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Le domaine des sciences humaines numériques se caractérise par l’étude des phénomènes culturels à l’aide d’outils numériques consciemment et habilement mis à profit. Les acteurs des sciences humaines numériques numérisent les archives, les rendant accessibles en ligne et interrogeables par mots clés. Ils élaborent des algorithmes conçus pour analyser des ensembles de données plus volumineux que la totalité des données que tout chercheur ou toute équipe de recherche pourrait espérer analyser au cours d’une vie entière – et d’une manière qu’aucun humain ne pourrait (ou ne voudrait) faire. Ils conçoivent des plateformes et utilisent des mots-clics. Ils publient des gazouillis et tiennent des blogues. En bref, ils sont des adeptes de stratégies pédagogiques et de programmes de recherche novateurs « à l’intersection des sciences humaines et du numérique » (Svensson et Goldberg 2015 : 9).

Les antécédents de l’essor actuel des sciences humaines numériques remontent au moins aussi loin que les projets informatiques en sciences humaines des années 1960, y compris des initiatives axées sur le son telles que la session « Musicology and the Computer » du congrès annuel de l’American Musicological Society en 1966 (Corbin 1967 ; Schuijer 2008). Mary Caton Lingold, Darren Mueller et Whitney Trettien estiment néanmoins que les approches numériques ont été en grande partie déconnectées d’une autre vague scientifique récente et importante : le domaine des études sonores. Ils suggèrent qu’il y a eu un parti pris envers les données visualisables au sein des sciences humaines numériques et que le son « constitue possiblement le mode le moins utilisé et le moins étudié des sciences humaines numériques » (p. 10). À ce titre, les directeurs de Digital Sound Studies ont produit une anthologie qui s’adresse aux « chercheurs en études sonores qui souhaitent comprendre comment les méthodes des sciences humaines numériques pourraient améliorer leurs propres recherches, et aux chercheurs en sciences humaines numériques qui tentent d’enrichir leur travail par la dimension sonore » (p. ix). Bien que je ne sois pas entièrement convaincu par cette mise en relief rhétorique, celle-ci me semblant exagérée compte tenu de la relation de longue date entre le numérique et l’acoustique dans le courant des sciences humaines et de l’érudition (notamment en musicologie), l’ouvrage démontre incontestablement que les recherches en sciences humaines et celles dans le domaine du son gagnent à continuer de s’alimenter mutuellement. La publication de Digital Sound Studies est donc la bienvenue et tombe à point. La plupart des bibliothèques universitaires devraient en compter un exemplaire dans leur collection, tout comme de nombreux chercheurs et universitaires travaillant dans les domaines des sciences humaines et du numérique.

À la suite de l’introduction des directeurs, dans laquelle ceux-ci soulignent certains faits passés, présents et à venir au sujet du lien existant entre les études sonores et les sciences humaines numériques, les chapitres de l’ouvrage se présentent sous quatre sections : « Theories and Genealogies », « Digital Communities », « Disciplinary Translations » et « Points Forward ». Les auteurs abordent divers sujets, notamment les reconstructions et reconstitutions sonores, la création d’archives numériques, les expériences pédagogiques en audioethnographie, la sonification de données visuelles, ainsi que le travail émotionnel associé à la création et à l’entretien d’une communauté en ligne ayant comme intérêt les études sonores. Ils abordent diverses pratiques musicales, allant de celles d’esclaves africains dans une plantation jamaïcaine du XVIIe siècle aux décors musicaux de la poésie victorienne du XIXe siècle en passant par Phil Collins et OutKast. Et ils le font à partir de nombreux points de vue, y compris ceux de l’anthropologie, de la musicologie, des études littéraires, des études de performance, des études des Noirs, des études sur le handicap, des sciences de l’information et de plusieurs autres.

Plusieurs des chapitres de Digital Sound Studies adoptent un ton réflexif. Les contributeurs racontent avec enthousiasme comment et pourquoi ils ont mis au point leurs approches, applications et instruments particuliers. Cela pourrait paraître étrange à certains lecteurs. Il serait surprenant, par exemple, qu’un chercheur en archivistique décrive les opérations de commande de boîtes, de déliage de liasses, de tournage de pages, de prise de notes et de rédaction de phrases lors de la préparation d’une publication ou d’une conférence (mais voir Sterne 2015 pour un compte rendu perspicace sur les modifications aux conditions médiatiques qui ont toujours défini les soi-disant sciences humaines analogiques). Cependant, dans le contexte des approches numériques nouvelles ou peu connues, de tels récits de coulisses et de telles réflexions sur l’élaboration de routines de recherche et de tactiques d’enseignement particulières peuvent être très éclairants. Ils m’ont certainement fait réfléchir. En effet, alors que les sciences humaines numériques ont généralement tendance à « mettre au premier plan la méthodologie et ses utilisations dans des projets précis » (Svensson et Goldberg 2015 : 10) aux dépens des interprétations et des interventions pouvant découler de tels projets, les chapitres de Digital Sound Studies ne tombent pas dans ce piège. Les auteurs ont des motivations intellectuelles bien définies pour leur recherche numérique et ils voient clairement leurs pratiques comme des moyens d’atteindre des objectifs politiques et pédagogiques plutôt que comme des fins en soi. Dans l’ensemble, le livre atteint son objectif d’« exploiter le potentiel de transformation des technologies et des plateformes numériques pour amplifier les voix sous-représentées, écrire des histoires autres, réinventer la façon d’enseigner en classe et concevoir de nouveaux modes de recherche et de publication à grande échelle » (p. 16).

L’ouvrage se termine par un entretien entre les directeurs et Jonathan Sterne. À la fin de cet entretien, les directeurs demandent à Sterne s’il « sautera dans le train des études de son numérique » (p. 281). La réponse de Sterne – « Bien sûr, mais avec un bémol » – ouvre la réflexion vers un ensemble plus vaste de questions critiques. Celles-ci vont des logiques des tendances en recherche à la politique de publication et de promotion en contexte universitaire en passant par les types d’infrastructures techniques et culturelles nécessaires à la mise sur pied des études sonores numériques. Le principal bémol qui m’intéresse est présenté dans l’introduction des directeurs, dans laquelle ils font état d’une autre préoccupation générale à propos des sciences humaines numériques : « Certains s’inquiètent du fait que la discipline a une relation trop intime avec les systèmes de pouvoir que la critique culturelle cherche depuis longtemps à défier » (p. 9). Les avertissements concernant l’enthousiasme débordant pour le numérique ou la valorisation de la nouveauté en soi ne manquent pas, comme le savent les auteurs de Digital Sound Studies. Je considère néanmoins qu’une réflexion critique supplémentaire à cet effet aurait été de mise. Par exemple, si YouTube est une plateforme facilement accessible et largement utilisée pour les études sonores numériques, que signifie pour nos travaux de recherche le fait que les utilisations de tels documents audiovisuels soient suivies, rassemblées, marchandisées et vendues par l’une des plus grandes entreprises qu’ait connues le monde ?

Une autre forme de critique réflexive découle du fait que nos outils de recherche et de rédaction influencent nos pensées (à propos de nos outils de recherche et de rédaction). Friedrich Nietzsche l’affirmait déjà à propos de la machine à écrire (Winthrop-Young 2015). Matthew Kirschenbaum (2016) en disait de même des logiciels de traitement de texte. En fait, il en a toujours été ainsi, peu importe le média employé pour la recherche en sciences humaines (Sterne 2015). De ce point de vue, l’un des principaux objectifs des sciences humaines numériques est non seulement d’écrire des codes complexes, de concevoir des logiciels tape-à-l’oeil ou de constituer d’énormes bases de données, mais aussi d’examiner toutes les manières par lesquelles nos travaux de recherche sont discrètement devenus numériques par défaut. Certaines des questions les plus évidentes ici concernent la technologie apparemment limpide mais en réalité limitée des moteurs de recherche. À l’instar de John Durham Peters (2015), on peut se demander : qu’est-ce que Google a fait ?

Ailleurs, Benjamin Walton (2015) a fourni quelques éclaircissements en ce sens. Dans un essai où il confesse comment il a élaboré une présentation en musicologie bien accueillie non pas à partir des résultats de semaines de fouilles archivistiques poussiéreuses, mais bien d’un extrait de Google Books trouvé dans le confort de sa chambre d’hôtel, Walton aborde de nombreuses questions liées à l’obligation éthique qu’ont les chercheurs de divulguer les sources numériques utilisées dans leur recherche et de distinguer le contenu qui provient du fruit de leurs travaux de recherche. Bien que de nombreux chercheurs et enseignants se fient maintenant à Google, à Amazon et à Wikipédia pour élaborer leurs documents, Walton (2015 : 122) souligne à quel point « la modification du paysage numérique peut être relativement invisible alors qu’on assiste à une dépendance accrue envers des ressources en ligne largement dissimulées derrière un ancien modèle de pratique savante ». Les problèmes dépassent les conventions de citation et les appareils critiques de l’édition : ils atteignent le coeur même de la recherche. Bien que nous puissions tenir pour acquises les fonctions de recherche en ligne, les algorithmes de recommandation utilisés par ces services régissent ce que nous trouvons. Selon les mots de Walton (2015 : 125) : « Google […] hiérarchise les résultats de recherche en fonction de votre localisation géographique et de votre historique de recherches […] de manière à reproposer au chercheur le matériel utilisé auparavant ». Ce sont précisément les types de raisonnements prédéterminés que tout chercheur critique en sciences humaines est censé détecter et décortiquer et dont il devrait s’éloigner. Bien entendu, les catalogues sur fiches ainsi que d’autres mécanismes d’indexation et systèmes de stockage ont leurs propres limites. Nous sommes simplement meilleurs pour les reconnaître. Dans le domaine numérique, il existe une tendance inquiétante à croire que les moteurs de recherche sont une porte donnant un accès immédiat à toutes les connaissances du monde. Mais ce n’est pas ce que font les moteurs de recherche, plus maintenant du moins. Comme l’historien des sciences George Dyson (2019) le note dans un passage sombre que Friedrich Kittler aurait pu apprécier : « Le moteur de recherche n’est plus un modèle du savoir humain, c’est un savoir humain. Ce qui a commencé comme une cartographie de la signification humaine définit maintenant la signification humaine et a commencé à contrôler plutôt que de simplement cataloguer ou indexer la pensée humaine. Personne n’est aux commandes ». L’objet d’une enquête critique devrait être de garder les mains sur le volant, autant qu’il est encore possible de le faire.

De cette manière, le principal potentiel des sciences humaines numériques n’est peut-être pas toujours celui de rendre nos recherches plus numériques. Il peut également s’agir de comprendre les ramifications méthodologiques, intellectuelles et politiques de la recherche et de l’enseignement universitaires dans un monde inévitablement numérique, ce qui peut impliquer de savoir quand nos efforts devraient en réalité s’éloigner du numérique. Loin de moi l’idée de lancer un appel au luddisme ou à la nostalgie. Il s’agit simplement de noter que les applications phares de l’informatique et les évaluations critiques doivent aller de pair.