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Cet ouvrage collectif regroupe 27 textes issus de communications présentées lors du 7e Congrès international sur les sociétés de chasseurs-collecteurs (ou CHAGS 7) qui s’est tenu à Moscou du 18 au 23 août 1993. J’avais participé au premier congrès à Paris en 1978 (Leacock et Lee 1982) et j’ai été un des co-organisateurs du second (avec Bernard Arcand et Bernard Saladin d’Anglure), qui s’est déroulé à l’Université Laval en septembre 1980. Je n’ai pas assisté aux autres congrès qui ont eu lieu depuis, mais la participation s’est presque entièrement renouvelée en cours de route, comme on peut le constater en consultant les collectifs qui en ont résulté. La publication de celui-ci a sept ans de retard par rapport à la tenue du congrès mais, si on se fie à de nombreuses références dans plusieurs textes datant des années 1997, 1998 et même 1999, les auteurs ont eu amplement le temps de les mettre à jour. Par contre, la publication de quelques textes présentés lors de CHAGS 8 à Osaka, au Japon, en 1998, les a devancés (Mathews, Tanaka et Koyama 1999).

Comme il est impossible de rendre compte adéquatement du nombre et de la diversité des contributions de ce collectif, je m’attarderai sur deux points : a) les thèmes de recherche dominants au début des années 1990 ; b) la contribution des anthropologues russes. D’ailleurs, sur ces deux sujets, le lecteur pressé peut bénéficier des excellents articles de Hitchcock et Biesele (« Introduction »), les deux seuls contributeurs ayant participé au Congrès de Paris, et de Schweitzer (« Silence and Other Misunderstandings : Russian Anthropology, Western Hunter-Gatherer Debates, and Siberian peoples »).

Le sous-titre du livre ne représente que partiellement la diversité des regroupements thématiques, au nombre de cinq : 1) guerre et résolution des conflits ; 2) résistance, identité et l’État ; 3) écologie, démographie et marché ; 4) genre et représentation ; 5) vision du monde et détermination religieuse. La dizaine de sujets qu’ils rassemblent indique une forte dispersion du champ d’études en de nombreuses directions, à la différence des tendances lourdes du collectif Man, the Hunter (Lee et DeVore 1968), qui a marqué le renouveau des recherches sur les chasseurs-cueilleurs, ou encore des contributions du collectif CHAGS 1, traitant surtout d’adaptation écologique, de systèmes de production et de reproduction, de rapports sociopolitiques entre groupes voisins et avec les États modernes les incorporant de façon plus ou moins brutale.

Les auteurs de l’introduction résument avec brio l’ensemble des travaux et débats d’actualité au début des années 1990 autour des grandes questions suivantes : la définition des chasseurs-cueilleurs (ou « fourageurs ») par l’autosuffisance et l’harmonie avec la nature ; les caractéristiques définitoires — le plus souvent négatives — de leur statut socio-économique ; leurs rapports à la terre ; les rapports intergroupes et la résolution des conflits. Par ailleurs, ils identifient trois orientations théoriques dominantes à travers l’ensemble des contributions : l’écologie évolutionnaire ; la perspective humaniste ; la complexification sociale. Dans une perspective plus pratique, les recherches sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs, la diffusion de leurs résultats, de même que les actions de certains scientifiques travaillant parmi elles contribuent grandement à la promotion des droits humains de ces groupes le plus souvent victimes de toutes sortes de discriminations.

Comme il se devait, le congrès de Moscou a accordé une place importante aux anthropologues russes et aux travaux sur les peuples chasseurs-cueilleurs de Sibérie, ce qui était d’ailleurs un précédent, selon Schweitzer. Ainsi, huit des textes sont signés par des auteurs russes. Un anthropologue canadien, David Anderson, est l’auteur d’un neuvième texte sur un peuple sibérien, les Toungouses. Schweitzer se questionne sur les « Racines du silence », c’est-à-dire sur l’exclusion des peuples autochtones de Sibérie de la littérature générale sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs ; il conclut que les anthropologues russes seraient en grande partie à l’origine de cette exclusion, car ils considéraient que ces sociétés, en se transformant en pasteurs de rennes, avaient accédé ainsi à un stade supérieur de l’évolution humaine par un meilleur contrôle des ressources naturelles. Ainsi, l’anthropologie russe a toujours été considérée comme une science historique s’intéressant principalement à la transformation des groupes humains en vue d’un avenir meilleur, sur les plans matériel et social, donc fortement teintée d’idéologie marxiste, voire suspecte, sinon carrément rejetée par les autres anthropologies nationales. D’autres facteurs explicatifs entrent aussi en ligne de compte, tels que l’impossibilité pour les anthropologues non russes de faire du terrain en ex-URSS et la barrière de la langue. Toutefois, la situation a beaucoup changé dans les années 1990 et la Sibérie est maintenant très visitée par les scientifiques étrangers.

La lecture des huit articles — la plupart assez courts — écrits par des Russes confirme le caractère historicisant de leurs recherches, les sources écrites fournissant la plupart des données et les terrains de brève durée s’échelonnant souvent sur plusieurs dizaines d’années. Les thématiques traitées sont soit très générales, soit très ponctuelles, et les groupes et zones géographiques très larges. Citons par exemple des sujets comme la guerre chez les chasseurs et les pêcheurs de Sibérie occidentale, la violence rituelle chez les peuples du Nord-Est sibérien, le rôle des femmes chez les Mansi ou encore, dans un autre registre, le culte de l’ours et la vision traditionnelle du temps chez les Kets. La lecture de ces textes démontre amplement que l’anthropologie russe se situe dans un monde à part pour ce qui est de l’étude de groupes chez qui la chasse, le piégeage et la collecte demeurent encore des activités de production importantes, mais qui dépendent principalement pour leur subsistance d’un animal domestiqué, le renne. Dans ce contexte, l’article d’Anderson sur les Toungouses « sauvages » se démarque nettement par son approche méthodologique mettant en évidence le rapport à la nature, sauvage ou domestiquée, et la mobilité comme marqueurs indentitaires fondamentaux.

Ce type d’ouvrages collectifs a toujours son intérêt par la diversité des cas et des approches, ainsi que par les bilans que l’on y trouve généralement. Ils deviennent souvent des textes de référence, qu’on ne doit pas lire d’une traite, mais plutôt consulter en fonction d’intérêts de recherche documentaire, thématique, régionale ou autre. Dans ce cas-ci, le fait que le tiers des textes soient consacrés à des peuples de Sibérie, rarement rencontrés dans la littérature anthropologique habituelle, représente un attrait particulier.