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Je n’ai pas l’éloge facile mais, lorsque j’apprécie un livre, je ne m’en cache pas, même si je ne partage pas toutes les idées des auteurs. C’est le cas avec Les raisons fortes de Gilles Gagné et Simon Langlois. J’ai apprécié ce livre au point d’en recommander la lecture à tous ceux et celles que la question du Québec passionne. Ils y trouveront une analyse très bien campée des appuis des Québécois et Québécoises au projet de « souveraineté partenariat » en 1995 et entre 1999 et 2001. Ils y apprendront que le soutien au projet de 1995 demeure constant en 1999-2001 (ce qui va à l’encontre des idées véhiculées dans la plupart des médias), quoique différemment réparti dans les groupes que les auteurs ont construits.

Ce livre va plus loin que la description par variables des comportements des électeurs. Gagné et Langlois cherchent plutôt à expliquer des comportements électoraux avec l’ambition de décortiquer les intentions de vote en prenant pour assises « les raisons que se donnent d’agir les citoyens appelés à faire des choix politiques et des choix de sociétés » (p. 21). Par cette approche, leur livre se situe dans le champ de l’explication et a pour assises un modèle théorique qu’ils ont dynamisé en l’associant aux théories des mouvements sociaux. J’y reviendrai plus bas.

Les auteurs ont construit, dans la première partie, six regroupements à l’aide de quatre variables qu’ils ont dichotomisées : l’âge (18-54 ans ou 55 ans et plus) ; la relation au travail (actifs, étudiants et chômeurs ou inactifs, retraités et au foyer) ; le revenu (au-dessus ou en deçà de 20 000 $) ; et la langue (francophones ou allophones et anglophones). Le premier regroupement, le plus important numériquement (44,9 % de la population), contient le groupe porteur du projet. Appelé « de type I », il est composé de francophones de 18-54 ans, étudiants et actifs avec un revenu de plus de 20 000 $. Trois autres regroupements de francophones complètent le premier : les francophones de 18-54 ans, inactifs et à faible revenu (type II avec 15,9 % de la population) ; les francophones actifs de plus de 55 ans (type III avec 5,6 % de la population) ; et les francophones inactifs de plus de 55 ans (type IV avec 17,9 % de la population). Le cinquième regroupement est composé des anglophones et des allophones de 18-54 ans (type V avec 12,3 % de la population) alors que le sixième comprend des anglophones et allophones de plus de 55 ans (type VI avec 4,4 % de la population).

Parmi ces regroupements, Gagné et Langlois relèvent un fort appui (71,3 %) du groupe porteur à la « souveraineté partenariat » vers la fin de la campagne (26 octobre 1995) et une baisse notable de l’appui des types II et IV (francophones de 18-54 ans inactifs ou avec un faible revenu et inactifs de plus de 55 ans). Forts de ce constat, ils s’interrogent sur l’effet de l’implication accrue de Lucien Bouchard. Ils notent plutôt une mobilisation des électeurs du groupe porteur, ces derniers ayant vu le projet de « souveraineté partenariat » comme une fenêtre pour changer la société. Avec les sondages de 1999-2001, si Gagné et Langlois signalent un appui stable en faveur du projet, leur analyse par regroupements d’électeurs fait ressortir : 1) une baisse de l’appui venant du groupe porteur ; et 2) des gains modestes « dans les types II et III chez les francophones, gains plus importants chez les francophones retraités, gains importants aussi chez les allophones et anglophones » (p. 70).

La deuxième partie du livre aborde les variations qu’ont révélées certains analystes des sondages. La première est la baisse de l’appui des électrices au projet. Visible chez les électrices du type I, cette baisse est plus forte chez les électrices du type II. Aussi Gagné et Langlois y voient-ils un désenchantement à l’égard des politiques de soutien aux ménages, notamment des ménages à revenu modeste. S’agissant des Anglo-Québécois et des allophones, les auteurs identifient un clivage entre les plus jeunes et les plus âgés. Les premiers, principalement les ouvriers et les travailleurs moins qualifiés, s’inscriraient plus facilement dans l’horizon québécois, du moins jusqu’à la fin de 2000, alors que les deuxièmes, toujours ancrés dans leurs convictions de participer au Québec à l’édification du Canada, en demeureraient éloignés. Ici, encore, Gagné et Langlois font ressortir que les rapports sociaux ont contribué à modeler l’expression des électeurs.

Le dernier chapitre de la seconde partie s’attaque à des lectures simplistes des comportements des électeurs en régions. Données à l’appui, Gagné et Langlois montrent que, dans la région de Québec, le soutien au OUI chez les électeurs du type I fut analogue à celui de Montréal ou dans la plupart des régions. Pour eux, le pourcentage atteint par le OUI dans la région de Québec s’explique plutôt par le fait qu’y résident plus de personnes âgées et que cette région englobe celle de Chaudières-Appalaches où se trouvent plus d’électeurs du type II.

Ces explications fournies, Gagné et Langlois s’interrogent sur l’impact de la concentration dans la grande région de Montréal des électeurs Anglo-Québécois et Allophones qui, par leur poids respectif, font de celle-ci une région distincte du reste du Québec. Cela les conduit à signaler une fracture du Québec en deux : le Québec des régions et Montréal. S’il est possible de lire le Québec de la sorte en 1995, les sondages de 1999-2001 concernant les choix des électeurs anglo-Québécois et allophones révèlent, quant à moi, un phénomène fort important : ces électeurs manifestent, depuis le dernier référendum, un appui croissant au projet de « souveraineté partenariat ». Force est donc de reconnaître que ce projet est celui des Québécois et Québécoises de toutes origines ; cela témoigne, comme l’ont signalé d’autres sondages, d’un certain rapprochement entre les Québécois de langue française et ceux qui ont d’autres origines linguistiques.

Les Raisons fortes se termine par deux chapitres insérés dans la troisième partie sous-titrée : « la souveraineté pour quoi faire? » Avec eux, les auteurs quittent le terrain des sondages et des analyses explicatives pour entrer dans celui de l’analyse causale. Or, si leurs analyses ont permis de décoder certains comportements, ces deux chapitres ne fournissent pas d’explications aussi convaincantes. Aussi faut-il les recevoir comme autant d’hypothèses à valider.

De l’avis de Gagné et Langlois, l’une des principales causes des variations dans le comportement des électeurs et électrices serait la transformation du Parti québécois en simple machine politique au service d’une élite gouvernante. Ils y voient une dérive. Et celle-ci serait d’autant plus grave que les membres de cette élite, qui cherchent à assurer leur reproduction, s’accrochent au pouvoir pour promouvoir une approche interventionniste envers des bénéficiaires de programmes plutôt que de traiter « les gens en citoyens responsables ».

Ces élites, somme toute, se comporteraient de la même façon que celles qui se sont approprié la gouverne du Québec dans un passé lointain et récent. Nourries par un mouvement social, elles chercheraient à l’utiliser à leurs fins, si bien que le Parti québécois serait devenu aujourd’hui l’affaire de ceux et celles « pour qui l’indépendance politique devient la menace d’un coût inutile » (p. 150). Elles ne chercheraient qu’à jouer de finesse pour gouverner une province, se contenteraient de vanter à l’occasion des valeurs autonomistes mais travailleraient, sans trop le dire, à inscrire le Québec dans le moule des changements chers aux rentiers, créanciers, grands financiers et capitalistes néo-libéraux.

Cette conclusion interpelle le lecteur. Elle souligne les manigances d’une élite dirigeante davantage intéressée à assurer sa pérennité. D’accord. Elle signale aussi que cette élite sert surtout de courroie aux intérêts du capital. D’accord. Elle avance de plus que le projet du type I serait tout autre que ce que ces élites valorisent. Là, je suis partagé. Les défections notées ne rognent pas tout le support identifié dans le type I et celles-ci sont compensées par des appuis nouveaux. Aussi suis-je enclin à penser que les élites péquistes ont manoeuvré pour se trouver des appuis compensatoires, ce que révèlent les nouveaux soutiens entre 1999 et 2001.

Force cependant est de reconnaître que les manoeuvres péquistes ont seulement conduit à moduler différemment ces appuis. À mon avis, là est le véritable problème. Et ce problème renvoie à deux points abordés par Gagné et Langlois : 1) l’écart entre les porteurs du projet et les dirigeants péquistes ; et 2) l’absence d’un discours valorisant à la fois la nation politique québécoise et le désir des Québécois et Québécoises de toutes origines de développer ici un projet politique associé à une citoyenneté participative. Pour aborder ces deux points, un détour s’impose.

Toute l’argumentation des auteurs repose sur un mouvement nationalitaire, qualifié de mouvement social. Ce mouvement avait des assises sociales profondes tout en étant imprégné de visées nationalistes. L’association entre revendications autonomistes de type nationalitaire et attentes sociales a été assez constante au sein du Parti québécois, les fondateurs ayant été imbus d’idéaux réformistes. Ailleurs, notamment chez les Flamands, les revendications nationalitaires émanent plus des milieux bourgeois que des groupes sociaux.

Dans les processus nationalitaires, le genre d’association qui a pris forme au Québec est plus fréquent. Cependant, lorsque ce processus s’éloigne de l’ambiguïté que véhicule le concept nationalitaire – sa particularité étant de promouvoir l’égalité ou l’indépendance –, et qu’apparaissent des visées sécessionnistes, c’est qu’il s’est produit un changement substantiel au sein de la population. Les sondages après le référendum de 1995 le révèlent. Pour l’aborder, la théorie des mouvements sécessionnistes était plus appropriée, car elle prend davantage en considération le politique que les mesures sociales, ce qui n’exclut pas l’intérêt que représente la question sociale.

Avec ce changement, une hiérarchie nouvelle s’instaure, celle-ci ayant le projet de pays comme assise et tout ce qu’un tel projet véhicule : régime politique, citoyenneté, prise en charge de responsabilités nouvelles découlant de la sécession, aménagements des pouvoirs existants, présence internationale, armée, etc. Or, depuis le référendum de 1995, seul le concept de nation a été retouché sans toutefois que les retouches n’amènent à des gestes politiques conséquents. Quant aux incidences d’une nouvelle hiérarchie, peu de choses ont été proposées. En fait, rien. Par contre, la conjoncture économique aidant, divers programmes se sont vu réduire, affectant davantage les personnes aux revenus modestes. En d’autres termes, après 1995, alors qu’irradiait une conception politique de la nation québécoise, les élites péquistes se sont enfermées dans un discours de bons gestionnaires provinciaux.

Voilà, à mon avis, ce qui expliquerait la frileuse percée au sein des Anglo-Québécois et des allophones ainsi que la désertion des électeurs et électrices des types I et II. Si les élites péquistes avaient déployé un discours et des programmes visant à consolider la nation politique québécoise et privilégié une conception du « vivre ensemble », constitution qui aurait encouragé la participation des citoyens, il y a fort à parier que les sondages de 1999-2001 auraient donné des résultats différents.

Cette interprétation fait sens sous l’angle des mouvements sociaux et sous celui des mouvements sécessionnistes. Lorsqu’un tel écart se manifeste, les opposants (les néo-capitalistes et les promoteurs de la construction nationale canadienne) à ces mouvements jubilent. Aussi doit-on se demander, tout comme l’ont fait Gagné et Langlois, si le Parti québécois n’est pas, tout compte fait, coupé du Québec qui bouge et donc incapable de travailler vers l’établissement de la nation politique québécoise. Autrement dit, la nation politique québécoise n’est-elle pas aujourd’hui orpheline d’un instrument, parti ou autre chose, qui lui permettrait de réaliser ses ambitions?