire et, pour cela, il faut connaître leurs attentes. Donc… consultons-les. Mais pas n’importe comment : avec l’appui de la science, cette source de discours légitime moins attaquée actuellement que la politique. La science offre en effet des « méthodes » de consultation, désormais détaillées dans plusieurs guides gouvernementaux, qualifiées de sûres et de crédibles. Souvent réalisés par des entreprises privées ou des groupes de consultants, ces sondages portent en général sur les thèmes présélectionnés par la NGP.

Ainsi, le rapport Les Citoyens d’abord 2000, source majeure de la définition des besoins des citoyens canadiens utilisée par les plans d’amélioration des services au Canada, identifie les cinq moteurs principaux de la satisfaction des citoyens : la rapidité, la compétence, l’empressement-courtoisie, l’équité et les résultats. Ce sondage réalisé par la firme Erin Research Inc., présenté en préface comme étant de « classe mondiale », se définit lui-même comme le « fondement intellectuel » pour l’élaboration de politiques et méthodes novatrices. Notons qu’il se propose aussi comme moyen « d’extinction des mythes et des stéréotypes nuisibles en diffusant à la population de l’information exacte sur l’excellence des services gouvernementaux » ; la fonction marketing de ce sondage est au moins ici clairement explicitée. La méthodologie de ce grand sondage laisse pourtant songeur : elle repose sur un questionnaire envoyé à 80 000 ménages canadiens choisis au hasard dans l’annuaire dont 6 040 furent retournés avec réponse… En somme, un « échantillonnage » complètement individualisant, effectué sans aucune référence d’ordre socio-politique. Pourquoi ne pas avoir choisi de consulter des groupes sociaux, des associations, des syndicats, etc., autrement dit des éléments collectifs de notre société qui s’efforcent de réfléchir ou d’articuler une position politique avec compétence et clarté? Ils ont cependant le défaut de ne pas parler d’une seule voix, de ne pas poser les problèmes de la même façon, de ne pas être homogènes… et de vouloir décider de l’ordre du jour et des questions[6]. L’OCDE, toujours à l’avant-garde de la réflexion néo-managériale, a cependant compris que la « participation » politique des « citoyens-partenaires » (OCDE 2002) pouvait avoir meilleure presse que la consultation et produire davantage d’effets positifs, à savoir faciliter l’implantation des politiques publiques conçues par l’appareil d’État. Faute de place, je ne peux aller plus loin ici.

J’espère que l’analyse présentée ci-dessus a permis de mieux comprendre comment fonctionne la séduction exercée par la pensée NGP, notamment auprès des contribuables, dans le monde post-soviétique qui est le nôtre. L’absurdité dénoncée par Ionesco dans Rhinocéros résonne de façon étrange dans un texte déjà cité (Centre canadien de gestion 1999) qui nous explique le plus sérieusement du monde de quel ordre sont les relations entre deux voisins, deux concitoyens : quand un citoyen « veut un permis de construction pour bâtir quelque chose sur son propre terrain, il s’attend à obtenir de la ville un service rapide, mais quand son voisin, lui, veut construire, il préfère que la ville prenne le temps qu’il faut pour un processus en bonne et due forme, qui tienne soigneusement compte de l’incidence des projets de construction du voisin sur son terrain à lui » (ibid. : 2-3). Si, pour le fonctionnaire, il s’agit de « satisfaire au mieux l’auteur de la demande de permis tout en protégeant les intérêts de tous les citoyens » (ibid. : 3), pour chacun des concitoyens, seul leur intérêt autocentré a un sens et de l’importance. La différence de traitement ne fait même pas problème…

La production politique de l’indifférence

Le civisme, « vertu du citoyen qui s’efforcerait d’épouser au quotidien les intentions d’un bon législateur, amour des lois qui donne toutes les vertus particulières, préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre » (Bellanger 1996 : 10), n’est pas qu’un idéal associé au rêve de la démocratie parfaite. C’est un « lieu de médiation, d’échange entre le privé et le public » (ibid. : 13) sans cesse visité d’une génération à l’autre, d’une classe sociale à l’autre, d’une « communauté culturelle » à l’autre, ainsi qu’à l’intérieur d’un État. C’est une des façons de se questionner sur la construction du lien social, sur les significations et possibilités d’expériences à la fois collectives et personnelles : « les pratiques civiques peuvent être conçues comme la manifestation dans l’espace public de même que dans l’espace privé du « vouloir-vivre ensemble », exercice coûteux de la liberté qui suppose engagements et affrontements, et qui fait accepter aux intérêts particuliers les lois votées par le peuple au nom de l’intérêt général » (ibid.). La forme de vie démocratique repose depuis toujours sur cette tension entre les désirs privés et les exigences collectives, entre l’intérêt personnel et l’intérêt général, entre le l’« égoïsme » et le « civisme ». L’érudition d’Hannah Arendt (1983 : 76-77) nous rappelle pourtant que le mot « privé » renvoie, dans la pensée antique, à l’idée du manque, de l’absence : ce « caractère privatif [...] signifiait que l’on était littéralement privé de quelque chose, à savoir des facultés les plus hautes et les plus humaines » et, en particulier, pourrait-on ajouter, du désir de faire de sa Cité « une communauté tissée de partage et de souci mutuel, une communauté qui se sent responsable de protéger le droit de chacun d’être humain et l’égale capacité de chacun à fonder ses actes sur ce droit » (Bauman 2001 : 15, ma traduction). L’indifférence à l’autre évoquée au début de ce texte peut être comprise comme une dérive de cette « privation ».

Dans le contexte de cette tension au fondement de la démocratie, mais aussi de l’avantage que semblent prendre actuellement l’individualisme et le désintérêt pour les enjeux collectifs dans les démocraties libérales, il est très étonnant et dérangeant de constater que les États riches de l’OCDE et les grandes organisations internationales ont adopté avec enthousiasme la pensée NGP : ne fait-elle pas constamment la promotion d’une conception du citoyen qui évacue l’idée même du civisme? L’État contemporain n’a-t-il pas plutôt la responsabilité morale cruciale de favoriser et de transmettre, génération après génération, le civisme et le désir de resserrement des liens de concitoyenneté, qu’elle soit locale ou globale?

L’analyse ci-dessus montre hélas qu’il semble rejeter cette responsabilité, préférant considérer les citoyens comme des monades qui ne sont intéressées que par ce qui « peut avoir une incidence sur leur vie » (OCDE 1996), sur leur existence individualisée, privée, plutôt que comme les membres d’une communauté aptes à discuter de tout ce qui concerne leur bien commun, comme des concitoyens. Or, entre monades égocentrées, comment peut-il y avoir débat ou dialogue démocratique, équitable et respectueux, sur un possible projet commun de société? Il y a loin du monologue sur nos besoins personnels au dialogue et à l’écoute patiente que suppose l’idéal démocratique.

Les conséquences morales et politiques du choix de la pensée NGP sont lourdes. Par exemple, concevoir l’État comme un chapelet de services visant la satisfaction immédiate des attentes des citoyens-clients a des effets sur la représentation que se fait d’elle-même la communauté politique : renonçant à être un peuple, elle se comprend désormais comme une pile de dossiers de plaintes, éclatée non seulement en groupes de pression et en groupes de défense de tels ou tels droits, mais aussi en catégories de clientèles. Du point de vue managérial, cette subdivision stratégique est logique et cohérente. Mais sur le plan politique, elle apparaît susceptible d’engendrer une nouvelle forme magistrale de dépolitisation de ce qui, autrement, pourrait vouloir être une communauté de concitoyens préoccupés par le sort des uns et des autres, capables et désireux d’en débattre ensemble. Pourquoi un client s’intéresserait-il aux problèmes des autres clients, alors que, pour lui, ce sont surtout des rivaux ou des freins à sa consommation personnelle? Comme le bio-pouvoir qui transforme un peuple aspirant à être un acteur politique en une population dénombrable et individualisable (Agamben 1999), ce que Legendre (2000) appelle la pensée Management se représente la société comme un agrégat de clientèles spécifiques qui ont des « besoins à satisfaire ». Peu importe alors si cette réforme tend à miner conceptuellement et discursivement la possibilité même d’un débat public, d’un dialogue démocratique entre concitoyens solidaires et intéressés par ce que vivent les uns et les autres. Ce qui compte, c’est l’efficacité accrue des politiques publiques, désormais toujours mieux ajustées à la « réalité » des citoyens, ces « éléments anonymes exemplaires indifférents d’une généralité » (Abensour 2001), les clients.

Cette individualisation consumériste des citoyens par le pouvoir politique lui-même, dans le cadre d’une réforme visant, entre autres, à combler le déficit démocratique, est sidérante, par son efficacité même. S’agit-il du symptôme d’un cynisme nouveau de la part d’une élite politique en fin de compte méprisante à l’endroit de ses concitoyens qu’elle imagine comme des machines à besoins, tout juste bonnes à exiger un service de qualité « privée » et incapables de s’intéresser au bien commun, au bien de tous, au-delà de leurs attentes individuelles de clients? Ou bien le pouvoir a-t-il compris que les citoyens des démocraties libérales riches ont déjà choisi de renoncer à leur identité de concitoyens et se satisfont pleinement de leur identité de contribuables-consommateurs, pour qui l’État n’est qu’un dispensateur de services parmi bien d’autres destinés à améliorer leur « qualité de vie » ad vitam eternam? Ces citoyens-là ne peuvent qu’être « satisfaits » du virage « client » de leurs administrations publiques ; d’où, peut-être, leur silence, leur méconnaissance confiante des modalités de la réforme, leur désintérêt généralisé pour une « modernisation » qui tient pourtant bien occupée une multitude de chercheurs et de hauts fonctionnaires en dehors de tout débat public. Il y a pourtant urgence.