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Ce livre traite de la manière dont l’identité saramaka s’enracine dans ce que cette société appelle les « Premiers Temps » en montrant comment « l’historicité des peuples » et la mémoire peuvent être transmises oralement. D’abord conçue comme un ouvrage de référence sur les Marrons saramaka – un peuple vivant au coeur de la forêt amazonienne ayant mené une longue guerre de libération pour se défaire du joug de l’esclavage – cette réédition présente le parcours ethnologique de l’auteur, animé par la volonté d’assurer la survivance du savoir des Premiers Temps (période avant 1800), de même que sa réception au sein de la communauté, consécutivement à une traduction de la première version.

Richard Price, l’un des meilleurs spécialistes des sociétés afro-américaines et auteur d’une monographie lui ayant valu le prix du meilleur livre sur les droits de l’Homme (Price 2012), ne poursuit pas l’objectif de réaliser un ouvrage exhaustif listant fidèlement les faits historiques sur les Saramaka. Il tente plutôt de rendre compte de leurs interprétations et de leurs mythes fondateurs en respectant les tris, les omissions, ou encore les embellissements de la réalité. Au regard de cette nouvelle approche ethnologique soulevant un débat sur les formes empruntées par la pensée historique, le plan de la recherche se décline selon une logique à la fois explicative et démonstrative. À l’éclaircissement sur la manière dont on doit lire l’histoire saramaka se superposent des détails concernant la culture et l’influence du livre sur leur système de connaissances, une synthèse historique venant clore ces différentes parties.

Point fort de l’étude, l’auteur enrichit ses affirmations en s’appuyant sur les expériences vécues des gens qu’il a côtoyés : discussions, paroles enregistrées au magnétophone, témoignages, contributions des historiens saramaka et des anciens. Comme le soulignent ses confrères, le grand mérite de Price est précisément de laisser la parole à un peuple qui a été, de par son histoire, placé sous silence (p. 5). Somme toute, c’est le peuple qui s’exprime par des voix et par la plume de l’auteur, désireux de transposer cette mémoire.

La deuxième partie de l’ouvrage – fragmentée de façon tripartite selon les grandes périodes du passé saramaka – met en valeur la rigueur méthodologique de l’auteur. Malgré la complexité des sources et des textes, on voit que ce dernier fournit un effort de vulgarisation considérable en respectant les termes et les expressions typiquement saramaka, en plus de soulever les facteurs déterminants de leur histoire : la peur de l’esclavage et la lutte pour la liberté. Le dernier chapitre, « Libres enfin ! », illustre parfaitement ces dernières affirmations. En se penchant sur l’épisode de Comment Wii apporte la paix au peuple saramaka par l’analyse d’un chant, on remarque qu’en adoptant le bilinguisme, en l’occurrence le saramaka et le français, Price adopte une approche respectueuse. En effet, la langue constitue un des premiers remparts de l’identité et c’est en conservant sa nature qu’on reconnaît la volonté du chercheur de ne pas diluer l’essence de leur tradition.

Il est certain que l’adoption du bilinguisme complexifie et alourdit la lecture de ce livre en raison de sa technicité, puisqu’on doit régulièrement se référer aux explications. Cependant, on ne peut que reconnaître le tour de force réalisé par Price, qui réussit à vulgariser une langue étrangère et l’essence qui s’en dégage en adoptant un style d’écriture rythmé et coloré. Ce souci d’accessibilité se reflète aussi dans la forme avec laquelle la « saga historique » est présentée, c’est-à-dire selon une division horizontale : le fragment supérieur rapporte les histoires saramaka alors que la partie inférieure, davantage analytique, établit des parallèles entre les récits et les réflexions théoriques de l’auteur. Dans un autre ordre d’idées, certains pourraient reprocher à Price de s’écarter de son objectif de par la quête de « vérité historique » qu’il semble poursuivre, en plus de ne pas avoir su respecter un équilibre des parties. Price rassure néanmoins le lecteur sur ce point en l’informant de la méfiance de certains groupes à partager leurs connaissances.

Miroir d’une collaboration entre un chercheur curieux souhaitant enrichir ses connaissances sur une époque méconnue et les anciens saramaka, pressés d’assurer la pérennité du savoir de cette période (p. 40), Les Premiers Temps… propose aux chercheurs et au public une nouvelle lecture sur les modèles de transmission de la mémoire collective en soulevant par le fait même des questions éthiques. En d’autres termes, on peut affirmer que l’auteur a réalisé un véritable travail de tisserand en recollant des fragments d’histoire ; c’est ainsi qu’il reconstruit l’épopée imaginée par les Saramaka. En définitive, lire cette oeuvre, c’est entreprendre une démarche ethnologique en regardant ce peuple meurtri, à qui cet ouvrage est dédié, avec ses yeux.