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En soixante-sept tout était beau

C’était l’année d’l’amour, c’était l’année d’l’Expo

Chacun son beau passeport avec une belle photo

J’avais des fleurs d’ins cheveux, fallait-tu êt’ niaiseux […]

Beau Dommage, Le blues d’la métropole, 1975 [CW, sons : « beaudommage »]

Dans le roman mémoriel qui circule sur l’histoire récente du Québec, l’Exposition universelle de Montréal occupe une place de choix. Pas un Québécois de cinquante ans ou plus qui ne soit prêt à partager ses souvenirs du radieux été 1967, à risquer une théorie sur le rôle de l’Expo dans sa vision du monde, dans son rapport à la gastronomie, dans le développement des terrasses de café à Montréal, voire dans ses relations aux personnes de l’autre sexe. Ce discours enthousiaste insiste surtout sur l’avènement du Québec comme entité sociopolitique remarquable[1].

Pourtant, Expo 67 peine à faire l’objet de recherches, même si Bouchard (2000 : 160) la signale comme une des « données circonstancielles » qui ont joué un rôle dans les changements identitaires du Québec[2].

Il faut dire qu’une exposition universelle est un événement social total et qu’on doit puiser à plusieurs disciplines pour en faire le tour, en saisir tout le sens. L’édification de ce microcosme éphémère requiert des années d’investissements politiques, économiques et sociaux, et une fois en place, l’exposition devient un espace-temps extra-ordinaire, où l’émerveillement est de rigueur, rythmé de rituels (inaugurations, fêtes diverses) et canalisé vers des symboles matériels désignés à l’admiration (les pavillons et leurs exhibits, les « clous » d’exposition). Le discours ambiant, auréolé de science, dit la Vérité. Ainsi, plus que le reflet d’une culture, une exposition universelle est un outil de culture dont se servent organisateurs et exposants – les élites des sociétés concernées – qui tentent de transmettre leur vision du monde et de leur place dans le monde. Et tandis que ces derniers s’ingénient à présenter d’eux-mêmes un portrait flatteur, les visiteurs nationaux escomptent une présentation gratifiante de leur pays.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les Canadiens fussent fiers de l’exposition de Montréal et qu’ils y lisent encore aujourd’hui une affirmation identitaire canadienne – l’exposition commémorait d’ailleurs le centenaire de la confédération[3]. Mais les visiteurs québécois n’en sont pas seulement fiers, ils y ont lu l’avènement exaltant du Québec moderne.

Le but de ce texte est d’expliquer ce phénomène, que j’appelle une « catharsis identitaire », dans la mesure où se sont exprimés dans la liesse des imaginaires jusque-là contenus et qui portaient sur l’identité québécoise[4]. Je procéderai en précisant d’abord mon utilisation des termes « identité nationale », puis en décrivant le contexte historique et politique d’Expo 67. Je décomposerai ensuite les mécanismes de la catharsis et décrirai les éléments identitaires qui ont émergé dans cette mise en spectacle de l’identité québécoise advenue à l’Expo[5].

Identité nationale, un concept à définir

Le langage courant considère souvent culture et identité comme des synonymes, et force est de reconnaître que même les chercheurs utilisent parfois ces termes l’un pour l’autre : culture, identité, ethnicité, imaginaire national, nation. S’il est reconnu que chacun vit et donc est, intimement, sa culture ou son identité, celle-ci peut se voir instrumentalisée par une personne physique ou morale ou par une collectivité, voire par les chercheurs eux-mêmes qui en font une catégorie d’analyse (Friedman 2004). Sujet ou objet, la culture est en mouvement, processus façonné par l’intrication des rôles entre acteurs (notamment par le biais de l’État et de l’activité économique) et les imaginaires. Le défi consiste à savoir de quelle manière et dans quelles proportions ces rôles s’exercent. Si pour les uns, c’est avant tout l’État qui crée la nation et ses institutions (par exemple Giddens 1985 ; Breuilly 1993 ; Schnapper 1994 ; Tilly 1996), aidé en cela par le développement capitaliste (Hobsbawm 1992 ; Elbaz et Helly 1996), pour d’autres ce sont surtout les imaginaires (Anderson 1983) et les croyances (Thiesse 1999 ; Dieckhoff 2000) qui précèdent l’évolution des institutions[6] :

La nation naît d’un postulat et d’une invention. Mais elle ne vit que par l’adhésion collective à cette fiction. [Laquelle se compose des éléments suivants :] une histoire établissant la continuité avec les grands ancêtres, une série de héros parangons des vertus nationales, une langue, des monuments culturels, un folklore, des hauts lieux et un paysage typique, une mentalité particulière, des représentations officielles – hymne et drapeau – et des identifications pittoresques – costume, spécialités culinaires ou animal emblématique.

Thiesse 1999 : 14

On assiste en fait à une spirale : les individus recherchent une identité de groupe qui leur fournisse une reconnaissance, et le groupe constitué s’appuie sur son identité pour agir dans l’histoire (Taylor 1992, 1996 : 352). C’est ainsi que non seulement les nations cherchent à se doter d’un État, mais les États, pour demeurer viables, cherchent à créer un sentiment d’appartenance commune (1996 : 354). Dans le Nouveau Monde, les pratiques discursives furent façonnées par les élites dès qu’elles « commencèrent à se percevoir comme appartenant à une société autre, distincte de la mère patrie » (Bouchard 2000 : 29). Puis, lorsque s’installent les conditions matérielles permettant de diffuser un discours, elles s’emploient à définir une identité collective, « des traits, des valeurs, des symboles, des images de soi et des autres », puis se donnent un patrimoine intellectuel, esthétique, et coutumier. Ces démarches des élites modèlent donc la nation « légitime » à partir des imaginaires collectifs existants et leur confèrent une sorte de cohésion, pour un temps au moins.

Toutefois, ce ne sont pas seulement les contenus culturels communs qui attisent l’action des groupes, mais aussi les frontières entretenues ou adoptées par ceux-ci. Inspirés de Barth, Poutignat et Streiff-Fénart définissent en quatre points la problématique de l’ethnicité, tout à fait transposable pour l’identité nationale :

  • — Le problème de l’attribution catégorielle par laquelle les acteurs s’identifient et sont identifiés par les autres.

  • — Le problème des frontières du groupe qui servent de base à la dichotomisation Nous/Eux.

  • — Le problème de la fixation des symboles identitaires qui fondent la croyance en l’origine commune.

  • — Le problème de la saillance qui recouvre l’ensemble des processus par lesquels les traits ethniques sont mis en relief dans l’interaction sociale.

Poutignat et Streiff-Fénart 1995 : 154

Ces enjeux – catégories, frontières, symboles et saillances – ne sont pas immuables, mais fluctuent pour préserver à la société concernée son caractère de communauté. Cependant, ce qui est moins prisé un jour, parce que désuet ou malséant, n’est pas exclu de la représentation, mais plutôt remisé dans la mémoire, dans les traditions ou le patrimoine (Nora 1984-1993, vol.1 : viii-xiii ; Thiesse 1999 : 16), voire renversé en contre-identité (Létourneau 1992).

Pour rendre compte de la souplesse et de la polyvalence de l’identité nationale, il est utile de la comprendre comme une représentation sociale, telle que la définit Jodelet : « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (1989 : 36). L’identité nationale est bien une forme de connaissance pour l’individu, quand il se définit par sa citoyenneté ou par ses origines ethniques ; de même pour les représentants d’un pays lorsqu’ils définissent leur statut et leur rôle. Cette identité est socialement élaborée puisqu’elle naît et se négocie dans les relations aux autres, nationaux ou étrangers. Elle est partagée, aux deux sens du terme : elle est répartie dans la société où certains groupes ont en commun une même identité nationale ; elle fait l’objet d’un partage, car elle circule, est dite, écrite et exposée (sous forme de lois ou d’édifices, par exemple). De plus, l’identité nationale possède une double visée pratique : du point de vue phénoménologique, elle constitue un savoir « qui est nécessaire à [une] personne pour qu’elle réussisse à interagir avec les autres dans le monde social et à y entreprendre des actions ayant un sens pour elle et pour les autres » (Piron 1991 : 21) ; elle n’est donc pas qu’intellectuelle, mais confine ici à un savoir-faire. Du point de vue critique, l’identité nationale permet de légitimer certains choix de la classe politique au pouvoir ou de l’opposition. Enfin, elle concourt à la construction d’une réalité commune à un ensemble social, la culture nationale, réalité d’ailleurs sujette à évolution, qui englobe l’identitaire, le contre-identitaire, le présent et le passé. Je considère donc l’identité comme un ressort de la culture et non comme son équivalent.

Les individus adhèrent plus ou moins à cette représentation et, selon la situation ou le contexte, la refaçonnent en fonction de leurs besoins, de leurs projets et de leurs expériences. Précisons, au cas où ce serait utile, que l’identité nationale d’une personne n’est qu’une facette de son récit identitaire, lequel porte sur l’ensemble de son idiosyncrasie.

Nous voyons dans ce texte comment les visiteurs québécois d’Expo 67 ont élaboré une nouvelle forme de connaissance d’eux-mêmes, en tant que membres d’une entité politique et culturelle et, simultanément, une nouvelle forme de connaissance de cette entité, le Québec.

Contexte de l’Expo

À l’instar de l’Occident d’après-guerre, le Québec des années soixante connaît une période de prospérité sans précédent. Cette croissance économique se préparait depuis le début du XXe siècle et ne fut donc pas si spectaculaire que d’aucuns veulent le croire (Falardeau 1953 ; Latouche 1974 ; Linteau et al. 1986). Mais sur le plan politique et culturel, il y a bien rupture puisque les grandes institutions se voient laïcisées au cours des années 1960-1965, changements radicaux qui se font sentir dans plusieurs domaines de la vie sociale et quotidienne, jusque dans les familles (Rocher 1973 ; Hamelin 1981 ; Balthazar et al. 1993).

Ces changements s’accompagnent d’une transformation discursive, car la technocratie ayant accédé au pouvoir pendant ces années-là constitue peu à peu cette période en un événement « révolutionnaire » — la Révolution tranquille — jetant ainsi les bases du « grand récit du “Québec moderne” » (Létourneau 1992). Elle assimile sa propre ascension à l’histoire du Québec, démontrant « sa destinée historique comme médiatrice de l’accomplissement de la destinée de la collectivité québécoise » (ibid. : 769) et donc l’accès à une nouvelle époque. Ce discours s’articule autour d’une problématique de rupture : « la mort d’un être collectif, le Canadien français à la personnalité traditionnelle, cléricale et colonisée et son remplacement par un autre être collectif, le Québécois laïque, politique et désireux de se dépasser » (ibid. : 772). L’ancienne identité devient une « contre-identité », incompatible avec l’identité moderne.

Le discours vise toutefois moins à éliminer l’identité précédente qu’à en rejeter les stigmates de « perdant », c’est pourquoi l’élite valorise l’héritage commun jusqu’à fétichiser le Canadien français : « la folklorisation de ce passé est […] une façon de le désamorcer, de l’innocenter, de le figer de telle sorte qu’il n’ait plus aucun prolongement actif dans le présent […] » (ibid. : 780). Désormais, la Révolution tranquille devient l’occasion pour les Québécois de devenir les héros de leur libération, renversant ainsi leur passé de peuple conquis (Létourneau 1995 : 1053), lequel perdure tout de même, mais dans les coulisses.

Taylor (1996) pense aussi qu’il y a bel et bien eu rupture identitaire autour des années soixante, car avant cela, malgré les confrontations entre « républicains » et « francophones de souche », c’était « la définition ethnique et confessionnelle qui l’emportait. Le sens profond de la Révolution tranquille fut le renversement, apparemment irréversible, de cet état de choses » (ibid. : 354).

De son côté, Bouchard (2000) décrit la transition identitaire du Québec précipitée par la Révolution tranquille comme une évolution des représentations à la faveur de pratiques discursives en pleine éclosion : « À partir des années 1960, nul ne pouvait plus douter qu’une littérature québécoise était bien née », de même que la peinture et les sciences sociales (2000 : 164 et 165-167). Le « Canadien français » devient officiellement un « Québécois » aux États généraux du Canada français en novembre 1967 (ibid. : 169). C’est donc dans ce climat de transition identitaire qu’Expo 67 verra le jour.

Gestation d’Expo 67

L’initiative fédérale d’organiser une exposition universelle émane de Mark Drouin, président du Sénat canadien. En visitant l’exposition de Bruxelles de 1958, il déclare qu’il faut célébrer de la même façon le centenaire de la confédération en 1967 (Grenier 1965 ; Dupuy 1972 ; Jasmin 1997). Très vite le choix de Montréal s’impose, car la ville fêtera la même année ses 325 ans. Le 13 novembre 1962, la candidature de Montréal est acceptée par le Bureau international des expositions[7].

La Compagnie canadienne de l’Exposition universelle et internationale de Montréal 1967 (CCEU) est constituée le 20 décembre lors du vote de la loi C-103 à la Chambre des Communes. Elle est complétée par l’accord tripartite, le 18 janvier 1963, entre le gouvernement canadien, le gouvernement du Québec et la ville de Montréal qui assureront respectivement 50 %, 37,5 % et 12,5 % du financement de l’exposition. Celle-ci verra le jour sur les petites îles du Saint-Laurent dont certaines seront créées artificiellement, entre l’île de Montréal et la rive droite du fleuve.

Le thème, « Terre des hommes », doit inspirer tout l’événement, car, comme le souligne le commissaire général, Pierre Dupuy, dans sa préface au Guide officiel d’Expo 67 : « […] ce qui divise les hommes est beaucoup moins important que ce qui les unit ». Dupuy déploie toute son énergie pour souligner l’unité du Canada (1972 : 16-18), et l’Expo est conçue pour que prévale l’unité à tous les niveaux ; le gouverneur Georges Vanier invite les autres peuples du monde à « manifester leur solidarité et à exprimer leur foi dans cette “Terre des Hommes”, dans un élan commun vers un but commun : l’Unité » (CCEU s.d.). Unité politique, avec le symbole de la passerelle du Cosmos qui défie la Guerre froide en unissant deux îles à la hauteur des pavillons de l’URSS et des États-Unis. Unité de lieu, grâce au « passeport pour la terre des hommes » [CW, images : « passeport »] qui donne accès au site et dont les « visas » témoignent de l’ouverture des frontières [CW, images : « visas »]. Unité fraternelle artistique au Musée d’art et au Festival mondial, avec des spectacles qui expriment l’essence de la vie humaine (Dupuy 1972 : 94). Unité des sciences sous la houlette d’un comité scientifique qui veille à l’exactitude des présentations et à leur conformité avec le thème. Même le symbole d’Expo 67 exprime l’unité humaine avec ses paires de silhouettes humaines stylisées, se tenant par la main et inscrites dans un cercle.

Figure

Symbole d’Expo 67.

Symbole d’Expo 67.

Image tirée d’un fac-similé du passeport de l’Exposition.

Ce symbole est une oeuvre de l’artiste montréalais Julien Hébert.

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Ainsi, conformément à ce que nous apprend l’histoire des expositions universelles[8], Expo 67 s’élève hors du temps et de l’espace communs, y sont occultés les conflits et les dissidences derrière le sacro-saint progrès. Derrière la fraternité politique aussi, d’ailleurs, puisque l’ère des colonisations est officiellement révolue.

Émanation du gouvernement fédéral, la CCEU entreprend une campagne de communication sans précédent au Canada, hormis en temps de guerre, car c’est une véritable croisade qu’on envisage, même si le terme n’est pas prononcé : « dans le monde civilisé, il ne doit y avoir ni homme, ni femme, ni enfant qui ne soit informé de l’Expo et de ce qu’elle révélera de l’homme à lui-même » (CCEU [circa 1964] : 2). Le gouvernement québécois entend assister la CCEU pour que l’Expo soit un succès, et tout est mis en oeuvre pour recevoir le monde de façon grandiose. D’après Augustin Brassard, coordonnateur du gouvernement du Québec pour l’Exposition, « […] on peut parler de l’engagement presque total de l’appareil gouvernemental québécois dans l’Expo 67 » (Brassard 1967 : 1). Les passeports d’entrée deviennent des objets de promotion et des cadeaux très courus, tandis que les médias font leurs choux gras des préparatifs. De ce fait, pendant quatre ans, l’Expo et ses promesses d’ouverture sur le monde sont très présentes dans le paysage, chaque niveau de gouvernement s’engageant dans une course au prestige à la moindre inauguration sur le site. L’occasion est belle, d’ailleurs, de captiver ainsi le regard du public, alors que le climat politique est houleux, sur fond de crise constitutionnelle en 1964-1965 et de terrorisme larvé (le Front de libération du Québec sévit depuis 1963). Sans compter la Guerre froide et le Civil Rights Movement qui, au sud de la frontière, lance un défi crucial aux utopies de fraternité.

Au cours de l’année 1964, Pierre Dupuy sillonne le monde pour obtenir des participations. La Grande-Bretagne accepte dès janvier, la Belgique en mai et la France en août ; les États-Unis n’acquiescent qu’en juillet 1964 et l’URSS en mars 1965. Fin décembre 1965, 53 pays auront accepté sur les 60 pays représentés à Expo 67 en plus du Canada (CCEU 1969 : 263-264).

Les travaux de dragage du fleuve, de remblaiement et de construction se déroulent conformément à l’emploi du temps prévu sous la férule du colonel Edward Churchill qui utilise avec succès – et popularise ainsi – la méthode informatisée du « cheminement critique » ; il est aidé en cela par l’accord entre la CCEU et les fournisseurs, selon lequel aucune grève ne viendra entraver le cours des travaux.

Dans les mois qui précèdent l’ouverture, voilà les Québécois aux prises avec deux courants d’interprétation contradictoires : l’un, en déclin mais encore prégnant, selon lequel le Canada français est à la remorque de la modernité ; l’autre, diffusé quotidiennement par les médias, selon lequel Montréal, dans un effort prométhéen, accueillera le monde entier sur un site à la pointe du progrès et de l’esthétique. En termes identitaires, une transition s’amorce.

Lorsque s’ouvre l’Expo fin avril 1967, on assiste à un paradoxe. Alors que les ressources matérielles et humaines ont connu une levée de masse pour construire l’Expo, alors que Montréal redevient symboliquement la métropole canadienne qu’elle a été jusqu’à la Première Guerre mondiale [CW, textes : « montreal »], alors que des centaines de milliers de touristes viennent grossir pendant six mois la population montréalaise, ses transports et ses commerces[9], bref, alors que les préoccupations matérielles auraient pu absorber l’équipe de la CCEU et les visiteurs, le discours ambiant s’évertue à neutraliser le concret pour privilégier l’« immatériel ». Ainsi, les maîtres d’oeuvre de l’Expo proposent de transcender la réalité, et tout le monde joue le jeu : selon Pierre de Bellefeuille[10], « ç’a été un moment de grâce, un moment tout à fait privilégié ». André Patry, Jacques Lorion, Guy Dozois[11] se rappellent que les allégeances partisanes s’effaçaient au sein de la CCEU, si bien que chacun donnait le meilleur de soi-même. Sur le site, le vandalisme sera inexistant et la courtoisie, omniprésente, même dans les files d’attente. Contrairement au carnaval où l’humour oiseux déboulonne le sérieux des élites[12], la bienséance est ici de rigueur ; mais comme au carnaval, on est dans un autre monde, ainsi que le souhaitaient Pierre Dupuy et Georges Vanier.

Les étapes de la catharsis identitaire

En passant le portillon de l’Expo, les visiteurs franchissent une étape symbolique : après les préparatifs dont ils n’ont pu que subir le récit façonné par d’autres, ils se trouvent en prise directe avec ce « nouveau monde ». Les visiteurs découvrent une mise en scène d’identités nationales et corporatives qui ont pour intention de séduire et de convaincre. Les pays, comme les entreprises, recourent aux divers registres de la communication : l’architecture, la décoration, la sélection d’objets remarquables (esthétiques ou industriels, patrimoniaux ou tout récents), les textes, les films, l’iconographie, les trames sonores, les dégustations. Les sens et l’imaginaire des visiteurs sont sollicités de toute part, ainsi que leurs connaissances, confortées ou étonnées.

Ces mises en scène sont placées en abyme, c’est-à-dire à l’intérieur d’une autre mise en scène, plus vaste, celle du site lui-même. Cette double épaisseur d’artifices confère une sorte de profondeur de champ au spectacle exposé, un relief qui est d’autant plus convaincant que tout l’espace est investi ; la vacuité ou l’approximation n’existent pas sur le site. La nouvelle « réalité » est « pleine » et d’autant plus séduisante qu’en dépit de sa nouveauté, elle observe des codes de présentation et de contenu qui la rendent inoffensive. En effet, tout (les objets, les personnes, les interactions) est bienséant et avenant, conformément à la tradition des expositions. Les visiteurs peuvent ainsi affronter en toute quiétude le choc de la découverte, découverte qu’un accès à autre chose, plus que local, est possible. En fait, dans l’extra-ordinaire, tout devient possible… y compris la construction d’un nouveau récit identitaire.

Les visiteurs québécois n’entrent tout de même pas en terre inconnue, car la présence du Québec à Expo 67 est multiple. Humaine et intellectuelle : une partie de la CCEU et du personnel sur le site sont des Québécois et Québécoises (on disait encore Canadiens français et Canadiennes françaises), dont de nombreuses hôtesses. Politique : sa présence est mentionnée dans les pavillons thématiques (L’homme et la Santé, L’homme interroge l’Univers, L’homme à l’Oeuvre, etc.), dans le pavillon des Industries du Québec, les caisses populaires Desjardins et, principalement, au pavillon du Québec. C’est d’ailleurs la première fois que le Québec dispose de son propre pavillon, distinct de celui du Canada et de ceux des autres provinces [CW, images : « pavquebec »]. Matérielle et économique : une partie des fournisseurs de matières premières, produits manufacturés (mobilier extérieur) et de services proviennent du Québec. Commerciale : il est représenté dans les articles « québécois » à vendre au Village du parc d’attractions, La Ronde, et dans diverses boutiques. Symbolique : le Québec est présent dans le sol lui-même, l’air et le fleuve ; il se fait entendre dans la langue française qui est présente partout sur le site au même titre que l’anglais. Le site n’est donc pas complètement dépaysant pour les visiteurs québécois, en dépit de son caractère inédit. Les voilà donc en excellente disposition pour devenir « enchantés ». Ce qui ravit les visiteurs québécois tout d’abord, c’est que les frontières sociales et culturelles semblent avoir disparu.

Les frontières vacillent

En fait, les visiteurs québécois vivent l’idéal de ce que certaines personnes interrogées croient être, rétrospectivement, la chanson-thème de l’Expo ; interprétée par Renée Claude, cette chanson de Stéphane Venne enregistrée en 1970 célèbre le « début d’un temps nouveau ». En voici le refrain :

C’est le début d’un temps nouveau

La terre est à l’année zéro

La moitié des gens n’ont pas trente ans

Les femmes font l’amour librement

Les hommes ne travaillent presque plus

Le bonheur est la seule vertu.[13]

[CW, sons : « tempsnouveau »]

Le fait que beaucoup de témoins associent cette chanson à l’Expo donne à penser qu’ils ont expérimenté l’Expo dans ces termes-là, les termes d’un changement dans lequel les conventions et les normes sont remises en question radicalement. Les points de repère changent, comme l’explique Martin (1994 : 32-34) au sujet des fonctions du processus identitaire. La chanson officielle, Un jour, un jour, de Stéphane Venne aussi, était en effet beaucoup plus « convenable » [CW, textes : « unjourunjour »].

Il faut dire que c’était l’époque du « peace and love », comme le rappelle Mathieu[14], ainsi que Lucie : « On sentait la paix, l’harmonie, l’amour, c’était gai, hein! ». Transportés par un élan de fraternité, les visiteurs n’éprouvent pas de gêne à franchir les barrières des conventions sociales. Il devient facile de se faire de nouveaux amis, voire des amoureux : « elles se sont fait plein de chums à l’Expo, des gens qui venaient de partout » (Claire) ; l’une des participantes à un focus group a même rencontré son futur mari sur le site. La curiosité bouscule les distances, y compris en dehors du site :

Tout à coup, c’était tout le monde entier qui arrivait dans un même espace, […], alors tous les soirs, j’essayais de baragouiner en anglais avec les gens asiatiques ou autres […]. Tout le monde parlait à tout le monde, il n’y avait pas d’insécurité, on revenait à deux heures du matin, à pied ou n’importe comment, il n’y avait plus de métro, puis, aucun problème, c’était vraiment…, puis je me suis fait des amis de tous les pays. […] Alors, de voir des gens de tous les pays, de toutes les couleurs, dans un endroit comme ça, tu sais, viens coucher chez nous, tu sais, on ouvrait nos portes, on était tellement contents!

Mathieu

Les témoignages indiquent que cette joviale fraternité n’a pas dérapé en familiarité. À côté du carnaval qui offre une « liminarité permissive » pendant quelques heures (Agier 2000 : 229), l’Expo ouvre une dimension de liminarité distinguée, distinction liée à son caractère exceptionnel et qui lui permet de durer dans le quotidien et dans les souvenirs. Une diversion sans subversion des moeurs, en somme[15].

Si la fête n’a pas débordé, c’est peut-être parce que la Révolution tranquille avait déjà commencé à alléger l’ordre moral[16]. À la manière d’une fenêtre d’opportunité, l’Expo, son « immatérialité » et son élimination des frontières procuraient l’occasion d’esquisser les contours de nouvelles références.

Apparition de nouvelles références

Un individu placé devant un nouveau choix identitaire distingue ce qu’il veut retenir de ce qu’il écarte et il rassemble les pans de sa réalité pour édifier un nouveau « Nous » (Martin 1994). Il peut ainsi obtenir une reconnaissance, changer la position de sa communauté dans l’histoire et échanger certains points de repère pour d’autres (frontières de groupes, image du pouvoir). Les visiteurs de l’Expo ne font pas autrement. Dans un premier temps, ils opèrent une distinction qui consiste à ne pas s’intéresser aux présentations officielles de « soi » mais bien plutôt à celles des autres pays. « Quand on est Québécois, on ne va pas dans une exposition universelle pour voir nécessairement ce qu’on dit de nous, mais plutôt ce que les autres disent d’eux-mêmes » (Yves Jasmin[17]). Voilà qui résume bien l’attitude des témoins : ils sont avides de découvrir et ne tiennent pas à s’encombrer de « banalités », c’est-à-dire de ce qu’ils pensent connaître déjà.

J’aimais ça y aller toute seule pour pouvoir aller voir ce que je voulais. Parce qu’on y est allés souvent avec l’école, mais tu sais, ils t’envoient à des places comme le pavillon canadien, quelle horreur. Tu sais, puis là, faire une dissertation sur le pavillon canadien, c’est dull au boute […]. Il n’y avait pas l’exotisme d’aller à ces pavillons pour nous autres, d’aller au pavillon du Canada, bof, mais tandis que d’aller, justement au pavillon du Japon ou de l’Australie, parce qu’il y avait des kangourous…

Claire

Les visiteurs recherchent l’Ailleurs (« C’est l’exotisme qui nous intéressait », « Ça coûte moins cher qu’un billet d’avion »). Ils sont d’accord pour dire que « le Québec a découvert le monde », que l’Expo a révélé le monde au Québec, et quelques personnes précisent : « Ç’a été une leçon appliquée de géographie » (Guy Legault[18]). Ils s’imprègnent de cette leçon qui leur permet de cerner ce qui les attire chez les Autres[19]. Les visiteurs font leur la qualité des présentations, ou en d’autres termes, la satisfaction qu’ils éprouvent à les découvrir fait qu’ils adhèrent à ces présentations, qui deviennent pour eux des critères de qualité, de nouvelles références. En cela, ils « rassemblent », ils absorbent ces nouvelles données qui viennent alimenter leurs connaissances et leur imaginaire.

Mais les visiteurs vont plus loin : non seulement il est intéressant de découvrir les attraits des Autres, mais il devient valorisant de les reconnaître, qu’ils soient étrangers ou canadiens – anglophones ou personnes de couleur :

Dans mon quartier […], c’était une immense ouverture ; parce qu’il y avait un anglais par ci, par là, puis quand il entrait, il était bien mal reçu. Ça n’allait pas bien leur affaire ; là [à l’Expo], ils parlaient français, donc pour moi c’était une immense ouverture et pour les gens de l’est de Montréal, des quartiers complètement francophones, ç’a été une immense ouverture. Et c’est ça qui a permis, après, de continuer cette ouverture-là.

Serge

Je me souviens qu’à l’âge que j’avais en 67, […] des Noirs, il n’y en avait pas beaucoup, ce n’était pas une légion, et ceux que je connaissais, c’étaient des gens instruits, c’étaient des ingénieurs qui travaillaient à l’Alcan. Il y en avait pas à qui on pouvait parler, et ça, briser cette barrière-là, quand tu as vingt ans, c’est facile. Puis là, il y en avait beaucoup, donc tu pouvais t’essayer en masse. [20]

Jacques

Au contact des pavillons, chacun à sa manière expérimente une série de satisfactions ou d’étonnements[21] qui viennent conforter ou modifier sa vision du monde et de soi dans ce monde. Or, toutes les présentations sont flatteuses pour les exposants – du moins s’y emploient-ils –, si bien que les témoins, au contact de la qualité (l’esthétique, l’ingéniosité, le modernisme, l’originalité, etc.), se l’approprient comme une nouvelle réalité qui devient référentielle. Dès lors, ils sont amenés à redéfinir le « Nous » dans des termes qui recourent à ces références nouvelles.

Vers une nouvelle communauté de référence : « Nous sommes quelqu’un! »

Lorsqu’il se penche sur l’affirmation identitaire, Braud souligne le « lien privilégié » qui existe entre celle-ci et l’estime de soi (1996 : 171), car « une dialectique complexe noue identité personnelle et identité collective, affirmation individuelle et appartenance culturelle » (ibid. : 172). En effet, l’identité individuelle emprunte à l’identité collective, c’est-à-dire aux représentations existantes, et réciproquement : l’identité collective se forme à l’intersection des identités individuelles. À la fois processus et produits, ces représentations ne cessent de changer de contours et de contenus, même si certains éléments communs demeurent dans le « paysage » – comme la langue française pour les identités individuelles et collectives au Québec[22].

On peut entrer dans un groupe de référence en décidant que l’on en fait partie ou parce que l’on y est associé malgré soi (par l’apparence physique ou vestimentaire, par exemple), et de la même façon, on peut en sortir ou s’en faire exclure. Si « l’inclusion dans un groupe prestigieux valorise » (Braud 1996 : 172), l’inverse est aussi possible : un individu qui atteint une situation d’estime de soi aura tendance à rassembler les éléments culturels permettant d’élaborer un récit identitaire valorisant. Et alors que l’exclusion d’un groupe valorisant peut déboucher sur l’action politique (Braud 1996 : 172), s’y sentir inclus peut en faire autant, sous une forme non conflictuelle. L’action politique issue de l’inclusion dans un groupe valorisant peut revêtir la forme d’une adhésion identitaire de masse qui, bien que « seulement » discursive, constitue une expérience démocratique. Dès lors, la position de la communauté dans l’histoire est appelée à changer.

À Expo 67, les visiteurs québécois voient se rencontrer leurs diverses représentations du Québec et une réalité nouvelle : même si l’événement est pour moitié financé par le fédéral, ils ont sous les yeux la « preuve » que le Québec est capable de grandes choses et qu’ils font partie d’une remarquable communauté, au même titre que les autres qui s’y trouvent exposées. Il va sans dire qu’ils adhèrent à cette nouvelle réalité, choisissant allègrement ce « nouveau Québec », tellement moderne et avenant que les pays du monde entier viennent y parader. Cette adhésion constitue une expérience démocratique affective : le choix enthousiaste de faire sienne une « réalité » dont le contenu est en partie politique.

Les contours en restent flous cependant : les témoins ne se sont pas risqués à définir ce « nouveau Québec » de façon compréhensive. On assiste plutôt à une sorte de paradoxe : lorsque je demande aux témoins ce que les Québécois ont découvert à l’Expo, les réponses sont nourries et tournent autour des nombreuses capacités du Québec. Mais lorsque je précise ma question pour savoir si les Québécois ont découvert le Québec à l’Expo, les réponses sont négatives. La plus claire est celle de Jean Cournoyer[23] : « Moi, je vous dis qu’ils n’ont pas découvert qui ils étaient, ils ont découvert qu’ils étaient capables ».

Toutefois, les focus groups témoignent de l’étonnement de l’époque devant les capacités quasi insoupçonnées du Québec, et certains témoins vont jusqu’à souligner deux qualités qu’ils attribuent alors aux Québécois : les compétences technologiques et la chaleur humaine. Par exemple :

Puis aussi, l’autre dimension absolument incroyable, et dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, c’est que nos ingénieurs, nos architectes, nos constructeurs, tout ce monde-là, c’était un talent d’ici, puis jamais les Québécois auraient cru qu’on avait ce talent-là. Puis, c’était le génie du Québec, parce que tout ce qu’on a dû construire, on n’a pas idée, parce qu’il n’y avait rien. […] Tu sais, les routes, les îles, il a fallu les construire ces îles-là, puis, donc, tout le génie des Québécois, les Québécois ont dit : coup donc, mais on a ce talent-là chez nous.

Jacques Lorion

Puis, finalement, on se débrouille pas mal bien dans plein, plein de choses dans le fond, puis on a notre caractéristique, je pense que vraiment on est une nation qui veut jouir de la vie.

Claire

Les Québécois ont découvert le Québec dans ce sens-là : je veux dire, on s’est rendu compte tout à coup d’une certaine solidarité humaine ici qu’on ne trouve pas dans beaucoup d’endroits.

Yves Jasmin

Les participants ne se sont pas lancés dans la définition des concepts qu’ils utilisaient (fraternité, solidarité, chaleur humaine). J’en ai compris qu’ils constataient une capacité des Québécois à entrer en contact avec les Autres (étrangers notamment) dans un climat de bienveillance et de curiosité de bon aloi.

En affectant ces qualités d’ingéniosité et de chaleur humaine à l’entité Québec, les visiteurs instaurent deux nouveautés : d’une part, ils ajoutent leur touche au nouveau récit du Québec que mettent en place les médias et les élites et, d’autre part, en tant que Québécois, ils s’attribuent sinon ces qualités du moins leur potentialité. Ce faisant, ils ne subissent plus les discours sur le Québec, mais s’avèrent compétents pour participer à l’« identification » du Québec, à la construction de son identité.

Ce processus de façonnement collectif rebondit vers une gratification supplémentaire, si l’on en juge par les propos que tiennent les témoins :

C’était la première fois que le Québec, Montréal puis le Québec s’ouvraient sur le monde, alors les gens étaient extrêmement fiers de ce qu’on avait fait.

Serge

La fierté […] oui, la fierté. Ils voyaient très bien que ç’avait été un succès et que c’est eux qui en étaient les promoteurs, les auteurs.

André Patry

Et Jean Cournoyer de synthétiser : « Ça a permis aux Québécois de savoir qu’ils étaient quelqu’un », euphémisme québécois que l’on pourrait traduire par : « on a vraiment de la personnalité », « on est capables de grandes choses » et même « on est nettement mieux qu’on ne le croyait ».

En définitive, les visiteurs québécois ont pu apprécier le « génie » de leur « Nous » de référence, et cette étape les fait passer symboliquement d’individus d’une entité politique quelconque (un peuple) à l’état de membre d’une entité politique devenue notoire, une nation. C’est là que l’on rejoint Martin lorsqu’il affirme que l’individu suscite la communauté en proclamant son identité (1992a : 586).

Ce processus n’est toutefois pas strictement réflexif. Il se nourrit aussi du regard des Autres, ces étrangers qui visitent l’Expo : « La définition de soi […] est indissociable de la définition de soi par les Autres, étant bien entendu que les endo-définitions et exo-définitions sont mouvantes et qu’il peut exister différentes définitions d’un même groupe » (Martin 1992a : 587). Selon les personnes interrogées, c’est soit Montréal, soit le Québec, soit le Canada, qui a gagné en notoriété. Les perceptions divergent donc lorsqu’il s’agit de savoir quel « Nous » les divers Autres ont découvert. Mais selon chaque personne interrogée, le fait que la communauté de référence ait été au centre des regards extérieurs est en soi un événement. Cette reconnaissance des Autres est valorisante, sinon pour soi-même directement, du moins indirectement comme membre de la communauté de référence, car elle élabore ou rafraîchit les « exo-définitions » (de Montréal, du Québec ou du Canada) qui octroient à l’entité visée (ville, province ou pays) la légitimité d’un accès à la notoriété. Le témoignage d’André Patry est particulièrement éloquent ; il rappelle la stratégie protocolaire conçue pour recevoir les dignitaires de passage à Québec à l’occasion d’Expo 67 :

C’est le gouvernement du Québec qui les recevait suivant les règles protocolaires que nous avions établies, les préséances que nous avions créées par décret, alors donc, ces visiteurs officiels à Québec n’étaient plus à proprement parler, au sens strict du mot, n’étaient plus au Canada, mais dans une région autonome qui avait ses règles et qui avait son régime particulier, et qui agissait de sa propre autonomie. À aucun moment, un membre du gouvernement fédéral n’accompagnait un chef d’État ou de gouvernement étranger à Québec. C’est contre la pratique internationale. Donc, voilà, on constatait qu’il existait quelque chose à Québec qui n’existait pas dans le reste du Canada sur le plan politique, sur le plan constitutionnel.

André Patry

Le public d’Expo 67 n’a peut-être pas noté cette récupération identitaire, mais elle n’aura pas échappé aux dignitaires en visite[24].

Passage à une nouvelle ère

Alors que les profits matériels de l’Expo sont relativement patents[25], on ne peut cerner les profits symboliques que dans l’échange avec les témoins. On pourrait définir ces profits symboliques comme une impression ressentie à l’époque par les témoins de vivre un moment charnière vers un nouvel espace-temps. Cette vision accompagne la nouvelle image du « Nous » évoquée plus haut, elle en constitue la suite logique, en quelque sorte. Et peu importe que l’on puisse ou non démontrer qu’Expo 67 marqua réellement une transition vers une vie meilleure. Ce qui compte, c’est que les témoins interprètent ainsi cette époque merveilleuse de leur vie : il y a eu un avant et un après, celui-ci plus intéressant que celui-là.

Hormis André Patry, pour qui tout est rentré dans l’ordre après l’Expo, les témoins affirment qu’Expo 67 a marqué une charnière qui touche de vastes pans de la société. Les dimensions des arts se sont multipliées. Par exemple, Expo 67 s’est affichée comme un parangon du design : tout, depuis l’architecture aux uniformes des hôtesses, en passant par les panneaux indicateurs, lampadaires, corbeilles à déchets, tout était design (voir Montpetit 2002). La culture musicale s’est développée à la faveur de l’Expo, grâce au Festival Mondial qui a présenté de nombreux spectacles de tous les pays (ballet, opéra, théâtre, chanson). Les concerts, les ballets, les lettres, la chanson, tout cela a éclos rapidement avec et après l’Expo. « Après ça, les spectacles qui sont arrivés à Montréal étaient de plus en plus intéressants, de plus en plus variés, de plus en plus internationaux » (Claire). « Ça a donné un input aux artistes et aux écrivains » (Jacques).

L’Expo a aussi marqué le premier pas vers un nouveau mode de vie. Les Québécois ont vu leur fleuve d’un autre oeil et se le réapproprient comme portail sur le monde et comme espace symbolique du terroir. Dorénavant, le fleuve et les cours d’eau ne seront plus seulement un instrument industriel, mais aussi un agrément.

Les Montréalais (et sans doute après eux les autres citadins) s’aperçoivent qu’ils peuvent investir un nouvel espace de la ville : les trottoirs, qui peuvent offrir une convivialité et une esthétique inconnues ou négligées jusque-là. En même temps que l’apparition des terrasses, la gastronomie connaît un essor à partir d’Expo 67, parce que les pavillons étrangers proposent des dégustations et certains abritent un restaurant, offrant ainsi aux visiteurs l’occasion d’apprécier de nouveaux mets, créant par la suite une nouvelle demande. D’après les témoins, Expo 67 a donc amorcé de nombreux changements dans la société québécoise, comme dans cet exemple :

Donc, la découverte du monde s’est faite beaucoup par l’Expo, et, moi je pense que ça les a beaucoup marqués, ça nous a beaucoup marqués, ça nous a marqués culturellement, ça nous a marqués. Je dirais même, et ça nous engagerait sur un autre débat, je dirais même, linguistiquement, ça nous a marqués, d’entendre parler les gens, qui parlaient toutes les langues. […] Les [autres] villes sont restées à peu près ce qu’elles étaient, alors que Montréal a beaucoup changé, et là l’Expo a été un élément, un grand changement dans la vie des Montréalais, la culture montréalaise, et même dans la ville physique.

Guy Dozois

Il y a basculement, mais ce n’est pas tout. Quelques indices permettent en outre de penser que l’Expo est devenue avec le temps une sorte d’emblème ou de borne quasi sacrée, une référence finalement : non seulement on pense qu’elle a marqué un passage vers une époque meilleure, mais lorsque l’on s’y réfère, elle ouvre des portes si grandes aux souvenirs heureux que l’émotion emporte jusqu’aux décisions « rationnelles », comme dans cet exemple :

Et je dois dire ce que ça m’a apporté dans mon métier d’urbaniste et d’architecte après l’Expo 67, c’est beaucoup plus facile de faire accepter des nouveautés en architecture et en urbanisme. Ça, c’est ce que ça m’a apporté à moi. Parce que là, on présentait un projet, puis là on disait : « Vous souvenez-vous à l’Expo, telle chose? » « Ah!, c’est ça que vous voulez dire, Ah! bien, c’est merveilleux ». Puis la discussion finissait là, puis on pouvait faire avancer.

Guy Legault

La référence à l’Expo est si forte qu’elle s’est incorporée : une trentaine d’années plus tard, les personnes interrogées sont transportées par leurs propres émotions lors des rencontres. C’est ce qui permet d’affirmer que les profits symboliques, comme les profits matériels, ne sont pas échus qu’aux élites, tant s’en faut. Aux élites, la reconnaissance officielle, les promotions professionnelles, les titres de journaux, les mentions dans les livres – et des beaux souvenirs ; aux quidams, la certitude d’être devenus les membres d’une communauté reconnue et remarquable, le privilège d’avoir partagé activement avec les « grands » un épisode marquant de l’histoire collective, l’expérience inaliénable de moments de fierté intense. Sans compter que les Québécois qui n’ont pas visité l’Expo ont reçu à leur tour leur part de profit symbolique : pour peu qu’ils aient appris le succès de l’Expo, ils en ont certainement ressenti joie et fierté, mais cela reste à démontrer.

Que s’est-il donc passé? En cette période où un grand récit collectif, le « Canada français », commence à tomber en désuétude, les visiteurs d’Expo 67 se trouvent plongés dans un espace-temps qu’ils peuvent lire comme le récit du « Québec moderne », car les grilles habituelles de lecture sont absentes. Les allégeances et les frontières entre groupes de référence s’effacent devant la convivialité ambiante ; la qualité, l’esthétique, les performances techniques deviennent des critères accessibles que l’on peut appliquer à la communauté de référence.

Le lien s’impose, à cette occasion, avec ces communautés imaginées racontées par Anderson (1983), qui prirent corps au gré de l’expansion de l’imprimé et des communications. Mais la catharsis identitaire d’Expo 67 constitue une expérience démocratique particulière, car il s’agit d’une adhésion affective, pacifique et soudaine à une nouvelle version « physique » de la communauté de référence. Certes, le texte de cette nouvelle version est proposé par les élites, comme dans une élection dont les règles sont édictées par les gouvernants et les champions désignés au gré d’une sélection très codifiée. Mais les visiteurs-lecteurs ne lisent pas passivement, ils ne se contentent pas de réagir positivement à la séduction qui se voulait canadienne. Au lieu d’acquiescer aux portraits officiels de leurs communautés de référence (qu’ils préfèrent bouder, d’ailleurs), ils sélectionnent ce qui leur convient dans l’Exposition tout entière pour façonner leur propre récit identitaire sur le Québec.

Pour paraphraser les termes de Renan, une sorte de plébiscite a eu lieu tous les jours pendant les six mois de l’Expo, clarifiant les contours de la nouvelle identité nationale. De proche en proche, les façonnements individuels du nouveau récit identitaire ont été dits, écrits, diffusés, partagés, pour devenir une sorte de nouvelle vérité collective.

L’événement culturel devient élément identitaire

L’Expo a-t-elle marqué les Québécois au point que s’ébauche une « génération-Expo »? Rydell (1993 : 3) suggère que certaines expositions universelles ont eu un tel impact sur la société. Cela suppose qu’un événement peut ordonner ou modifier le système de références des personnes qui l’ont vécu. Or, la socialisation politique est généralement attribuée aux structures affectives et cognitives acquises très tôt dans la vie d’un individu et peu susceptibles de changer ; les sciences sociales sont peu enclines à accorder aux événements un statut privilégié parce qu’elles le confondent parfois avec l’accident (Bensa et Fassin 2002 : 8). Pourtant, contrairement à l’accident, où « il se passe quelque chose », dans l’événement « quelque chose se passe » (ibid.), conséquence non fortuite, organisée, d’un passé et modelant une partie du futur.

Je pense même qu’Expo 67 est à l’origine d’un effet générationnel[26]. Elle a en effet lié des individus entre eux et ils ont effectué un travail de mémoire qui a construit un objet, l’Expo « mémorielle », qui les unit encore et continue de moduler leur système de références. Elle est venue nourrir la série nouvelle d’archétypes qui s’installe : raison, modernité, État et compétence, et qui remplace une série désuète : la foi, la tradition, l’Église et l’expérience (Létourneau 1992 : 776).

On peut aller plus loin : c’est surtout l’Expo qui a diffusé le message du nouveau grand récit collectif : l’intelligentsia par la suite n’a pas eu grand-chose d’autre à faire que de prêcher des quasi-convertis. Le peuple était prêt pour ce nouveau discours, il l’attendait d’ailleurs depuis un moment, si l’on en croit Bouchard : « la Révolution tranquille serait un rendez-vous historique où le peuple (les classes populaires, une partie de la classe moyenne) a précédé une grande partie des élites socioculturelles » (2000 : 160, italiques de l’auteur).

Boucler la boucle?

La science politique classique a tendance à toiser les OPNI (objets politiques non identifiés [Martin 2002]) dont Expo 67 fait partie. Pourtant, l’Expo est un événement éminemment politique en ce qu’elle a bousculé et reformulé l’identité nationale du Québec pour toute une génération, dont certains membres sont encore au pouvoir de nos jours. Bien des quinquagénaires québécois et leurs aînés sont unis, à la moindre amorce mémorielle, par une complicité de vétérans de l’Expo, complicité qui court-circuite les allégeances partisanes. Cela n’a rien d’anodin en démocratie, et celle-ci aurait sans doute beaucoup à gagner si les sciences sociales éclairaient davantage les cas de catharsis identitaire. Ne serait-ce que pour Expo 67, des recherches sur les perceptions des québécois anglophones et des autres Canadiens seraient bienvenues. Elles permettraient de creuser la portée d’un événement (dit culturel ou non) et la nature du ciment d’une communauté.

Dans cette perspective, soulevons une hypothèse intrigante. Le Québec n’a pas connu de « mai 68 ». Cette « lacune » est sans doute due à de nombreux facteurs, mais on peut faire le rapprochement suivant : l’exultation (la décharge d’émotions) autorisée par l’Expo et ce qu’elle signifiait pour les Québécois[27], bref, la catharsis identitaire qu’ils ont vécue a très certainement permis de parachever le travail entamé par la Révolution tranquille. Camille Laurin (1970 : 63-67) attribuait les explosions du printemps 68 en Occident à l’excessive sujétion des jeunes jusque vers la vingtaine, à laquelle succède une soudaine obligation de se comporter de façon autonome et responsable. L’institution concentrant le conservatisme au Québec, l’Église, était déjà déposée en 1967. Risquons donc l’hypothèse que l’Expo, en enfonçant le clou de l’affirmation démocratique de l’identité, a permis un exercice pacifique et affectif de la démocratie qui a contribué à canaliser pour un temps les bouillonnements socioculturels. Mais cela aussi reste à démontrer.

La dernière phrase de Camille Laurin dans son Voyage autour de ma chambre, écrit précisément en 1967, tombe à propos pour boucler la boucle de l’événement-avènement de l’été 67 :

C’est peut-être Vigneault, comme il arrive souvent avec les chansonniers, qui a le mieux saisi ce moment de notre conscience collective lorsqu’il nous invite, sans animosité à l’endroit de personne et dans la seule joie de notre identité retrouvée, à bâtir un pays. [CW, sons : « gensdupays »]

Laurin 1970 : 86