Article body

L’anthropologie contemporaine européenne et américaine produit depuis le XIXe siècle un certain nombre de modèles d’analyses et de concepts. La plupart des travaux des anthropologues et des sociologues ont tenté une analyse des formes de stratification ou de hiérarchie sociale de la société du Maghreb, dans une application des concepts accompagnés d’une réflexion plus ou moins approfondie quant à leur pertinence. Si la domination coloniale a bouleversé progressivement les systèmes économiques, politiques et culturels des sociétés du Maghreb, la compréhension de ces sociétés ne peut se passer des références et des valeurs essentielles qui restent ancrées dans les mémoires. À partir d’un travail de terrain réalisé chez les Ketama dans le Rif central du Maroc, façade du pays longeant la Méditerranée, nous allons essayer de mettre en application la démarche khaldounienne, à la fois méthode de saisie de la réalité sociale et système d’analyse des processus de transformation sociologique. Cet article s’articule autour de deux parties : la première présente un micro-tableau de l’anthropologie du Rif, généralisable à la société maghrébine, pour lequel la deuxième partie mettra en pratique la démarche khaldounienne. Cet article cherche à mettre en lumière une démarche qui nous a permis de comprendre les mécanismes de transformation et de résistance des structures traditionnelles de la société Ketama suite à l’émergence de l’économie du kif liée au cannabis.

Un bilan de l’anthropologie du Rif

La société maghrébine est conçue depuis plus de soixante ans comme une société segmentaire. En s’inspirant des travaux de Hanoteau et Le Touneux sur la Kabylie, Durkheim a été le premier à proposer (1998) le terme de segmentaire pour qualifier les organisations tribales des sociétés traditionnelles. Dans les années 1930, l’anthropologue anglo-saxon Evans-Pritchard a utilisé cette notion pour son analyse de la société Nuer (Evans-Pritchard 1968). Depuis, elle a été appliquée à la société maghrébine, notamment par Gellner (2003) pour les tribus berbères du Haut-Atlas et par Hart pour le Rif. Commençant ses enquêtes vers la fin des années 1950, Hart a accordé à l’anarchie et, par conséquent, à la thèse segmentaire, une place importante dans son étude de la tribu de Aith Waryaghar (Hart 1976). Ses ouvrages se situent dans la continuité des travaux de la période coloniale, qui inaugurent la division du Maroc entre « bled siba », ou « ripublik », et « bled Makhzen ».

Ainsi Hart explique-t-il l’anarchie par le manque de ressources du sol de cette région. Selon lui, la logique réelle de l’anarchie est d’ordre économique : « Le Rif central a toujours été une région surpeuplée et, à cause de ses maigres ressources agricoles, il n’y a toujours eu que deux solutions pour résoudre ce problème : 1) l’émigration ouvrière vers l’Algérie, et qui commence en Oranie peu de temps après l’installation des colons français ; 2) la loi du talion, la vengeance, la vendetta, les dettes du sang, qui étaient probablement plus développées chez les Aith Waryaghar que dans toutes les autres tribus marocaines » (Hart 1976 : 36-37). Hart poursuit son analyse et se permet de corriger, pense-t-il, une erreur commise par les « informateurs » rifains lorsque les plus vieux d’entre eux lui disent que les troubles sont récents, ne remontant, d’après leurs souvenirs, qu’à la fin du XIXe siècle avec l’invasion coloniale : « Par ailleurs si certains de nos informateurs ont insisté sur le fait que la ripublik a commencé après l’expédition au Rif de la mahalla chérifienne de Bouchta al Bagdadi sous l’ordre de Moulay Abd al Aziz, pour lutter contre les pirates des Ibouqqouyen en 1898, nous pensons personnellement que la rubrique –ripublik– résume la plus grande partie de l’histoire sociale du Rif » (Hart 1976 : 35). Hart utilise par conséquent une interprétation qui lui donne une double autorité, celle de témoin et de précurseur, pour démontrer que l’anarchie domine les pratiques et, plus largement, la morphologie sociale de l’homme rifain.

Loin des stigmates de la période coloniale, Jamous a articulé l’honneur et la baraka dans une complémentarité dynamique à partir de l’analyse du groupe Iqr’iyan. À partir de l’analyse de la place de la terre, considérée comme le bien le plus valorisé, l’auteur montre que la terre est domaine de l’interdit malgré l’insuffisance de sa production économique : « si la terre comme bien économique ne suffit pas à faire vivre les hommes, elle est d’un point de vue social le bien le plus valorisé car elle est source d’identité pour les hommes et les groupes Iqr’iyan » (Jamous 2002 : 6). En raison de sa valeur sociale et identitaire, la terre permet aux hommes d’instaurer des règles pour le jeu d’honneur et de développer d’importantes stratégies d’alliance et de conflit, qui visent le renforcement de leur place au sein du groupe par l’acquisition des terres. L’étude du statut de la terre par Jamous dégage la représentation de l’honneur et l’autorité des hommes dans la société rifaine. Ainsi, l’auteur distingue-t-il deux formes d’honneur, l’honneur individuel et l’honneur de groupe.

Dans ce système, chaque homme est responsable de son propre domaine de l’interdit : les terres, les cultures et les femmes. Cela explique que l’homme rifain s’identifie à son domaine de l’interdit et le défende, schéma de fonctionnement qu’on trouve dans la quasi-totalité des régions berbères du Maghreb. Ainsi, Bourdieu montre-t-il que, chez les Kabyles : « la terre ne vaut que par les hommes qui la cultivent mais aussi la défendent. Si le patrimoine de la lignée, que symbolise le nom, se définit non seulement par la possession de la terre et de la maison, biens précieux, donc vulnérables, mais par la possession de moyens d’en assurer la protection, c’est-à-dire les hommes, c’est que la terre et les femmes ne sont jamais réduites au statut de simple instrument de production ou de reproduction et moins encore, de marchandises ou même de “propriété” : les agressions contre la terre, contre la maison ou contre les femmes sont des agressions contre leur maître, contre son nif, c’est-à-dire son être, tel que le groupe le définit, et pas seulement contre son avoir » (Bourdieu 2000 : 167).

À côté des hommes d’honneur, se trouvent les chorfa. Ces derniers doivent avoir une conduite pacifique, ils ne peuvent pas s’engager dans des échanges violents. Les valeurs qui s’imposent à l’homme d’honneur « ne s’appliquent pas à eux. Plus ils évitent la violence pour régler leurs problèmes, plus ils sont respectés » (Jamous 2002 : 193). Contrairement au laïc/homme d’honneur, la valeur essentielle à laquelle ils s’attachent n’est pas l’honneur, mais la baraka (grâce, charisme).

Nous avons jusque-là présenté un micro-tableau de l’anthropologie du Rif. Certes, l’analyse de Jamous a placé la tension entre les individus et les groupes dans un ordre hiérarchique, ce qui a permis de sortir des stigmates de la période coloniale. Cependant, nous allons confronter le terrain dans les pages suivantes à une lecture de l’anthropologie du Rif à partir de la démarche khaldounienne.

La démarche khaldounienne

Ibn Khaldun (1332-1406) est un des acteurs de la pensée arabo-islamique, qui a marqué de son empreinte le XIVe siècle. Il se distingue par sa pensée politique, sociale, anthropologique à travers son oeuvre majeure, La Muqaddima, dans laquelle il montre l’importance fondamentale du recours à une perspective historique afin d’appréhender les changements sociologiques actuels d’une société. L’étude d’un cas emblématique, celui des Ketama, à partir de la démarche khaldounienne, montre que les étapes antérieures par lesquelles sont passés les Ketama, depuis leur rôle dans la construction d’un empire il y a onze siècles, jusqu’au jeu de l’honneur, sinon de la baraka, dans les années précédant l’explosion de l’économie du kif, continuent à être des clefs irremplaçables pour la compréhension de ses ressorts actuels. La démarche d’Ibn Khaldoun permet de relier l’histoire ancienne des Ketama à celle de l’introduction du « kif » dans le Rif. En effet, Ibn Khaldoun, dans L’histoire des berbères (1999), a signalé la connotation négative du terme Ketama, liée au rejet du chiisme à cette époque au Maghreb et au rôle primordial joué par les Ketama dans la diffusion de cette doctrine en tant que principaux alliés berbères de la dynastie Fatimide durant sa présence au Maghreb (909-975) et ultérieurement (1071-1250). L’archéologue Djamal Souidi, dans son roman Amastan Sanhadji (2002), qui a développé en les romançant des données d’Ibn Khaldoun sur l’histoire berbère, souligne que la stigmatisation des Ketama a redoublé au Xe siècle en raison du départ de la dynastie Fatimide vers l’Égypte et la Syrie ; les Ketama ont été éloignés à la tête du chiisme maghrébin par les Sanhadja, qui ne font pas l’objet de la même stigmatisation.

De même, dans ses mémoires, Mohamed Harbi rappelle que, enfant, son oncle le traitait de « ktim » pour stigmatiser ses insuffisances religieuses (2001 : 41) ce qui illustre la stigmatisation des Ketama en Algérie il y a encore une soixantaine d’années.

Quelles que soient les mutations que les Ketama qui habitent ce lieu continuent à y apporter, ce nom lui-même perdure depuis le IXe siècle. On pourrait alors avancer l’hypothèse que l’histoire des Ketama des premiers siècles de l’islamisation du Maghreb continue à peser sur celle des Ketama d’aujourd’hui.

Jusqu’alors marginale, l’émergence impétueuse de l’économie du « kif » dans le Rif à partir des années 1960, et particulièrement chez les Ketama, a introduit de telles mutations qu’on ne peut se satisfaire de juxtaposer des études synchroniques successives, puisque tout ce qui a été écrit sur ces sociétés antérieurement est maintenant recomposé sur la base de cette nouvelle économie.

Le « bled du kif », c’est ainsi que les Ketama actuels dénomment leur terre ; nous pouvons nous poser la question sur le rôle qu’a pu jouer la stigmatisation ancienne dans le retournement de la stigmatisation que constitue le fait d’accepter, voire de se glorifier, du nouveau stigmate de « bled du kif ». Un stigmate qui transparaît dès le XVIIIe siècle avec la présence de Sidi Haddi chez les Ketama, le fondateur de la confrérie Haddawa, seule confrérie faisant obligation à ses disciples de consommer du cannabis.

La redécouverte d’une profondeur historique séculaire chez les Ketama amène à s’interroger sur les pratiques segmentaires d’une façon tout à fait nouvelle comparée à celle pratiquée jusqu’à présent dans la période postcoloniale. Si les Ketama actuels continuent à payer le prix pour le rôle éminent que les Ketama des Xe et XIIe siècles ont joué dans la construction d’un grand empire, leur segmentarité observée par les anthropologues de l’école coloniale et postcoloniale ne pourrait pas être qualifiée – pour paraphraser la notion de « pseudo-archaïsme » de Claude Lévi-Strauss – de « pseudo-segmentaire », autrement dit une segmentarité qui serait le produit d’une inversion du processus antérieur de centralisation étatique dont les Ketama avaient été le fer de lance. Nous pouvons même avancer que le principal constructeur de la segmentarité, Evans-Pritchard, a peut-être été le témoin d’un processus analogue, si l’on admet, ce qui serait tout à son honneur, qu’il a cherché à dissimuler à l’impérialisme britannique le mouvement d’organisation politique centralisé que les Senoussistes avaient alors tenté chez les Nuer comme chez les populations voisines.

Les mécanismes de centralisation étatique à partir d’une société clanique, puis d’inversion de cette décentralisation dans les groupes qui en ont été les principaux vecteurs renvoient à l’oeuvre de Ibn Khaldoun (2000) et à son concept de asabiya / (solidarité, esprit communautaire). Ce concept explique comment, à un moment donné, un groupe ethnique/tribal développe une asabiya puissante qui lui donne la force de la cohésion par rapport à d’autres asabiya et, par là même, en arrive à obtenir le pouvoir. Cette asabiya est à la fois force symbolique et stratégique et se repère toujours dans la solidarité des différentes classes sociales de Ketama, d’abord autour de leur produit local, la résine surnommée ketamia, qui impose dorénavant son hégémonie sur les produits des autres tribus, et aussi dans la logique du défi, notamment par rapport à l’État, lorsqu’il s’agit de défricher une portion de forêt appartenant au domaine public. Le retour à la problématique khaldounienne n’est pas dû seulement à un besoin de ressourcement historique qui demeure légitime, mais à la puissance intrinsèque de cette analyse, pertinente au-delà du Maghreb. Cette démarche khaldounienne est sans doute la seule alternative à l’anthropologie structurale qui considère que, d’une époque à une autre, seuls les éléments « lexicaux » sont conservés mais que le « fleuve de l’histoire » les transporte pour les recomposer plus loin sans que la syntaxe qui les organisait dans le premier état ait la moindre pertinence dans le second, et encore moins pour élucider une loi du passage du premier état au second. La démarche khaldounienne nous aide à comprendre non seulement le système social à un moment de son histoire mais, bien plus, la dynamique même du système, c’est-à-dire les tensions inhérentes à toute société entre forces de production du système et tendances au changement. Ce faisant, elle permet de déduire les jeux et les mécanismes explicatifs et complexes de passage d’une société à une autre dans la société maghrébine.