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David Le Breton nous invite dans cet ouvrage à une approche anticonformiste et authentique du visage, en tant que manifestation singulière de notre aspect d’Homme et de notre rapport à autrui. La réédition de ce livre montre sa forte contribution à une anthropologie buissonnière, pluridisciplinaire, plongeant dans la longue durée. Outre le fait d’offrir une vision transversale, son originalité est une invitation à reconsidérer notre rapport au monde et à nous retrouver en tant qu’êtres humains ; car chaque visage est à la fois unique et porteur du culturel et du social, dans lesquels il puise et s’identifie.

D’entrée de jeu, il s’oppose aux méthodes physiognomoniques de compréhension du visage ; interrogeant différents traités de physiognomonie, du début de notre ère (Pythagore, Hippocrate, Socrate, Aristote ou Platon) aux littératures plus récentes (Lavater, Montaigne, Balzac, etc.), Le Breton essaye de déterminer les contours réels de cette science, afin d’en éviter les avatars désastreux : « Démasquer l’autre, trier de son visage l’accessoire de l’essentiel, repérer ses sentiments réels, dévoiler l’âme sous les artifices du corps, telle est l’entreprise ambiguë à laquelle se vouent les physiognomonistes » (p. 76). Pour Le Breton, la physiognomonie occulte le visage pour ne parler que de la figure et ouvre ainsi la voie au rejet de ce qui n’est pas « soi-même ».

Ce rejet de l’Autre passe par son dénigrement total. On lui refuse un visage. Il a « une sale gueule », une « tronche », une « face de rat ». Apparaît ici l’aspect sacré du visage, son usage à des fins racistes et hégémoniques, ainsi que pour justifier toutes sortes de crimes. Après cette négation de l’autre, on l’étouffe et le néantise virtuellement puis physiquement. Par cet acte, on anticipe « déjà la mort par une procédure symbolique sans équivoque ». Autant de pratiques utilisées par des régimes totalitaires et des entreprises d’avilissement tendant à légitimer et légaliser la supériorité d’une race sur une autre, conduisant à la contraction du monde à l’Un : « Effacer l’homme en l’homme c’est détruire son visage » (p. 285).

Pour David Le Breton, l’approche anthropologique permet de traverser les visages qui s’offrent à nous sans pour autant les schématiser, les enfermer dans un carcan : « Le visage, écrit-il, révèle autant qu’il masque. Si l’on ne veut pas dissoudre “ce je ne sais quoi et ce presque rien” qui fait la différence d’un visage à un autre, il convient de cheminer avec “un esprit de finesse” plutôt qu’avec un esprit de géomètre » (p. 10).

Dans cet essai, on découvre aussi les traditions religieuses et le non-visage de Dieu, le processus d’individuation, l’émergence du portrait, le rapport au miroir, la naissance de la photographie (qui tout en démocratisant le visage sert également à des fins policières et judiciaires), l’anthropométrie, etc. L’auteur évoque également la déshumanisation ou la « dé-socialisation » du visage à travers les lésions qui peuvent l’atteindre. Elles constituent un handicap de taille et conduisent souvent à la marginalisation. Le défiguré ne se reconnaît plus. La défiguration peut être considérée comme une mise à mort symbolique. L’image que le miroir renvoie ou le regard des autres accablent. Heureusement que la chirurgie réparatrice existe pour redonner un peu de dignité à des visages défigurés, devenus sans-vie, stigmatisés.