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Un jour, tout sera bien, voilà notre espérance :

Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion.

Voltaire, Le désastre de Lisbonne

Introduction

Le 13 janvier 2001, un tremblement de terre enregistrant 7,6 sur l’échelle de Richter secouait le Salvador, aussi surnommé la vallée des hamacs en raison de la fréquence des séismes qui l’ébranlent. Un mois plus tard, jour pour jour, une deuxième secousse frappait derechef la nation. En voici le bilan : près de 1 200 morts, 8 200 blessés, plus de 150 000 maisons détruites, quelque 185 000 endommagées, en plus de la perte de 40 % de la capacité hospitalière et de 30 % des établissements scolaires. Les pertes économiques s’élevèrent à 1,6 milliard de dollars américains ce qui représente près de 12 % du PNB de l’année précédente (Romano et Acedevo 2001 : 65). Le pays se retrouva en situation d’urgence et, ne pouvant y répondre à lui seul, fit appel au système de l’aide humanitaire internationale.

L’intervention humanitaire comme champ d’enquête a pris un essor des plus dynamiques ces dernières années. Polysémique, l’humanitaire renvoie à une diversité de pratiques, d’acteurs et d’enjeux politiques selon les contextes de son déploiement. Parmi les découpages que les travailleurs humanitaires opèrent afin de définir leurs interventions, se trouve une distinction élémentaire, fondée sur le motif les requérant : d’un côté, l’urgence dite complexe, et il s’agit alors d’organiser un dispositif humanitaire, parfois très musclé, au coeur de zones belliqueuses et, d’un autre côté, le désastre naturel. C’est de ce dernier qu’il est question dans ces pages. Dans ce cas-ci, puisque le déclencheur de l’urgence est exogène à la société – un ouragan, un séisme ou tout autre événement géophysique extrême – l’arrivée des « humanitaires » n’entraîne généralement pas autant de menaces, ce qui ne veut pas dire que le danger soit absent.

Notons que l’humanitaire postdésastre comprend les mêmes organisations, multilatérales et non gouvernementales, que l’on associe aux urgences complexes et mène également à la notion de reconstruction. Certains parlent donc d’un « relief and reconstruction complex » nettement influencé par l’économie et l’idéologie néolibérales (Bello 2006). Nous le voyons en Afghanistan, au Kosovo et dans tant d’autres lieux où le dispositif humanitaire s’est enraciné afin de participer à des programmes de « reconstruction nationale ». Il s’agit, ni plus ni moins, de remettre sur pied des nations entières et nul ne peut ignorer la complexité de tels desseins géostratégiques.

À la suite d’un cataclysme d’origine naturelle, les enjeux de la reconstruction peuvent sembler moins compliqués. A priori, les « humanitaires » ne sont pas là pour rétablir le fonctionnement même des États. Toutefois, la reconstruction postdésastre n’est pas dépourvue d’ambiguïtés et se révèle tout aussi traversée de lignes de faille où s’affrontent les intérêts politiques. Au Salvador, les débats la caractérisant illustrent combien la question est chargée et relève de deux logiques : une première que l’on peut qualifier d’urgentiste et une seconde de développementaliste. En quelque sorte, la reconstruction emprunte à l’urgence et au développement, d’où l’émergence de tensions. Celles-ci se manifestent tant au plan national que dans le déroulement des projets, ce que nous illustrons par une étude de cas : une initiative menée par une Croix-Rouge européenne dans une petite municipalité nommée Lamaria[1]. Du reste, il convient de souligner que l’analyse sociale des désastres « naturels » a prit un essor renouvelé depuis l’accroissement de catastrophes d’envergure. En anthropologie, certains parlent même d’une sous-spécialisation, « l’anthropologie des désastres naturels », qui connaît ses figures de proue (Oliver-Smith 2004)[2]. Une nouvelle façon de concevoir les désastres, comme des produits sociaux, issus de l’interaction entre les activités humaines et l’environnement, est au coeur des débats sur la reconstruction. Aujourd’hui, la part de « naturel » qui réside dans un désastre doit s’articuler à une quantité d’autres facteurs, foncièrement sociaux, qui rendent les communautés plus ou moins vulnérables. La vulnérabilité – et tel est bien le concept opératoire structurant le champ conceptuel des désastres – est le nouvel ennemi à abattre. Ainsi, pour comprendre l’humanitaire qui se déploie en ces circonstances, il faut se familiariser avec une école de pensée qui déclare que les désastres ne sont pas naturels, mais issus du développement même des sociétés. La tâche des « humanitaires » vise alors à réduire la vulnérabilité des populations, mais la façon de s’y prendre et la portée de leurs actions restent évidemment des sujets controversés.

Certes, en termes de catastrophe, les séismes salvadoriens ne sont pas des plus spectaculaires, pourtant nous y trouvons des éléments importants pour témoigner des maux de l’humanitaire. Dans ce qui suit, nous nous attardons aux politiques de la reconstruction telles qu’elles se sont révélées dans la sphère publique, mais aussi dans le déroulement d’un projet destiné à cent familles pauvres et sinistrées. L’objectif est de contribuer à ce que l’on pourrait appeler une ethnographie de la reconstruction où, en dernière analyse, le dispositif humanitaire s’est heurté aux valeurs culturelles des personnes auxquelles il désirait venir en aide. Mais attention, disons sans ambages que cette conclusion ne vaut que pour l’espace de la reconstruction.

Sur le plan méthodologique, mentionnons que ce travail repose sur dix mois de terrain au Salvador en 2001-2002 où nous avons partagé le quotidien de familles sinistrées qui travaillaient sur un chantier nommé La Hermandad. Nous basons aussi nos propos sur plus de quarante entrevues avec des organisations humanitaires et de développement, salvadoriennes et internationales[3].

La reconstruction entre urgence et développement

Affirmer que la reconstruction est à la jonction de l’urgence et du développement signifie qu’elle occupe une temporalité précise, ce que reconnaissent les experts dans le domaine. Une périodisation conventionnelle est la suivante : trois mois pour l’urgence, six pour la réhabilitation, axée sur le retour aux activités productives, puis la reconstruction proprement dite, ne dépassant pas deux ans d’intervalle, si possible. Cet échelonnement peut sembler arbitraire, et il l’est d’ailleurs puisque souvent les activités se prolongent au-delà. Néanmoins, il indique bien les paramètres institutionnels dans lesquels opèrent les bâtisseurs humanitaires. La reconstruction postdésastre s’inscrit donc dans des balises temporelles et, de l’urgence, elle garde le caractère d’exception.

D’autre part, les activités humanitaires se distinguent de celles du développement. Les premières sont conçues sur les court et moyen termes, pour secourir et soigner les victimes, puis rebâtir toutes sortes d’infrastructures. Quant aux secondes, elles s’occupent en principe du long terme, de la transformation des sociétés vers un avenir supposé meilleur. Réussissent-elles ? Voilà une boîte de Pandore que nous n’ouvrirons pas ; nous renvoyons le lecteur aux écrits critiques de Rist (1996) et d’Escobar (1995), mais il est essentiel d’étayer ce point : la reconstruction participe à une logique développementaliste et le fait autour d’un concept charnière, celui de vulnérabilité, sur lequel nous devons nous attarder. C’est là que l’analyse sociale des désastres livre sa contribution.

Le désastre devint un objet pour les sciences sociales vers les années 1940, notamment à partir des écrits du géographe Gilbert White (1974). La thématique prend de l’ampleur dans les années 1960 avec le développement de la sociologie des désastres – Quarantelli et Dynes sont des figures importantes à cet égard (voir Dynes et al. 1972). Deux ouvrages qui firent date, adressés davantage au monde du développement, demeurent ceux de Cuny (1983) et de Davis (1981). Le premier posait très explicitement la relation causale entre le développement et les désastres, tandis que le second rendait compte, de manière comparative, de la vulnérabilité des environnements bâtis. Depuis, les études se sont multipliées (Hewitt 1997 ; Alexander 2000 ; Blaikie [1994] 2004), contrebalançant l’approche quantitative et technique des sciences naturelles et du génie. Après plusieurs catastrophes importantes, les dialogues entre les chercheurs et les praticiens se sont consolidés[4]. En 1990, les Nations Unies établirent l’International Decade for Natural Disaster Prevention (IDNDR). À partir de ce moment-là, le débat entre désastre et développement arrive à un point de maturité (Lavell 1998). Pour le dire succinctement, un désastre n’est pas naturel, mais le produit de l’interaction entre les activités humaines et l’environnement, soit une conséquence du développement même des sociétés. Il conjugue un déclencheur d’origine naturelle (le phénomène géophysique) avec des conditions de vulnérabilité, historiquement constituées, qu’il révèle, et se sont sur elles seules que, nous, sociétés, avons une marge de manoeuvre. Le défi est donc de réduire la vulnérabilité, mais aussi de la penser.

La notion de vulnérabilité est incontournable pour comprendre les désastres, mais elle s’expose à une surenchère de définitions. Quand Wilches-Chaux (1993) la conçoit comme un « état social total », recouvrant à la fois les domaines du physique, du politique, de l’économique, du social, du technique, de l’idéologique et du culturel, elle se dissout dans un holisme difficilement traduisible en politiques concrètes pour les intervenants. D’autres la considèrent comme un ensemble d’attributs, propres aux groupes, à leurs activités et leur milieu (naturel et physique), qui peut accroître les risques des populations. La vulnérabilité transcrit alors une cartographie du danger (Hewitt 1997). Un ouvrage notoire reste le collectif At Risk ([1994] 2004). Trouvant trop larges les propositions précédentes, les auteurs refusent de qualifier de vulnérable quoi que ce soit de bâti. La vulnérabilité est un processus strictement social et décomposable en trois temps : les « causes premières » (plus éloignées dans l’espace et le temps, comme l’intégration dans le capitalisme) mènent aux « pressions dynamiques » (tels le néolibéralisme et les programmes d’ajustement structurel), lesquelles engendrent à leur tour des « conditions d’insécurité » (celles-ci expriment les situations locales de risque). Ce modèle a fortement influencé la recherche. Du côté de l’anthropologie, Oliver-Smith défend une écologie politique de la vulnérabilité. Cette dernière « links the relationship that people have with their environment to social forces and institutions and the cultural values that sustain them » (Olivier-Smith 2004 : 10). La vulnérabilité ne peut faire l’économie des dimensions culturelles puisque la culture médiatise toute relation entre la société et son milieu naturel. Au même titre que la nature, la vulnérabilité est donc en partie un construit culturel qu’il ne faut pas sous-estimer. Enfin, mentionnons la critique de Bankoff qui analyse la lignée d’où paraît la notion de vulnérabilité. Il conclut qu’elle est l’avatar d’une longue série de représentations occidentales sur les maux qui accablent le « Sud global ». Partant du 17e siècle, il retrace la généalogie qui relie les notions de « tropicalité », sous-développement et désastre, puis, à chacune, il identifie les affections et cures respectives : maladie-médecine, pauvreté-développement et risque-science. Somme toute, il défend que l’engouement actuel pour le concept de vulnérabilité prolonge une domination impérialiste occidentale, n’étant qu’une extension en vogue d’un système de savoir et de représentation hégémonique dont le pedigree repose toujours sur un exercice de puissance (Bankoff 2003).

Il ne s’agit pas simplement de discussions, mais bel et bien d’un régime de connaissance qui a pénétré les enceintes des experts en désastre humanitaire. Des organisations phares, comme la Croix-Rouge, et d’autres associées plus récemment à la « lutte contre la vulnérabilité », telle la Banque Mondiale, ont adopté ce terme dans leurs programmes (World Bank 2006). L’objectif des intervenants est donc d’en réduire la portée, et l’instrument par excellence demeure le développement. S’il est de bon ton aujourd’hui de reconnaître combien la vulnérabilité traduit la faillite du développement, c’est toutefois de lui qu’il retourne. Or, nul n’ignore combien le développement est un champ miné où s’affrontent partis pris idéologiques et orientations politiques fondamentales.

Néanmoins, en situation de désastre, les « humanitaires » ont le mandat de poser les jalons qui réduiront, un tant soit peu, la vulnérabilité des victimes. Ainsi, la reconstruction, sujette au « juste à temps » de l’urgence, mais devant se soucier de la pérennité de ses actions, s’imprègne des leçons du développement – durable, il s’entend. Cela peut prendre une tournure conflictuelle puisque les « humanitaires » ne forment pas un tout homogène et, entre les visions d’un gouvernement et celles de la société civile[5], de grands écarts existent souvent.

La reconstruction au Salvador : contours d’un débat

La notion de reconstruction n’est pas nouvelle au Salvador. Régulièrement, les Salvadoriens ont été appelés à s’engager dans un processus de reconstruction, que ce soit après un séisme, comme en 1986 lorsque la capitale fut grandement touchée, ou après la guerre, comme en 1992 lorsque les parties belligérantes signèrent la paix annonçant une ère de la reconstruction nationale.

Devant l’ampleur de la destruction en 2001, une question de taille se posait : le scénario aurait-il pu être différent ? Les pertes moindres ? Selon plusieurs auteurs (Wisner 2001 ; Romano et Acedevo 2001), et d’après l’opinion de dizaines de représentants d’ONG interviewés, la réponse est oui à l’unanimité. Une autre interrogation concernait la reconstruction. Comment et que rebâtir ? La reconstruction signifie-t-elle la reproduction du même ou devrait-elle impliquer un processus de transformation ? La réponse dépend, entre autres, de l’orientation politique qu’on lui donne.

Tissons d’abord le lien entre développement et désastre. Le Salvador connaît, bon an mal an, quantité de petits désastres localisés qui ne font pas la manchette ni ne suscitent l’intervention des humanitaires transnationaux, mais, dans leur ensemble, ils ont un impact économique et social sérieux, précurseur de catastrophes. Ils traduisent des conditions persistantes de vulnérabilité, qui se sont amplifiées, au fil des siècles, par le débroussaillage massif des collines, la mise en place de grands domaines fonciers dédiés aux monocultures d’exportation, la marginalisation des pauvres, l’exode vers les centres urbains sinon les États-Unis, un mode d’occupation territoriale de plus en plus « à risque », soit à flanc de montagne et près des ravins, la concentration de la richesse entre les mains des élites, etc. Autrement dit, tous ces facteurs exposent les conséquences de modèles de développement que l’on peut subsumer sous le vocable « capitalisme ». L’histoire économique et politique du Salvador en a fait un pays à vulnérabilité endémique, et le dernier modèle en vigueur, le néolibéralisme, contribue fort peu à son ralentissement (Wisner 2001).

Pourtant, le Salvador avait une occasion en or après le passage de l’ouragan Mitch en 1998 pour commencer à remédier à la situation. Moins touché que le Honduras et le Nicaragua, il était présent à Stockholm, en 1999, avec les bailleurs de fonds pour définir le programme de reconstruction. Or, déjà au début des années 1960, lors de la création du Marché commun Centre-américain, on soulignait la nécessité de changer le modèle économique d’agro-exportation qui s’avérait désastreux tant au plan de la production agricole qu’à celui de la distribution de la richesse. Près de 40 ans plus tard, une déclaration signée par les diverses parties formulait le besoin de réduire la vulnérabilité sociale et écologique de la région, de consolider la « bonne gouvernance » ainsi que la participation de la « société civile » : c’était la même rengaine, mais dans une langue de bois remise à neuf. Certes, en l’espace de deux ans, on pourrait dire que le pays n’avait pas eu le temps d’implanter des mesures réductrices de vulnérabilité. Mais cela revient à une apologie de l’immobilisme – point de vue que nous n’endossons pas. En fait, durant cet intervalle, le gouvernement a poursuivi ses politiques de privatisation, n’a pas freiné la crise agraire ni remédié aux graves manques dans le domaine du logement, pour ne nommer que ces éléments. Tel est le constat que bien des organisations humanitaires partagent avec nombre d’associations de la société civile.

Justement, celle-ci avait été présente à Stockholm et préconisait, en 2001, une compréhension sociale de la reconstruction, c’est-à-dire complémentaire, mais distincte, d’une vision strictement physique, laquelle s’inscrit dans la continuité de l’approche techno-scientifique face aux désastres. Nul ne niera que creuser des digues et renforcer des immeubles réduisent les risques face aux désastres, mais cela ne contribue pas suffisamment à vaincre la vulnérabilité telle que nous l’avons expliquée. La société civile salvadorienne, forte de son expérience post-Mitch, souhaitait mobiliser l’opinion publique pour que la reconstruction inaugure un véritable changement social, que les sommes allouées soient dirigées vers les secteurs sociaux, soit l’éducation, la santé, la création d’emploi, ou encore la réforme agraire[6]. Si certaines études montrent qu’un désastre peut transformer positivement les rapports de force entre un gouvernement et la société civile (Özerdem et Jacoby2006), dans le cas salvadorien, les séismes de 2001 traduisent plutôt un recul à cet égard. Cette fois-ci, le gouvernement écarta le secteur associatif lors des discussions avec les pays donateurs. Évitant la concertation, les dirigeants poursuivirent leur programme d’alignement néolibéral. Dans la sphère publique, la reconstruction faisait donc l’objet d’interprétations distinctes selon l’orientation politique qu’on lui donnait.

Le débat ne se termine pas là. Pour les « humanitaires », et particulièrement les ONG internationales, faire uniquement dans l’infrastructure n’est pas bien vu. Il faut se soucier de la composante sociale, de l’articulation avec le développement (Anderson 1999). Or là n’est pas nécessairement la spécialité des ONG urgentistes : « Le problème avec les [ONG] urgentistes, c’est qu’elles travaillent seules, elles veulent des résultats rapides, une satisfaction immédiate, et ne font pas de projets de transition », disait le chef de Médecins sans frontières au Salvador. Là où le bât blesse, c’est à l’intégration d’une vision développementaliste dans un processus de reconstruction majoritairement axé sur des infrastructures physiques. « How can we make humanitarian aid more sustainable ? », se demandait un délégué du Programme Alimentaire Mondial (PAM). « We need to work with NGOs who focus on long term development… It all comes down to Integral Rural Development, the same stuff as in the seventies ».

Alors, comment intégrer du social dans un projet d’édification de maisons ? Vu que la majorité des bâtisseurs humanitaires souhaitaient se cantonner, ne fût-ce qu’au niveau conceptuel, au seul volet technique de la reconstruction, ils se raccrochaient à certains principes connus du développement : un « transfert de connaissances » est visé, comme le « développement des capacités locales », pour utiliser le langage en vigueur. Le projet doit être « participatif » pour renforcer le « développement communautaire ». Ces préceptes ne sont pas nouveaux (Chambers 1997) et ont fait l’objet de maints commentaires, y compris dans le domaine de la reconstruction (Arnstein 1971 ; Choguill 1996).

Ainsi, la reconstruction se discutait en termes se chevauchant : au plan national, la distinction entre le physique et le social renvoyait à un débat politique des plus sérieux, à savoir comment orienter le développement du pays tout en réduisant sa vulnérabilité ; pour les ONG, elle s’amarrait aux sémantiques qui couvrent les projets de développement, bien qu’entre ces deux sphères, les frontières ne soient pas étanches.

Toujours est-il que dans les zones sinistrées, des dizaines de chantiers s’établirent, chaque ONG fixant ses modes d’exécution, et rares étaient celles qui n’incorporaient pas les méthodes du travail participatif. Ce dernier était d’ailleurs la pierre angulaire sur laquelle reposait la logique du projet de La Hermandad – et c’est ce vers quoi nous nous tournons maintenant.

La Hermandad ou la grammaire d’un projet humanitaire

Parmi les municipalités touchées par les séismes se trouvait Lamaria, une petite ville commerçante située dans le département de Sonsonate. S’élevant sur un promontoire volcanique, elle surplombe, au nord, la vallée fertile du Zapotitan. La ville n’a rien de particulièrement touristique ni de franchement pittoresque. Historiquement, sa base économique était la production agricole, mais aujourd’hui Lamaria se caractérise par une importante activité commerciale, notamment en zone urbaine.

La municipalité est divisée en cantones et colonias, les premiers sont des établissements ruraux à plusieurs kilomètres du centre. La plupart des maisons dans les cantones sont construites d’adobe et de tôle ondulée. Souvent, ces constructions sont vieilles, bancales et donc peu sécuritaires en cas de secousses sismiques. La colonia, plus urbaine, est adjacente au centre de la ville. Ainsi Lamaria regroupe dix cantones et vingt-huit colonias pour une population de 23 000 habitants environ. Au moins 25 % de la population n’a pas l’électricité. L’eau est encore plus difficile d’accès et ce, même en plein coeur de la ville. Le problème de l’eau, endémique au Salvador, va en s’aggravant (PNUD 2001).

Le 13 janvier 2001, à 11 h 34 très exactement, la terre se mit à gronder à Lamaria. C’est un son horrible qui émane des tréfonds de la terre « comme une flotte de camions lourds », racontait Maria Julia, 69 ans, une bénéficiaire du projet qui se trouvait dans les champs à ce moment-là. Si les pertes en vies humaines (s’élevant à 23 morts) furent relativement modestes, les dommages causés à l’infrastructure, notamment les maisons, furent sérieux. Environ 13 440 personnes, soit plus de la moitié de la population, virent leur demeure plus ou moins démolie. Le décompte des maisons détruites et endommagées est important, car c’est à partir de ce critère que l’aide humanitaire fut distribuée et que la reconstruction eut lieu. Le tableau suivant présente les statistiques à ce sujet (Vargas 2001) :

Tableau 1

Statistiques des édifices et de leur destruction à Lamaria

Maisons

Secteur urbain

Secteur rural

Total

Détruites

1888

1198

3086

Endommagées

1342

297

1639

Sous-total

3230

1495

4725

Intactes

1604

1191

2795

Total

4834

2686

7520

-> See the list of tables

Les habitants n’ayant nulle part où aller furent rapidement réunis dans des campements d’abris temporaires érigés par deux organisations urgentistes reconnues, la Croix-Rouge et Médecins sans frontières. En ce sens, la logique du « juste à temps » de l’urgence était respectée. Les familles recueillies provenaient en majorité des zones rurales, les autres du centre, et furent les premières ciblées quand vint le temps de la reconstruction vers les mois de mai-juin 2001.

Il y eut plusieurs projets de reconstruction à Lamaria, mais le plus gros fut celui que finançait la Croix-Rouge, s’adressant à cent familles. C’est aussi celui qui dura le plus longtemps, en se prolongeant jusqu’au mois de juin 2002, bien qu’il dût officiellement cesser en mars. Il s’ajoutait à deux autres projets, l’un mené par une ONG italienne, l’autre par les Frères maristes, pour cinquante familles respectivement. Tous trois s’établirent dans une seule et même zone, le cantón de El Guayave, à la frontière de la vallée du Zapotitan, mais sur deux chantiers différents dont l’un, La Hermandad, regroupait 50 familles sous l’égide de la Croix-Rouge.

Ensemble, ces initiatives souhaitaient créer une « urbanisation modèle », desservie de canalisations d’eau potable et d’électricité. La localisation du site même répondait à certaines projections d’avenir établies par la mairie. Selon le plan d’ordonnancement municipal, El Guayave occupait une place stratégique : le cantón, peu habité, est relativement proche des localités de Lourdes et de San Andrés qui vivent une importante croissance économique, car des intérêts privés, nationaux et étrangers y investissent. Plusieurs maquilas emploient du personnel local. Pour les autorités de Lamaria, qui ne savaient comment combattre un taux de chômage de 60 % en zone rurale, les projections d’avenir économique s’articulaient autour de l’axe Lourdes-San Andrés. Les responsables des projets avaient justement en tête ces considérations de développement économique. « Nous ne faisons pas du développement en tant que tel, mais l’urbanisation a été conçue avec un souci pour l’avenir économique de ces gens », expliquait le représentant de la Croix-Rouge pour l’Amérique centrale. En somme, El Guayave était un projet pilote visant à réduire la vulnérabilité des sinistrés, tant au plan économique qu’à celui, plus spécifique, du logement.

Hormis ces trois initiatives, il y en eut d’autres, mais plus modestes et différentes. En effet, les premières initiatives entraînaient le déplacement des familles de leur lieu d’origine sur deux terrains à défricher ; ces familles, soulignons-le, n’avaient jamais été propriétaires d’une maison ou d’une parcelle de terre auparavant et ne gagnaient pas plus que le salaire minimum (établi à 97 $ US par mois à cette date). Ces caractéristiques figuraient justement au premier rang des critères d’admissibilité aux projets.

Considérées comme la « population la plus vulnérable » de Lamaria, à prime abord, ces familles semblaient appartenir à un même statut socioéconomique. De ce fait, pour la Croix-Rouge, le processus de sélection des bénéficiaires s’avéra relativement simple, d’autant plus que l’organisation avait pris la relève de Médecins sans frontières et donc de la gestion des campements temporaires. Toutes les familles répondaient aux critères et décidèrent de participer au projet. N’ayant jamais eu les moyens d’acquérir une propriété privée, la perspective d’obtenir une maison de 40 mètres carrés, en brique et antisismique, sur un terrain de 200 mètres carrés, le tout valant 4 500 $ US[7] les attirait toutes.

Les clauses du projet requéraient que les participants abandonnent toute activité rémunératrice extérieure pour se consacrer pleinement à la construction jusqu’à l’achèvement du chantier. Ils devaient y vivre de manière permanente, mais uniquement les membres de la famille nucléaire ayant le statut de bénéficiaire officiel. Puisque les familles verraient une baisse substantielle de revenus, le PAM se chargeait d’effectuer des distributions alimentaires mensuelles, et, partout au Salvador, ces formules, connues sous le nom de alimentos por trabajo (des aliments pour du travail), caractérisaient les sites de reconstruction.

Pour mener à terme le projet et former les travailleurs, dix-sept maçons de Lamaria furent embauchés à la Hermandad, mais n’y logeaient pas. Aucun équipement lourd n’était présent sur le site, tout se fit à la main, de la fondation des maisons à l’armature des charpentes de fer. Tel était le choix méthodologique de l’ONG qui souhaitait encourager le travail participatif.

Deux figures d’autorité venaient tous les jours mais demeuraient en ville : l’ingeniero, un ingénieur civil nicaraguayen, et Amanda, une travailleuse sociale ouvertement féministe. Au premier revenait la gestion des opérations, à la seconde le souci de mobiliser les bénéficiaires, les femmes d’abord, à participer aux divers comités « sociaux » qu’elle avait lancés : le comité des distributions alimentaires, celui de l’entretien du site, d’autres portant sur la santé, l’éducation ou encore l’analyse des risques, dont le but était d’offrir une « valeur ajoutée » au projet, au-delà de la seule édification des maisons. « Queremos que la gente se aprovecha el proyecto » (nous souhaitons que les gens s’approprient le projet), disait-elle, « estamos el único que tiene una trabajadora social aquí » (nous sommes le seul [projet] à avoir une travailleuse sociale ici). Ces paroles reproduisent la distinction mainte fois entendue sur la nature physique et sociale de la reconstruction. Selon l’armature conceptuelle du projet, ces comités devaient favoriser l’établissement de nouveaux liens entre les familles et, surtout, engendrer un sentiment communautaire. Cela dit, la part du budget accordé au « volet social » était très faible, pas plus de 2 %.

Des groupes de travail furent formés et deux d’entre eux regroupaient les mères monoparentales, soit à peu près le tiers des bénéficiaires. S’acquittant de deux tâches spécialisées, les armadoras assemblaient les colonnes de fer pour les charpentes des maisons et les compactadoras s’occupaient du brassage et du compactage du ciment et du béton. Pour les autres groupes familiaux, les hommes travaillaient, laissant à leur conjointe le soin de la maisonnée.

Somme toute, la logique du projet se présentait ainsi : les participants vivaient sur un chantier, respectant une quantité de clauses et de règlements (sur les heures de travail, les quarts de surveillance la nuit, l’entretien du site, les permissions), oeuvrant de façon participative, tout un chacun sur l’ensemble des maisons, ne sachant laquelle leur reviendrait qu’à l’issue du processus. Les familles, vues comme modèles d’une population vulnérable, provenaient de diverses zones de la municipalité, ne formant donc pas, auparavant, une communauté établie. Toutefois, Amanda et l’ingeniero leur insufflaient régulièrement, lors des assemblées générales, qu’elles étaient là pour former une nouvelle communauté. Un idéal communautaire orientait le projet, un idéal que le travail participatif était censé concrétiser, et cette « sémantique institutionnelle » ne cessait d’être serinée (Abélès 1999). Ici la notion de participatif dépasse son seul volet méthodologique pour embrasser une vision de la reconstruction et du devoir-être des gens entre eux : il est pensé comme le moyen par excellence pour générer un sentiment communautaire, une solidarité, laquelle à son tour réduit la vulnérabilité d’un groupe social donné. Dans le savoir des experts humanitaires, le tandem communauté-vulnérabilité est une pierre de touche du succès, ou non, de la reconstruction : plus une communauté est solidaire, plus elle aura de chance de se relever de futurs désastres. Pourtant, la création de toutes pièces du communautaire recèle des obstacles, à commencer par la reconnaissance des motivations premières des bénéficiaires. Celles-ci ne répondent pas nécessairement aux idéaux des bâtisseurs humanitaires.

¡Somos humanitarios ! : les tensions de la reconstruction

Il y eut quantité de crises à La Hermandad, ce qui porte à dire que le dispositif conceptuel du projet butait contre certaines attentes des bénéficiaires. Dans les rapports au travail, les relations de genre ou la soi-disant homogénéité socioéconomique des familles, des dissensions apparurent. Au moins trois causes majeures les exacerbèrent : le retard du projet, l’irrégularité des distributions alimentaires et la prédominance d’une logique de rendement sur une logique humanitaire (recoupant celle du physique sur le social).

Permettons-nous quelques mots sur ces points, à commencer par les rapports au travail. Le travail est plus que l’activité principale du chantier, il est également une valeur sociale importante, notamment auprès des populations plus pauvres pour lesquelles avoir une chamba (un « job ») est valorisé dans un contexte de chômage élevé et de précarité des emplois. Au chantier, l’ingeniero est maître, mais il doit rendre compte à ses supérieurs, et son souci le plus grave était la lenteur d’exécution des travaux. La date butoir de mars 2002 n’ayant pu être respectée, la cadence des travaux s’intensifia à partir de ce moment-là. Or, depuis quelques mois déjà, les travailleurs au chantier s’essoufflaient et plusieurs manquaient à l’appel. Au fur et à mesure qu’avançait le projet, un désengagement de plus en plus évident caractérisait leur comportement. Plusieurs hommes retournèrent en ville en quête d’un salaire, laissant à leur conjointe le soin de les remplacer. Du reste, une catégorisation axée sur l’assiduité au travail et la déférence face aux figures d’autorité structurait les rapports entre l’équipe technique et les bénéficiaires. Puisque les heures étaient comptabilisées, les responsables savaient qui était un « bon travailleur » de qui l’était moins. Quand la personne faisait preuve d’assiduité, ne se plaignait pas et aguantaba (endurait) en silence, alors elle était généralement appréciée. Des réputations se firent, certaines personnes devenant des modèles à suivre, d’autres, traitées de problemática (problématique), se voyaient dénigrées et acquéraient alors mala fama, une mauvaise réputation. L’assiduité à la tâche témoignait de certaines valeurs morales, servant de critère de distinction, mais elle véhiculait une autre représentation également, puisqu’elle permettait de savoir qui était véritablement « dans le besoin ». « En el trabajo, se ve quienes tienen necesidades » (« au travail, on peut voir qui est dans le besoin »), disait une armadora, mère de trois enfants. Ainsi, entre ceux qui se percevaient plus dans le besoin que les autres, des discordes parurent, discordes qui s’articulaient à la grammaire de la vulnérabilité.

Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer le fait que la maçonnerie est une occupation typiquement masculine, et la décision d’incorporer des femmes dans une activité non traditionnelle – pour elles – eut des effets importants du point de vue des rapports entre les genres : en bref, les autres femmes jalousaient les travailleuses pour les contacts fréquents qu’elles entretenaient avec les hommes, leurs hommes, quand ce n’était pas avec les responsables ! Ragots et médisances fusèrent sur certaines monoparentales, s’amplifiant à un point tel que ces dernières étaient carrément évitées. Mais à l’instar de plusieurs ethnographies sur la culture des sociétés paysannes centre-américaines, le commérage remplit une fonction de contrôle social important (Huizer 1980) : il permet d’exprimer si un comportement donné est admis ou pas, s’il observe des conventions d’une société. L’amitié entre les sexes n’est pas un « trait culturel » des populations paysannes salvadoriennes. Or, à La Hermandad, la population était mixte, c’est-à-dire à la fois d’origine rurale et urbaine, et parmi les femmes libres qui suscitaient le plus de jalousie, plusieurs provenaient de la ville. Ayant eu des expériences professionnelles variées, elles ne se gênaient pas pour blaguer ou « flirter » avec les hommes. Nous ne pouvons insister suffisamment sur les effets de ces médisances : elles chargeaient l’atmosphère, ne favorisant aucunement l’émergence d’un « sentiment communautaire ». « No puedo más suportar toda esa plactica de la gente » (« je ne peux plus supporter tous ces ragots »), « todo el mundo es hipócrita » (« tout le monde est hypocrite »), se confièrent plus d’une fois certaines femmes après une journée au chantier.

Un autre élément décisif concerne les processus de différentiation économique. Si au départ toutes les familles répondaient aux critères d’admissibilité, il devint apparent que certaines étaient « plus vulnérables » que d’autres, sept d’entre elles très précisément. Celles-ci dépendaient entièrement des distributions alimentaires du PAM et les quelques fois où les livraisons firent défaut, elles se trouvèrent en fâcheuse position. À l’autre extrême, deux femmes ne travaillant pas au chantier ouvrirent des négoces, cuisinant des repas chauds et vendant quantité de produits d’appoint. Leurs commerces prospérèrent, mais firent aussi l’objet d’une envidia (envie) croissante chez leurs voisins. Encore une fois, il faut revenir aux questions de la sociabilité dans les sociétés rurales centre-américaines.

L’envidia se manifeste d’abord à l’égard des classes supérieures, mais aussi envers les membres horizontaux d’un même groupe social. Foster définit l’envie comme un mécanisme régulateur de contrôle social assez apparent dans les petites communautés rurales pauvres (Foster 1967). Il montre que l’acquisition d’un bien par un individu, dans un contexte socioéconomique où l’acquisition de biens est limitée, peut susciter l’envie au point où l’on pourra exiger de lui une forme de partage afin de maintenir l’équilibre entre tous. De nombreuses choses suscitent l’envie : un nouveau-né, un fiancé, de la nourriture, une source inopinée de revenus, etc. À La Hermandad, l’envie était une source majeure de désunion, que seuls des liens de réciprocité et d’entraide coutumière pouvaient atténuer sans qu’elle disparaisse entièrement. Or justement, la présence de ces liens était interdite sur le site et les gens ne se connaissaient pas assez pour user de rapports de réciprocité entre eux. Éloignées de leurs réseaux d’entraide coutumiers, les familles succombaient à l’envidia, presque à tour de rôle, selon les motifs l’éveillant. Chose certaine, une différentiation basée sur le statut économique des bénéficiaires parut assez tôt, s’accentua, et ne contribua pas à la solidarité communautaire.

Même dans le domaine politique, des contradictions apparurent. Constatant que leurs homologues sur les deux autres projets d’El Guayave élisaient des représentants pour établir une ADESCO (une association enregistrée qui sert d’interlocuteur officiel avec la mairie ou toute autre organisation), les habitants de La Hermandad souhaitaient faire pareil. Or, devant la perspective de dialoguer avec une telle entité, qui aurait sans doute restreint leur autorité, les chefs l’interdirent, tuant dans l’oeuf l’unique expression d’une volonté collective.

Enfin, un événement marquant fut le congédiement d’Amanda à mi-parcours. Il traduit la tension entre les priorités techniques du projet et les tentatives d’y arrimer des composantes « sociales ». En principe, Amanda et l’ingénieur occupaient le même statut hiérarchique, mais leurs visions du projet divergeaient. Pour la première, il n’y avait pas de doute : ¡somos humanitarios !, ce qui signifiait que les gens ne devaient pas être traités comme une main-d’oeuvre à bon marché. Le projet n’était pas une PME, ce qu’elle reprochait explicitement à son collègue. Elle écoutait les complaintes des gens, arbitrait les différends, accordait (trop, selon l’ingénieur) de permissions, proférait (trop encore) son discours sur la culture machiste, commit un coup d’éclat en renvoyant un homme qui avait molesté sa belle-fille, mais ne parvint pas à mobiliser les femmes dans les comités. Ne pouvant concrètement démontrer el valor aggregado (la valeur ajoutée) de ses activités, les hauts responsables de la Croix-Rouge la remercièrent. Dès lors, la vie quotidienne fut soumise aux diktats de la construction, et, comme l’équipe technique n’était pas très versée dans l’humanitaire, une logique instrumentale, axée sur le rendement au travail, prit le dessus. Durant les derniers mois, l’épuisement et l’irritation des gens étaient à leur comble, il y eut des vols, des désistements, tant d’altercations et de problèmes, que force est de conclure que les choses auraient pu se passer autrement.

En juin 2002, le projet fut enfin inauguré. Les familles prirent possession de leur demeure et la Croix-Rouge préparait son départ. Dans les journaux, le projet était un succès. N’avait-il pas permis à une centaine de personnes pauvres et sinistrées de changer de vie ? Maintenant propriétaires d’une maison antisismique d’une valeur substantielle, elles se trouvaient moins vulnérables. Toutefois, le processus par lequel elles y sont arrivées révèle une série d’obstacles qui guettent les constructeurs humanitaires.

Conclusion

Ce chantier révèle plusieurs contradictions qui illustrent comment les composantes de la reconstruction peuvent faillir et buter contre le contexte social des gens qu’elle souhaite aider. Une première tension articule les volets technique et social qu’incarnent l’ingeniero et Amanda respectivement. Tandis qu’Amanda revendiquait la nature humanitaire du projet, tout en essayant, en vain, de motiver les gens à s’engager dans les comités, l’ingeniero avait pour seule considération la cadence des travaux. Entre eux, les dissensions s’intensifièrent, si bien qu’avec le congédiement de la première, une logique de rendement très instrumentale prit le dessus. À partir de ce moment, le travail participatif s’est transformé en son contraire, en un rapport quasi salarial, mais qui n’était pas du salariat car non rémunéré, et puisque ce rapport dura bien au-delà de ce qui était prévu, il ne faut pas s’étonner que les relations entre les microgroupes en présence aient tourné au vinaigre. Cette tension illustre également comment les caractères urgentiste et développementaliste de la reconstruction peuvent entrer en conflit : l’impératif de terminer à temps un chantier s’est opposé aux pratiques qui auraient pu favoriser un sentiment d’appartenance communautaire, mais encore faut-il qu’elles soient acceptées par les gens, ce qui n’était point le cas, car ils s’en désintéressaient.

Une seconde tension apparaît entre les bénéficiaires et les autorités de par la nature très hiérarchisée du projet. En effet, des analyses comparatives portant sur des initiatives similaires (Davidson et al. 2007) montrent que l’adoption d’une telle structure ne favorise pas l’engagement des gens et proscrit leur participation aux processus de décisions. De fait, les bénéficiaires ne furent consultés qu’une seule fois, au tout début, quand les responsables leur demandèrent d’entériner le design des lotissements. Par la suite, un dispositif normatif des plus stricts encadrait la vie quotidienne, si bien que l’on peut parler, ici, d’un régime humanitaire de reconstruction. Il y a d’autres moyens de réduire la vulnérabilité des groupes ; les bâtisseurs humanitaires ont toute une gamme d’options pour créer des habitats plus adéquats, à commencer par l’engagement actif des gens dans les processus décisionnels, la continuité de leurs occupations productives, l’adoption d’autres méthodes d’exécution quant au choix des matériaux, du design, de l’outillage, etc. Ensuite, il ne faut pas sous-estimer l’hétérogénéité des acteurs mêmes : hormis les hauts responsables de la Croix-Rouge, dont la présence sur le site était rare, personne n’était un professionnel de l’humanitaire ; l’ingeniero avait beau professer un discours sur la communauté, de toute évidence, il s’en souciait guère.

Enfin, cette étude de cas montre l’écart qui existe entre les idéaux des bâtisseurs humanitaires et les attentes des familles. Le projet est la création d’un savoir expert qui préjuge de la motivation des gens à participer à de telles initiatives. En fait, nous sommes en présence de deux régimes de valeurs distincts (Appadurai 1986) : un premier, propre aux experts humanitaires, lesquels entretiennent un système de représentation lié aux préceptes développementalistes, soit en l’occurrence les bienfaits du travail participatif comme tremplin à une forme de « communautarisme » ; et un second, propre aux familles, où les intentions étaient franchement utilitaires : en effet, elles n’étaient pas là pour créer une nouvelle collectivité, mais pour avoir accès à une propriétéprivée avant tout. Là réside leur véritable motivation. Entre l’idéal réifié des uns et le motif des autres, l’écart est net, et à force de vouloir générer le premier, tout en imposant un cadre normatif des plus stricts, des conflits s’ensuivirent. Ceux-ci démontrent combien la logique conceptuelle d’un projet – dont la visée est louable, car donner accès à la propriété est certes un levier économique – peut s’enliser en se heurtant aux attentes d’une population. Toutefois, au-delà des particularités d’un groupe social donné, ces enjeux traduisent également les problèmes des pratiques interventionnistes dans le monde de l’humanitaire.