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Introduction

Anthropologies imaginaires[1] est un projet artistique que j’ai créé en 2014 et présenté devant public au Canada, aux États-Unis, en Europe et en Australie. À la formule du solo performatif à la fois vocal, musical et théâtral s’ajoute une projection vidéo de type documenteur (documentaire parodique)[2]. Le contenu musical de l’oeuvre s’inspire de la notion de folklore imaginaire, alors que le scénario filmique parodie un discours anthropologique et ethnomusicologique aux relents colonialistes. Pendant 40 minutes, le public est confronté à onze populations fictives chez lesquelles l’utilisation de la voix humaine pourrait être perçue comme particulièrement étrange, de par leurs chants ou leurs rituels sonores. Avec ma voix et mes mouvements, j’incarne cette panoplie d’« Autres », seul sur scène. Sur un écran placé derrière moi, les cinq individus interviewés dans le vidéo documenteur commentent ces traditions vocales. Dans un renversement des conventions universitaires, le spécimen humain est physiquement présent sur scène, alors que les locuteurs qui l’analysent et le scrutent ont une présence virtuelle à l’écran. Pour les lecteurs ayant une formation ou menant une carrière en anthropologie, il est utile de savoir qu’au-delà de la trame narrative satirique qui parodie les débuts de l’anthropologie coloniale et du discours ethnomusicologique, Anthropologies imaginaires constitue une critique des attitudes colonialistes généralisées à l’égard des musiques ou des sons vocaux « autres ». Au-delà de la colonisation et du colonialisme, c’est la colonialité qui découle de ces phénomènes qui est critiquée ; la colonialité et l’ethnocentrisme qui se manifestent dans nos mentalités et nos comportements. Il n’est pas rare que j’entende des commentaires ou que j’observe des attitudes qui rejettent ou déprécient les musiques et techniques vocales non occidentales. Je décèle cette posture régulièrement, aussi bien chez mes collègues musiciens que chez les membres du public et même chez certaines figures d’autorité (mentors, enseignants), sans parler des médias s’adressant au grand public.

Dans cet esprit, les anthropologues peuvent noter que l’association du titre et du sujet de l’oeuvre avec leur discipline vise à donner plus de crédibilité au documenteur et à asseoir la confiance du public envers les intervenants à l’écran. J’expliquerai plus loin comment ce rapport de confiance se désagrège progressivement au cours de la pièce. L’utilisation de l’humour comme outil critique comporte un certain nombre de risques, en particulier lorsque des questions aussi sensibles que la race, la culture, l’ethnicité et l’oppression sont abordées. J’ai accordé une importance primordiale à ces préoccupations d’ordre éthique et ai tenté d’éviter que les membres du public puissent se sentir mal à l’aise, offensés, voire indignés. Je souhaitais également éviter que les spectateurs perçoivent la couche humoristique de manière superficielle et que l’oeuvre devienne, contre mon gré, un exutoire où le rire aurait encouragé leur racisme normalisé à l’endroit de la différence culturelle. Pendant la phase de développement de cette pièce, j’ai exploré différentes stratégies créatives pour répondre à ces préoccupations éthiques. Dans le contexte de ma pratique artistique, ma compréhension de l’éthique se rapporte à un ensemble de principes moraux que je me fixe de façon à me sentir pleinement à l’aise de partager mon travail avec le public. Cet article puise dans l’autoréflexion et l’autocritique et s’appuie autant sur les commentaires informels du public que sur des articles et critiques publiés à la suite de mes performances. Il tente d’expliquer comment la voix, la satire, l’utilisation du documentaire parodique, l’exploration des cultures imaginaires, le rire et la tromperie du public, à un certain degré, ont été conjugués pour critiquer les points de vue colonialistes sur la musique ainsi que l’incompréhension à l’égard de pratiques vocales et musicales des « Autres », qu’ils soient imaginaires ou réels.

Art interdisciplinaire et voix

La critique sociale poursuivie par mes Anthropologies imaginaires sera plus prégnante une fois ma pratique artistique mise en contexte par rapport à ma propre identité culturelle mixte, particulièrement en ce qui a trait à la polyvalence de mon instrument vocal et à la nature interdisciplinaire de mon spectacle.

Ma pratique vocale, à titre de chanteur et d’improvisateur, se rattache aux courants du extended voice, de la poésie sonore ou du soundsinging[3]. Le chercheur et improvisateur Chris Tonelli définit le soundsinging comme « une des nomenclatures désignant une pratique musicale ayant recours à une palette idiosyncrasique de techniques vocales et de techniques orales non vocales » (Tonelli 2016 : 1)[4]. J’utilise ma voix autant de façon brute que sophistiquée, canalisant autant mes instincts viscéraux qu’une certaine forme d’analyse musicale cérébrale dans la production d’un large spectre sonore. Mon style amalgame divers éléments stylistiques classiques, expérimentaux et traditionnels, avec un accent sur l’exploration totale de la physiologie de l’instrument vocal, la linguistique et l’ethnomusicologie. Ma voix est polyvalente : j’ai baigné ou été formé dans divers styles vocaux et suis familier avec différentes techniques, par exemple celles de la musique classique occidentale, de la musique carnatique d’Inde du Sud, du noise, du free, de la musique expérimentale, du chant diphonique, du yodel ou du beatboxing. J’ai également développé des techniques idiosyncrasiques qui résultent de plusieurs années d’expérimentation avec ma voix. Par l’improvisation, j’évoque, transforme, décontextualise et combine une variété de ces éléments sonores. Les performances sont de durée variable, en solo ou avec d’autres musicien(ne)s, et le processus créatif se déploie formellement ou structurellement d’une multitude de façons, de la dramaturgie sonore très évocatrice aux tapisseries sonores abstraites, atmosphériques et texturales. À l’opposé de ma formation classique, qui m’a mené à mon travail de compositeur, mon soundsinging se manifeste généralement dans des contextes non institutionnels, indépendants ou marginaux.

Avant Anthropologies imaginaires, je n’avais jamais tenté de créer une oeuvre en tant que compositeur et interprète vocal, encore moins avec l’addition d’une composante théâtrale et vidéo. Jusqu’en 2014, il n’y avait que peu de croisements entre ma pratique de vocaliste et ma carrière de compositeur : celles-ci opéraient de façon plutôt parallèle. Un survol de ma formation musicale éclaircira mes choix et motivations pour la création de cette oeuvre.

J’ai reçu une formation en musique classique occidentale, surtout par le biais de l’apprentissage du violoncelle, à partir de l’enfance jusqu’au niveau collégial, puis universitaire. Au fur et à mesure que j’en apprenais davantage sur l’histoire de la musique occidentale, je me suis senti interpelé par les courants modernistes du XXe siècle. Cet intérêt m’a naturellement poussé à étudier la composition, un domaine où les approches novatrices du son et de la musique sont encouragées, d’un point de vue somme toute eurocentriste. Au cours des premières années de ma carrière de compositeur professionnel de musique dite contemporaine, nouvelle ou de concert, j’ai surtout interagi avec un réseau d’organismes culturels et d’institutions issus de la musique classique occidentale, de même qu’avec le public d’art occidental. Ces associations eurologiques perdurent, quoique les circonstances de présentation de mes oeuvres se soient diversifiées par ma volonté au cours des dernières années. Cependant, étant d’héritage culturel mixte, j’ai toujours eu un intérêt profond pour l’ethnomusicologie et ai toujours souhaité approfondir mes connaissances musicales ailleurs. J’ai entamé des démarches pour combler ce besoin immédiatement après l’obtention de mes deux diplômes du Conservatoire de musique de Montréal (l’un en composition instrumentale et l’autre en analyse musicale). J’ai ainsi étudié la musique carnatique de l’Inde du Sud à Chennai, une expérience concrète avec une tradition musicale non-occidentale qui a remis en question les notions préconçues héritées de ma formation classique. Cette recherche ethnomusicologique était étroitement liée à mon processus de formation identitaire en tant que personne biculturelle, mon père étant indo-caribéen et ma mère canadienne-française. À mon retour, j’ai volontairement accueilli l’influence de la musique indienne dans mes nouvelles compositions, sans chercher à en reproduire le style fidèlement. Cependant, je me suis vite senti inconfortable et appréhensif à l’idée d’assumer le rôle d’ambassadeur d’une musique dont seule la pointe de l’iceberg m’avait été dévoilée. J’ai également constaté qu’une partie de mon public entretenait des idées fausses sur la musique indienne en se basant sur mon propre travail, qui échappe pourtant délibérément à la plupart de ses règles musicales. J’ai par ailleurs été exposé et influencé par beaucoup d’autres types de musique provenant d’autres cultures, que ce soit par le biais de mes recherches musicologiques au Vietnam, de mon mentorat de yodel en Suisse ou de mon apprentissage du chant diphonique. Si je n’ai véritablement maîtrisé aucun de ces genres musicaux ou de ces techniques vocales, chaque découverte s’est infiltrée dans mon style vocal et dans mes improvisations, et ce, en complémentarité avec l’influence de la musique indienne.

Ayant une prédilection artistique pour l’innovation et souhaitant éviter les influences culturelles trop manifestes en même temps qu’une affiliation ouverte à des traditions existantes, j’ai commencé à explorer le thème du folklore imaginaire. J’ai composé quelques oeuvres basées sur ce thème, mais toujours avec un intermédiaire : orchestre, ensemble de musique de chambre ou autres artistes. J’ai pu observer que ces individus avaient une positionalité et une perspective détachées des problématiques qui m’intéressaient. Ce décalage était particulièrement frappant dans la musique vocale, car malgré la compétence, l’agilité et l’ouverture d’esprit des chanteurs et chanteuses avec lesquels je travaillais, leurs voix étaient porteuses d’un poids culturel important, notamment de traces de leur formation classique occidentale, de leur langue maternelle et d’autres idiosyncrasies culturelles. D’autres éléments trahissaient également cette affiliation culturelle : le langage corporel, l’étiquette et le protocole scéniques, la simple présence de lutrins et de partitions. Il est graduellement devenu évident pour moi que ma propre voix et mon propre corps constituaient de meilleurs véhicules pour explorer les cultures imaginaires que j’avais créées. La réception de cette oeuvre aurait d’ailleurs été tout à fait différente – elle aurait probablement été perçue comme éthiquement problématique – si elle avait été créée et/ou performée par un homme blanc ou un chanteur d’opéra. Grâce au soundsinging et à une formation musicale pluriculturelle, ma voix a acquis une polyvalence qui me permet de mieux conceptualiser et évoquer la musique et les techniques vocales de ces cultures imaginaires. Mon corps est celui d’une minorité visible de race ou d’ethnicité mixte, donc ambigüe ; il suggère l’image d’un « Autre » racisé. Anthropologies imaginaires a été créé dans ces circonstances, à un moment où je cherchais ardemment une cohérence entre mon art et mes croyances politiques et personnelles.

Pour les compositeurs et compositrices canadien(ne)s qui travaillent délibérément à l’extérieur de l’industrie de la musique commerciale, une grande part des opportunités professionnelles souscrit au paradigme des commandes d’oeuvres, par exemple la composition d’une nouvelle pièce commandée spécifiquement par un orchestre, un organisme culturel, un quatuor à cordes, un soliste ou un ensemble de musique de chambre spécialisé en musique nouvelle. La création de mes Anthropologies imaginaires à travers ce paradigme aurait été techniquement possible, mais le modèle culturel associé à cette manière de créer et de présenter la musique était trop occidental à mon goût[5]. À titre d’exemple, outre la misogynie, l’impérialisme culturel est l’une des problématiques les plus complexes lorsque des opéras classiques sont présentés dans un contexte contemporain. Des personnages « orientaux » chantent de manière résolument occidentale dans L’Enlèvement au sérail de Mozart, Lakmé de Delibes et Madame Butterfly ou Turandot de Puccini, entre autres. Je soutiens que dans le contexte actuel, le choix esthétique du chant lyrique dans une oeuvre contemporaine implique une affiliation à la musique classique occidentale, une position eurocentrique que je tente de défier et de complexifier dans mon art. Si mes Anthropologies imaginaires avaient pris la forme d’un opéra ou impliqué des chanteurs de formation classique, il y aurait eu un décalage évident entre le fond et la forme. Mon approche interdisciplinaire était nécessaire ; je me devais de mettre mon propre corps et ma propre voix en scène.

Les lecteurs de cet article pourront saisir toutes les subtilités de cette performance de façon optimale en y assistant en chair et en os. Pour pallier l’absence de cette expérience sensorielle, le tableau 1 pourra du moins les familiariser avec la structure générale de la pièce et les onze populations inventées. Les lecteurs pourront s’y référer alors que je décrirai mes stratégies créatives au fil de l’article. J’estime nécessaire d’insister sur le fait que la compréhension de cet article – et de la pièce en soi – ne peut que demeurer limitée en l’absence de l’expérience sensorielle et sémantique du texte, de la trame narrative, du son vocal, de ma présence scénique, du ton du documenteur, du rythme du montage vidéo, de l’interaction avec le public et de tous les autres facteurs qui contribuent à apprécier une performance d’art interdisciplinaire.

Tableau 1

Structure formelle présentant les onze populations fictives dans Anthropologies imaginaires

Structure formelle présentant les onze populations fictives dans Anthropologies imaginaires

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Mondes imaginaires contre réalité

La première stratégie que j’ai employée pour faire face à mes préoccupations éthiques est évidente, puisqu’il s’agit du thème central de ma pièce : j’ai choisi de situer mon récit dans un monde imaginaire plutôt que de l’ancrer dans la réalité. C’est une stratégie que je partage avec plusieurs artistes qui souhaitent se distancier de situations existantes. Un des exemples les plus frappants et pertinents demeure Les Voyages de Gulliver (1726) de Jonathan Swift, un exemple classique qui montre comment « les romans satiriques tentent de placer un miroir devant la société, permettant au lecteur de voir la vraie nature de l’humanité » (Delargen n.d. : 1). D’autres exemples de mondes imaginaires ou fantastiques dans la littérature incluent Voyage en Grande Garabagne (1936) d’Henri Michaux ainsi que plusieurs oeuvres d’Italo Calvino et de Fernando Pessoa.

Dans le cas de mes Anthropologies imaginaires, cette stratégie m’a permis d’explorer de façon créative des problématiques telles que les relations de pouvoir oppressives, l’assimilation culturelle, l’extinction culturelle, la mondialisation au rouleau compresseur, le racisme normalisé, la muséologie coloniale et l’appropriation culturelle. Grâce à l’absence de références directes à des faits réels tirés de l’actualité ou de l’histoire, le recours à une culture imaginaire me permet d’explorer ces thèmes sans inhibition et avec humour afin de créer un discours qui, espérons-le, stimule la réflexion.

En tant qu’artiste, je suis plus à l’aise avec cette approche pour quatre raisons. Premièrement, je ne me considère ni assez compétent ni assez spécialisé à propos d’une quelconque situation réelle, qu’elle soit politique ou historique, pour pouvoir en traiter de façon responsable. Deuxièmement, je n’ai ni le droit ni la volonté d’assumer un rôle de porte-parole ou d’ambassadeur autoproclamé pour ces dites situations réelles. Troisièmement, l’exploration artistique de situations réelles me lierait à une multitude de faits, la plupart d’une importance cruciale, ce qui laisserait peu de place à la créativité. Autrement dit, l’acte de création artistique est d’une tout autre nature que la rédaction d’une entrée d’encyclopédie. Quatrièmement, choisir une situation politique particulière plutôt qu’une autre me semble insuffisant ; je souhaite que mon art attire l’attention sur les grandes tendances du comportement humain, culturel et sociétal.

Il convient ici de faire un parallèle avec la récente controverse autour de SLĀV (2018)[6], une production d’Ex Machina, de Robert Lepage et de Betty Bonifassi décrite par ses auteurs comme « une odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves »[7]. J’ai été extrêmement déçu par la défense et l’argumentaire articulés par les concepteurs de l’oeuvre (Bonifassi et Lauzon 2018 ; Lepage 2018) pour répondre aux critiques exprimées par la communauté afrodescendante et par ses alliés (Craft 2017, 2018 ; Sumney 2018). En revisitant les quatre raisons mentionnées ci-dessus qui expliquent mon choix artistique de la culture imaginaire, on observe de nettes différences en termes de sensibilité et de responsabilité éthiques entre leur processus artistique et le mien. Primo, les concepteurs de SLĀV se sont considérés assez compétents ou spécialisés pour explorer artistiquement le thème de l’esclavage, la confiance en eux dont ils ont fait preuve lors de la controverse apparaissant inébranlable, d’où leur sentiment d’être brimés dans leur liberté d’expression. Secundo, par leur décision de mettre en scène des éléments de cette tragédie historique, ils s’en sont proclamés porte-paroles et ambassadeurs. Tertio, les libertés créatives qu’ils ont prises dans la mise en scène font fi des faits réels ou, dans ce contexte, des différentes perspectives des personnes touchées par le sujet qu’ils abordent – y compris celle avancée par le rappeur et historien Webster, qui a émis des réserves sur la pièce alors qu’il agissait à titre de conseiller lors du développement du spectacle, réserves qui ont été ignorées[8]. Il en est de même pour l’analyse de Marilou Craft, parue en décembre 2017, qui présageait la controverse. Pour le quatrième point, il y a dans nos deux processus une volonté comparable de ne pas limiter le phénomène exploré artistiquement à une seule situation réelle. Par contre, Bonifassi croit que « parmi les rares choses qui unissent l’humanité, il y a […] la souffrance » (Bonifassi 2018 : n.p.) ; elle prétend « ne pas voir la couleur et ne pas considérer qu’elle existe, ni physiquement, ni dans la musique » (Craft 2018 : n.p.), ce qui rappelle le phénomène problématique de l’indifférence à la couleur (Bonilla-Silva 2014). Pour ma part, je souhaitais que mon oeuvre suggère qu’il existe d’autres exemples historiques et contemporains d’assimilation culturelle et de racisme institutionnalisé dans le monde, mais en concentrant ma critique sur ceux qui détiennent le pouvoir. Je désire provoquer une difficile remise en question de la colonialité de notre propre pensée en évitant d’emprunter une posture de victimisation et de complaisance dans l’universalité de la souffrance.

Certaines de mes stratégies créatives reflètent cette conviction que le recours à une culture imaginaire peut évoquer ces grandes tendances mieux encore que le traitement de situations existantes précises. Tout d’abord, pour incarner les interviewés, j’ai choisi de travailler avec cinq acteurs[9] de genres (trois femmes, deux hommes) et de races/cultures/nationalités différentes (trois blancs, un Colombien, une personne d’origine ethnique mixte). Ceci évite de limiter les possibles interprétations de l’oeuvre à l’idée largement répandue du pouvoir colonial sous forme de l’homme blanc opprimant un peuple de couleur. Deuxièmement, les noms des locuteurs ainsi que ceux des onze populations fictives sont des assemblages phonétiques qui réfèrent vaguement seulement ou inadéquatement à des langues ou à des cultures existantes. Troisièmement, mon choix de vêtements entièrement noirs reflète une volonté de neutralité culturelle. Cette neutralité est elle-même discutable, le vêtement noir étant un code de scène très répandu. Mon objectif était toutefois d’éviter d’utiliser des costumes ou des accessoires de scène qui fassent allusion à un groupe culturel ou à un mode de vie existant. Quatrièmement, j’ai pris soin de ne jamais associer les peuples fictifs à des lieux géographiques existants et de ne pas utiliser des mots chargés tels que tribu (Lowe 1997) ou civilisation, privilégiant plutôt peuple et population. Les membres du public se retrouvent ainsi face à leurs propres hypothèses et risquent d’être confrontés à leurs propres préjugés lors du déroulement de l’oeuvre.

Les sous-entendus critiques de la satire

Au-delà de l’invention de cultures imaginaires, ma pièce est façonnée par un discours critique sous forme de satire. Bien que le titre et les textes promotionnels fassent allusion à la nature fictive du spectacle, un pourcentage significatif du public entre dans la salle en détenant peu d’informations (surtout lors de présentations dans le cadre de festivals). Plusieurs sont confrontés à un sentiment d’ambivalence et d’incertitude, se demandant si ces populations existent véritablement, si leurs caractéristiques sont présentées de manière exagérée ou même caricaturale ou encore si elles sont inventées de toutes pièces. Le documenteur débute de façon crédible ; les deux ou trois premières populations pourraient très bien exister. Cependant, le ton satirique s’accentue progressivement, révélant la relation de pouvoir problématique entre les « experts » à l’écran et ces minorités ethniques : la nature fictive et satirique du contenu s’affirme. Les membres du public qui détenaient peu d’informations sur l’oeuvre sont susceptibles de passer par tout une gamme d’émotions : confusion, émerveillement, indignation et colère en passant par l’amusement, le jugement et l’appréciation. Dans son article « Subtle Satire », le critique Steve Kretzmann (2015) décrit ce changement de perception, son propos se rapprochant d’ailleurs d’autres témoignages reçus de la part de membres du public :

J’étais de plus en plus en colère contre lui, car il semblait s’approprier d’autres cultures afin de provoquer le rire pour son propre bénéfice. Et puis, à travers une inflexion imperceptible, […] la véritable nature de ce qu’il faisait se révéla. Au fur et à mesure que ma suspicion se renforçait, j’ai commencé à saisir la splendeur du spectacle […]. Jusqu’à hier, j’aurais soutenu que la satire subtile n’était pas possible.

Kretzmann 2015 : n.p

Ainsi, chaque composante de mes Anthropologies imaginaires contribue à construire puis à dévoiler un canular élaboré. L’équilibre entre le crédible et le satirique vise cependant à maintenir le plus longtemps possible une certaine ambiguïté.

En examinant quelques exemples de mondes imaginaires présentés dans des contextes non satiriques, nous comprenons mieux comment l’ajout de la dimension satirique peut approfondir la réflexion critique. De nombreux romans fantastiques et classiques de la littérature jeunesse, ainsi que leur adaptation pour le cinéma ou la télévision, entrent dans cette catégorie non satirique : The Hobbit (1937) et The Lord of the Rings (1954) de J.R.R. Tolkien, The Chronicles of Narnia (1950-1956) de C.S. Lewis et, plus récemment, The Hunger Games (2008-2010) de Suzanne Collins et A Song of Ice and Fire (1996-en cours) de George R.R. Martin, peut-être mieux connu sous le nom de Game of Thrones après son adaptation pour une série télévisée. Bien que ces histoires fantastiques ou dystopiques comportent un fond de critique sociale, elles ne se réclament pas de la satire proprement humoristique. Ces oeuvres fantaisistes combinent plutôt la fiction romantique, la science-fiction et l’aventure et elles aspirent à l’appréciation du grand public et/ou au succès commercial. De plus, certaines théories soutiennent que Tolkien et Lewis se servaient de ces stratégies pour valoriser une idéologie chrétienne (Toynbee 2005), alors que les autres ont été analysés et critiqués selon une perspective postcoloniale et/ou féministe, que ce soit par des universitaires (Liebherr 2012), des critiques (Toynbee 2005) ou des blogueurs (Thomas 2013 ; Chen 2015 ; Dockterman 2015 ; O’Neil 2016). Au fur et à mesure que les enjeux sociaux changent et que les mentalités progressent, ces oeuvres peuvent être considérées comme extrêmement sexistes ou racistes dans le contexte actuel. Tout cela suggère que le seul fait de situer une oeuvre artistique dans un monde imaginaire et de la distancier de nos propres réalités ne permet pas au créateur d’éviter toute responsabilité éthique. Nous devons toujours demeurer sensibles et conscients de ces enjeux primordiaux.

Le film à succès Avatar (2009) de James Cameron, qui a été au centre d’échanges dans la revue Cultural Anthropology (Clifford 2011 ; Starn 2011), se situe également dans un monde futuriste fantastique. Orin Starn compare Avatar à la rencontre entre les puissances colonisatrices et l’indigénéité, en particulier les Premières Nations des États-Unis :

Nous retrouvons le fossé radical habituellement présumé entre nous et eux, entre les Blancs, les SkyPeople, associés à la technologie, l’individualisme et la raison, et les Navi indigènes – un croisement entre les Indiens des Plaines et l’esthétique sci-fi avec une pincée d’épices World Beat – associés à la communauté, la spiritualité, le lien avec les ancêtres et, bien sûr, l’harmonie avec la nature.

Starn 2011 : 179

En réponse à Starn, James Clifford (2011 : 219) souligne que le film nous « invite à imaginer une résistance indigène menant à l’ultime victoire anticoloniale », tout en reconnaissant que « oui, pour ce faire, il faudra encore un leader blanc ». En tant que chercheuse mohawk, Audra Simpson offre une contribution précieuse à la discussion :

Mais pour mettre l’accent sur la relation analogue du film avec l’anthropologie, le film offre un recul sur la culpabilité, la honte, l’horreur et l’espoir qui sont relégués ailleurs lorsque les sujets du règlement des revendications ou du génocide sont abordés. Le film raconte l’histoire d’un écocide et d’un génocide évité.

Simpson 2011 : 206

Indépendamment de la valeur artistique ou éthique perçue dans Avatar, nous pouvons observer à partir de ces articles que le film a suscité une discussion nuancée et complexe sur l’éthique en ce qui concerne l’indigénéité et le colonialisme ; il constitue le point de départ d’un dialogue, de manière intentionnelle ou non.

Si Anthropologies imaginaires explore des thèmes similaires à Avatar, les deux créations artistiques n’ont pas exactement les mêmes comptes à rendre. Alors que les critiques formulées à l’égard d’Avatar pointent vers des raccourcis intellectuels ou une certaine naïveté due à la position privilégiée de ses créateurs, ma pièce vise à exploiter tous ces pièges potentiels par la satire.

Toute déclaration d’un artiste à propos de la compréhension ou de l’incompréhension par le public de son oeuvre relève du défi. Je reconnais pleinement que les membres d’un public sont diversifiés et que leur perception d’une oeuvre ne renvoie pas toujours aux intentions de l’artiste. Susan Bennet soutient également que :

Le public du théâtre partage avec le spectateur d’arts visuels l’incapacité de tout saisir du premier regard, mais là où l’oeuvre d’art pictural demeure accessible pour les regards subséquents, la performance théâtrale est éphémère.

Bennet 1997 : 73

Il s’agit d’une attitude réaliste qui n’a pas pour but de diminuer ou de remettre en cause les aptitudes ou le niveau de sensibilité d’un public. Devant une oeuvre satirique, je crois tout de même qu’une majorité des spectateurs peut déceler si les sous-entendus critiques sont imprégnés d’une sensibilité, d’une compréhension et d’une maîtrise de ces préoccupations éthiques ou, à l’inverse, si le processus créatif relève d’un manque total de souci ou d’une ignorance flagrante de la portée de certains enjeux. C’est à travers ces sous-entendus critiques que le point de vue et le sens personnel de l’éthique de l’artiste peuvent être évalués. Malgré les thèmes sensibles explorés dans Anthropologies imaginaires, les critiques détectent et apprécient généralement le rôle de l’humour et de la critique sociale dans l’oeuvre :

Bien que parfois hilarant – qui ne voudrait pas mettre sa tête dans un bol d’eau géant et se gargariser – il y avait aussi une note critique. Au fur et à mesure que nous avancions dans la soirée, les faux universitaires devenaient de plus en plus condescendants dans leurs commentaires. […] Et c’est ainsi que se voit pleinement exposé le grand piège de l’anthropologie pratiquée d’un point de vue blanc et eurocentrique.

Westerik 2015 : n.p.

Sous un masque austère, sérieux et universitaire, Anthropologies imaginaires cache un grand sourire et questionne avec humour la manière dont la société occidentale juge et définit l’altérité, la destinant à la consommation.

Blake 2017 : n.p.

La gymnastique vocale de Gabriel Dharmoo explore les thèmes plus sombres de la colonisation culturelle et de l’exotisme.

McPherson 2017 : n.p.

Degré de tromperie du public

Le récit et le scénario portés par les acteurs à l’écran sont les principaux contributeurs au dévoilement progressif de la satire. Au début de la pièce, le public peut facilement croire que telle ou telle population s’adonne à une quelconque forme de prière d’invocation chantée, de musique de danse ou de théâtre chanté. Mais au fur et à mesure que le spectacle progresse, le public devient sceptique : existe-t-il vraiment des exorcismes préventifs, des chants aquatiques ou des choeurs hypnotisés ? Qu’en est-il des Webörglez, la « tribu avant-gardiste qui aurait créé un système de musique à 12 sons de façon indépendante » (Kaye 2016 : n.p.) – un clin d’oeil humoristique à la musique dodécaphonique qui n’échappera pas aux amateurs d’histoire musicale du XXe siècle, qui apprécient la référence à une technique moderniste souvent méprisée ou rejetée comme étant trop académique et cérébrale.

Les populations fictives semblent de plus en plus invraisemblables et excentriques pour le public, mais j’avance que le son vocal qui lui est donné à entendre n’a que peu à voir avec cette évaluation. Si nous faisions jouer un enregistrement audio de chacune de mes populations fictives hors contexte, les membres du public ayant un degré de familiarité limité avec ces façons non conventionnelles de chanter ne sauraient juger avec le même niveau de confiance si cette population-ci est réelle et si celle-là est fausse. Leur conclusion sur la véracité ou la fausseté de ces chants provient des indices fournis dans la trame narrative théâtrale et dans la contextualisation parfois inusitée de ces rituels sonores. Le seuil d’incrédulité varie énormément d’un auditeur à l’autre.

Une fois que le public a détecté le canular, rien n’est offert en guise de contre-argument qui viendrait affirmer l’existence pourtant réelle de traditions vocales tout aussi bizarres qu’improbables. Bien que le territoire créatif de la culture imaginaire m’ait permis bien des libertés, il s’agit là d’un effet secondaire regrettable. Comment ce même public aurait-il réagi si j’avais inventé une population chez laquelle le bourdonnement d’un scarabée devant une bouche ouverte produit une forme de chant harmonique diphonique ? Serait-il surpris d’apprendre que je ne l’ai pas inventé et que ceci a bel et bien été enregistré et documenté dans la population Yafar de Nouvelle-Guinée (Juillerat 1971) ? J’insiste de plus en plus sur l’ajout de séances de discussion avec le public après le spectacle, lors desquelles je ne manque pas d’aborder ce genre de récits ethnomusicologiques.

Par rapport aux autres documenteurs qui me sont familiers en art sonore et en musique, Anthropologies imaginaires se distingue par le fait que le canular soit volontairement révélé au cours du spectacle. Idéalement, personne ne quitte la salle en pensant qu’il vient d’assister à une véritable conférence ethnomusicologique. Un critique a noté que le spectacle « a laissé le public à la fois titillé et complice » (McPherson 2017 : n.p.).

Dans The Last LP : Unique Last Recordings of the Music of Ancient Cultures (1987), l’artiste canadien Michael Snow crée des parodies de chansons de peuples en voie d’extinction avec des enregistrements multipistes de sa propre voix. Dans un mensonge délibéré, Snow associe ces peuples fictifs à des lieux géographiques existants tels que le Tibet, l’Inde, le Brésil, le Niger et la Finlande. Tandis que le livret de couverture fournit des informations correctes en apparence, Snow révèle astucieusement le canular à travers un texte imprimé à l’envers, lisible seulement à l’aide d’un miroir. Sandeep Bhagwati définit pour sa part son oeuvre Die Gesänge der Ghat Biwa (2002) comme une « exposition pseudo-ethnologique au Royal Tropical Museum d’Amsterdam, avec environnement sonore » (Bhagwati 2002)[10]. Afin de renforcer le degré de tromperie du public, un faux spécialiste fait office de figure d’autorité en la matière. De façon similaire, la présentation publique du projet Musiques d’Urnos (2004) du compositeur André Hamel était précédée d’une fausse conférence.

Dans ces trois oeuvres, le mystère (ou la farce) doit durer le plus longtemps possible et pourrait, en théorie, ne jamais être découvert[11]. Cela est susceptible d’affecter la relation avec le public. Est-ce que le public ignorant se retrouve floué, alors que le public préparé, curieux, initié ou rusé est valorisé pour avoir dépisté la plaisanterie ? Est-ce que cette distinction crée une forme d’altérité en sollicitant la complicité des initiés et des complices ? Personnellement, ce type de canular bien élaboré m’amuse par son irrévérence, son humour et sa nature quelque peu rebelle. Mais alors que mon documenteur s’efforce d’être explicitement dévoilé, les canulars des trois oeuvres précédemment citées demeurent idéalement secrets. Si cette attitude de dissimulation peut sembler non éthique, la tromperie de quelques spectateurs ne prête à aucune conséquence catastrophique.

Malgré mon appréciation et mon respect pour ces oeuvres, tout désir de dissimulation aurait été impossible ou malvenu pour mes Anthropologies imaginaires. Quelques distinctions entre les paramètres de ces oeuvres et la mienne permettront d’expliquer cette position. Dans Bhagwati (2002) et Hamel (2004)[12], le rôle du compositeur est distinct de celui des interprètes sur scène. Afin d’expliquer la présence d’ensembles musicaux sur scène, les oeuvres artistiques sont présentées comme des réinterprétations ou des reconstructions de la musique de ces cultures, composées à partir de vestiges de notation musicale ou d’artéfacts accumulés par d’autres chercheurs. Ma pièce est différente puisque je suis physiquement impliqué sur scène en tant qu’interprète, personnifiant ces différentes versions de l’Autre, ce qui ouvre à un tout autre ensemble de préoccupations éthiques. De plus, il m’apparaît presque impossible que quiconque puisse véritablement penser que j’appartienne ou que je représente onze différentes cultures aussi obscures les unes que les autres. En incarnant moi-même l’altérité, le concept d’appropriation devient beaucoup plus tangible que dans les oeuvres mentionnées précédemment. La nature manifeste ou temporaire de ma tromperie vient compliquer les potentielles accusations d’appropriation culturelle insensible. Ces peuplades sont, après tout, le fruit de mon imagination (nous reviendrons plus loin sur ce point).

En revanche, c’est la question de l’éthique de ma représentation de l’altérité qui se pose. Le fait de représenter jusqu’à onze populations sur scène m’aide à faire valoir une idée importante, soit qu’il existe un large éventail de formes artistiques à travers le monde et que chacune d’entre elles a sa propre valeur. Afin de bien différencier chacune de mes populations fictives, chacune est délimitée par un cadre précis de techniques vocales, de mouvements et de jeu scénique. Une pièce où je n’aurais représenté qu’une seule population imaginaire aurait pu être perçue comme une tentative essentialiste de regrouper des milliers de cultures distinctes dans une seule version homogénéisée de l’altérité. Ma représentation de ces populations vise également à susciter la sympathie ou la solidarité du public, la seule exception étant ma représentation caricaturale de l’Élélè, avide de sa propre assimilation afin d’atteindre un statut de célébrité avec ses chansons pop insipides qui réussissent à titiller le (mauvais) goût de l’oppresseur.

Le risque d’offenser

Mal à l’aise à l’idée d’offenser qui que ce soit, je ne considère pas que la provocation gratuite fasse partie de mon arsenal d’expression artistique. En revanche, je crée sans retenue un art musical non conventionnel, bien conscient qu’il ne pourra plaire à tous. Une négociation s’opère lors de mon processus créatif : afin de me sentir à l’aise avec ce que je présente, au point de le défendre avec confiance, je dois d’abord répondre aux potentielles préoccupations du public. À la suite de la première mondiale de l’oeuvre à Montréal, Alexandre Cadieux (2014) décrit Anthropologies imaginaires dans LeDevoir comme un « hybride doucement effronté entre performance musicale et conférence multimédia » (Cadieux 2014 : n.p.). L’étiquette « doucement effronté », qui mélange la politesse à l’insolence, reflète absolument la tension entre l’éthique et l’irrévérence caractéristiques de mon processus artistique. Dès la première ébauche de mon oeuvre, j’ai pris conscience du risque de ridiculiser ou d’exoticiser l’altérité, mais je crois que les sous-entendus satiriques de la pièce réussissent à faire comprendre mes intentions. Malgré mon désir que les spectateurs, principalement blancs et occidentaux, puissent rire d’eux-mêmes et reconnaître leur position de privilégiés, j’espère surtout que les personnes qui s’identifient comme faisant partie d’une minorité culturelle ressentent un lien de complicité ou de solidarité avec mon discours satirique.

Lors de mon processus de création, j’ai anticipé deux catégories générales de personnes que mon oeuvre pourrait hypothétiquement offenser : les individus qui s’élèvent contre les cas d’appropriation culturelle problématiques et les anthropologues et ethnomusicologues. Je reconnais que la prémisse de mon oeuvre pouvait les faire sourciller ; mon objectif était qu’ils soient convaincus (voire séduits) avant la fin de la pièce.

En tant qu’artiste traitant de sujets interculturels, il m’est impossible d’ignorer le sujet épineux de l’appropriation culturelle, soit la « prise de propriété intellectuelle, d’expressions culturelles ou d’artéfacts d’une culture qui ne nous appartient pas » (Scafidi 2005 : 9). Bien qu’une prise de conscience et une sensibilité sur le sujet m’aident à situer mon travail et à améliorer ma contribution au dialogue interculturel, l’exploration artistique de ces problématiques suscite des questions complexes avec plusieurs nuances de gris. Si je navigue parmi ces problématiques de façon extrêmement nuancée, j’attribue largement cette approche à mon bagage culturel mixte. Des blogueurs sur Internet ont d’ailleurs exprimé comment une telle positionalité peut impliquer un tout autre ensemble de défis (Hallett 2016 ; Haynes 2016 ; Salgado D’Arcy 2017).

Puisque les emprunts entre différentes cultures ont mené à des dévelop-pements et des hybrides tout au long de l’histoire, la distinction entre l’appropriation (à connotation positive) et le détournement (misappropriation) est pertinente. Les médias de masse et la sphère publique définissent le plus souvent l’appropriation culturelle comme une forme de vol contraire à l’éthique, plaçant beaucoup d’insistance sur l’absence d’autorisation de la part de la culture objet d’appropriation. Arnd Schneider conteste l’idée selon laquelle toute forme d’appropriation serait mauvaise en avançant que l’art contemporain et l’anthropologie partagent l’acte d’exploration de la différence culturelle (Schneider 2006 : 29) et en montrant que les artistes peuvent manifester différents niveaux d’engagement et de dialogue avec l’autre (ibid. : 51).

L’art traitant de l’altérité est souvent au centre de débats controversés, où l’on cherche à savoir si tel artiste traite de la différence culturelle de manière créative, complexifiant la relation entre oppresseurs et opprimés ou si tel artiste détourne et s’approprie la culture d’autrui de façon insensible. En plus de SLĀV (2018), mentionnons Open Casket (2017) de Dana Schutz (Delgado 2017 ; Friedersdorf 2017) et of the North (2015) de Dominic Gagnon (Nakonechny 2015 ; Everett-Green 2016 ; Montpetit 2016) parmi les exemples récents les plus médiatisés. En réaction au tollé suscité par le port de dreadlocks par Justin Bieber, alors accusé de s’approprier la culture noire, Kenan Malik (2016) a décrit la « campagne contre l’appropriation culturelle [comme] faisant partie d’une tentative plus large de contrôler les communautés et les cultures » (Malik 2016 : n.p.). La critique de Malik à l’égard de ceux qui s’imposent comme des arbitres ou des gardiens de l’appropriation culturelle fait écho aux propos de Schneider, qui déclare que « de la même manière qu’il n’y a pas d’“originaux” en art, il n’existe pas de catégories ethniques, raciales ou nationales qui soient fixes – seulement des groupes et des individus qui s’en revendiquent » (Schneider 2006 : 48). Comme l’ajoute Malik, ceux qui souffrent le plus de ces revendications identitaires « sont les communautés minoritaires elles-mêmes et en particulier les voix progressistes au sein de ces communautés » (Malik 2016 : n.p.). Je crois que les artistes sont une composante essentielle de ces voix progressistes, en particulier ceux qui, comme moi, souhaitent favoriser un dialogue interculturel et ceux pour qui les frontières culturelles n’ont jamais été clairement définies.

Anthropologies imaginaires s’inspire en partie de techniques vocales et d’éléments musicaux qui trouvent leur origine ou qui existent dans les musiques folkloriques, classiques ou traditionnelles d’autres peuples. Quelle que soit ma source d’inspiration, les sons vocaux que je produis sont recontextualisés et transformés par ma propre sensibilité et ma prédilection pour les techniques vocales expérimentales caractéristiques du soundsinging. Anthropologies imaginaires met en valeur la virtuosité, la polyvalence et l’étrangeté de la voix humaine, sans jamais prétendre être un véritable catalogue ethnomusicologique. Le large éventail de techniques vocales remet plutôt en question le concept de normalité et rappelle au public comment les peuples de l’humanité diffèrent par l’utilisation de leur voix : « Dharmoo veut faire prendre conscience que les gens chantent différemment. Il soutient qu’il n’y a pas qu’une seule bonne façon de chanter, tout comme il n’y a pas qu’une seule façon de penser » (Ferria 2016 : n.p.). Une leçon simple, mais qui favorise un dialogue interculturel rendu possible grâce à un processus de partage et de réappropriation ouvert, respectueux et éthique. Bien que je souhaite encourager les auditeurs à analyser leurs propres préjugés culturels afin qu’ils réfléchissent à ce qu’ils considèrent être des façons acceptables ou valables de chanter, mes intentions peuvent ne pas toujours concorder avec leur expérience. Par exemple, une critique moins favorable déclare que « rendu à la fin, soit vous riez avec le dernier refrain répétitif vocalisé de façon insensée, soit vous regardez la porte désespérément, espérant obtenir un répit du barrage de sons désagréables » (Bimm 2016 : n.p.). En ce qui concerne la perception du public et le regard eurocentrique sur un art qui traite de la différence culturelle, j’encourage les lecteurs à consulter l’analyse par Bennett (1997 : 188-191) de la série Two Amerindians Visit de Coco Fusco et Guillermo Gomez-Peña. Bien que cette oeuvre ne soit pas issue d’une pratique en musique ou en art sonore, les thèmes qu’elle aborde se rapprochent énormément de mes Anthropologies imaginaires. Pour revenir à la théorie de Schneider (2006) sur l’art contemporain et l’appropriation, le dialogue que je tente d’établir ici est un dialogue de parenté, de respect et d’engagement avec ces « Autres » imaginaires.

Je revendique totalement le crédit créatif pour Anthropologies imaginaires bien que je me sois inspiré de sources existantes. Est-ce que les problématiques de l’appropriation culturelle sont simplement évitées par l’exploration du folklore imaginaire ? Ce n’est pas aussi simple que cela. Qu’en est-il du pouvoir, de l’argent, du privilège ? Je sais reconnaître que cette oeuvre m’a permis de faire des tournées à l’international, a contribué à mes revenus et m’a valu la reconnaissance et le respect du réseau artistique dans lequel j’opère, mais ces gains se font-ils au détriment de la souffrance ou l’assujettissement des autres ? Je suis mal placé pour débattre objectivement de ces zones grises. J’ai conscience de leur existence, j’y réfléchis avec sérieux, mais je ne dois pas les laisser entraver mon travail artistique. Toute oeuvre d’art est sujette à un ensemble de contradictions, mais elles en valent généralement la peine et mettent en lumière toutes ces couches de lecture en plus de favoriser un dialogue constructif.

En ce qui concerne les anthropologues et les ethnomusicologues, je dois admettre que j’étais terrifié à l’idée qu’ils méprisent mon oeuvre. Après tout, Anthropologies imaginaires fait fi de l’évolution de la discipline depuis ses débuts coloniaux. Lorsqu’une discussion avec le public est organisée après une représentation, je m’assure de rectifier le tir et de préciser qu’en réalité, l’anthropologie est loin d’être cette discipline maléfique. Je remarque cependant que certains membres du public expriment de la satisfaction devant la ridiculisation de ces figures d’autorité, se confiant au sujet de leur relation complexe avec, non pas l’anthropologie en particulier, mais le milieu universitaire. Nombreux sont ceux qui se sont sentis exclus par le monde universitaire, qui ont été traités avec condescendance ou rejetés par des figures d’autorité de ce milieu – et qui sommes-nous pour critiquer ces sentiments et ces expériences ? Aucune discipline, aucun individu ne devrait être à l’abri de la satire. J’ai voulu secouer le monde universitaire un peu, mais tenir un propos artistique assez fin pour qu’il me considère tout de même comme un allié. Ma stratégie était de discréditer complètement les cinq « conférenciers » et de révéler, à la fin, qu’ils n’avaient aucune formation ou expertise en la matière. Non seulement sont-ils des imposteurs ou des experts autoproclamés, mais certains d’entre eux promeuvent une idéologie politique problématique (voir le tableau 1 pour un rappel des notices biographiques). Cela a créé un niveau de lecture intéressant que je n’avais pas prévu initialement : la relation de confiance complexe entre les médias, le peuple et l’État. Le public présuppose que ces conférenciers sont des experts, mais réalise plus tard que leur confiance envers eux était mal fondée. Bien que de nature fictive, l’institution muséale et l’État sont critiqués à travers le Musée de la mémoire et le mauvais-goût de son exposition Voix d’ailleurs – Voix d’autrui, exposition endossée par nul autre que la ministre de l’Assimilation.

À ma connaissance, un seul ethnomusicologue a trouvé la pièce offensante (pour lui et pour sa discipline). Sa critique ne m’a pas été communiquée directement, mais par l’intermédiaire d’un ami commun. Je ne désire pas tomber dans les détails anecdotiques ici, mais il demeure que j’ai été très déçu de ne pas avoir été en mesure d’éviter cette réaction ou d’avoir pu mettre un baume sur celle-ci lors d’une conversation. Considérant la rareté de ces situations, je peux me rappeler que mon processus créatif incluait justement des stratégies créatives visant à éviter de telles réactions. J’accepte le fait que je ne peux pas contrôler à mon gré la façon dont les autres perçoivent mon travail et mes intentions. Certains peuvent être plus susceptibles à prendre les choses personnellement, ou peut-être que les couches satiriques de l’oeuvre résonnent différemment selon la culture et le sens de l’humour, et au risque de paraître présomptueux, ma stratégie pourtant claire de discréditer les orateurs à la fin n’a peut-être tout simplement pas été détectée ! À mon grand soulagement, nombreux sont les anthropologues et les musicologues qui ont eu des interprétations plus perspicaces de l’oeuvre. C’est le cas de Nick Wees (2016) du Centre for Imaginative Ethnography, dont la critique, sur le site web de l’organisation, m’a grandement encouragé à entretenir une relation d’engagement et de complicité avec cette communauté de chercheurs :

À la fin de l’oeuvre, on prend du recul sur soi, on se rappelle la fragilité des formes culturelles, la nature arbitraire de l’histoire, et qu’en fait, l’Autre exotique se trouve autant en nous que dans les peuples dont la vie et les moeurs résonnent dans l’imaginaire anthropologique.

Wees 2016 : n.p.

Ma réflexion sur bon nombre de ces questions est encore en évolution. Par exemple, je me demande si le fait d’offenser autrui est nécessairement contraire à l’éthique. Après tout, n’est-ce pas presque inévitable en art ? La controverse au sujet de SLĀV a divisé l’opinion publique et démontré à quel point les orientations politiques et les valeurs personnelles des membres de l’auditoire teintent leur réception d’une oeuvre. Ne pouvant faire l’unanimité, il faut avoir le courage de ses propres convictions. Personnellement, je dois premièrement me sentir à l’aise avec ce que je partage avec mon public et, deuxièmement, faire preuve d’autocritique dans mon processus afin de minimiser le détournement ou l’incompréhension de mes intentions artistiques.

Le rôle de l’humour et du rire

Pour Driessen, la leçon que doit tirer l’anthropologie consiste en l’humilité d’un certain relativisme culturel, perçue comme une stratégie visant à combattre l’intolérance et le racisme de l’ethnocentrisme occidental. La même chose est-elle vraie de l’humour ? […] L’étude de l’humour conduit-elle pour autant à embrasser une forme de relativisme culturel ?

Critchley 2004 : 68

Anthropologies imaginaires provoque des rires du public. Mais pourquoi le public rit-il ? Rit-il avec ou aux dépens de moi ? Avec ou aux dépens des interviewés ? Le public témoigne-t-il par son rire d’une posture de supériorité qui rejette la culture des Autres, ou se porte-t-il à leur défense en ridiculisant ce qui symbolise le pouvoir colonial ? Ressent-il le niveau de sincérité dans mon interprétation de ces chants étranges ou croit-il que je m’en moque ?

Quand j’ai commencé à improviser à la voix dans l’approche du soundsinging, les sons inhabituels que je produisais avec ma voix provoquaient souvent des rires, probablement en raison de leur relative excentricité.

L’anthropologie partage avec l’humour la stratégie basique de la défamiliarisation : le sens commun est perturbé, l’inattendu est évoqué, les sujets familiers sont situés dans des contextes déroutants, voire choquants pour rendre l’auditoire ou le lectorat conscient de ses propres présupposés culturels.

Driessen 1997 : 227

La « défamiliarisation » et les « présomptions culturelles » mentionnées par Driessen dans cette citation pourraient très bien s’appliquer à notre façon d’être habitués à entendre la voix humaine dans un registre limité et de manière prescrite. L’analogie du triangle bio-socio-psychologique de Mauss dans « Les Techniques du corps » (1935) peut tout aussi bien s’appliquer aux techniques de la voix. Tandis que les enfants explorent leurs capacités vocales en profondeur, qu’ils jouent avec une variété de sons buccaux et de voix rigolotes, leurs parents et le monde adulte sont prompts à intervenir pour faire la police et contrôler ce qui est jugé acceptable et approprié, tant dans la parole que dans le chant. Si un chanteur sur scène sonne comme le croisement entre un éléphant, une machine à écrire et une trompette, le rire ou la confusion font partie des réactions attendues. Ce type de réaction n’est pas rare dans le contexte des performances de soundsinging[13].

Avec Anthropologies imaginaires, j’ai pu observer que l’ajout d’une dimension théâtrale à une performance vocale appartenant au soundsinging change significativement le rapport entre le son vocal et le rire. Tel qu’expliqué précédemment, les trois premières populations de la pièce sont relativement crédibles, tant dans ma technique vocale que dans la façon dont les intervenants à l’écran ont de les commenter. Quelques rires peuvent être entendus ; peut-être que ma façon de chanter est un peu inattendue ou sort des sentiers battus ? Mais le rire est loin d’être généralisé. Mon interprétation plus exubérante du personnage m’jieuté, qui s’apparente vaguement à l’opéra chinois ou à la danse balinaise, amorce un changement. Le public se sent généralement autorisé à rire ouvertement, secoue les doutes qui l’habitaient et accepte la parodie. Est-ce que les rires étaient étouffés durant les premières parties parce que les gens en étaient encore à évaluer s’il était approprié ou non de rire de la musique traditionnelle d’une autre culture ? Maintenant que le masque est tombé, est-il acceptable de rire ?

S’appuyant sur le concept de « glorification soudaine de notre éminence face à la stupidité de l’Autre », Simon Critchley (2004 : 72) complexifie la relation entre l’humour, l’« éthicité » et l’ethnicité :

Dans l’humour ethnique, l’ethos d’un lieu s’exprime en riant des gens qui ne sont pas comme nous et que l’on considère habituellement soit comme excessivement stupides soit comme particulièrement malins. […] l’idée est qu’« ils » sont inférieurs à « nous » ou à tout de moins désavantagés d’une manière ou d’une autre parce qu’« ils » ne sont pas comme « nous ».

Ibib. : 70-71

Après quelques représentations de mes Anthropologies imaginaires, j’ai senti que le rire pendant la section M’jieuté était le plus problématique. Je me demandais si les gens riaient de ce que ces gens imaginaires représentaient ou parce que ce que je chantais comportait une qualité comique intrinsèque. Je craignais que mon incarnation de l’acteur-danseur de troisième sexe m’jieuté frôle la caricature, alors que mon intention était de vanter la valeur et la diversité des formes d’art vocal atypiques. J’ai donc délibérément tenté de ne pas exagérer l’aspect comique ou clownesque de cette portion du spectacle. Puis, ayant testé cette stratégie, j’ai pris du recul pour chercher à trouver un meilleur équilibre, me rappelant que cette forme d’art narratif théâtral m’jieuté pourrait très bien être comique dans le contexte même de cette culture. Critchley (ibid. : 68) écrit : « Il n’y a apparemment jamais eu de cultures sans rire, bien que les variétés et les intensités de l’humour varient de façon spectaculaire ». En évitant la comédie dans mon jeu, un autre risque émerge : celui de peindre une image erronée de l’Autre comment étant incapable de tout humour. Déshumaniser ainsi l’altérité est aussi problématique que de la ridiculiser, bien que les deux situations soient différentes.

J’espère que ma pièce encourage les membres du public à confronter leurs préjugés sur l’altérité et leur racisme normalisé et à remettre en question leurs privilèges.

Cette oeuvre [est] à la fois extrêmement drôle [et] interpelle, nous forçant, tout en riant, à confronter nos propres suppositions impérialistes alors que nous les voyons si bien parodiées à l’écran.

Murray 2017 : n.p.

Si je n’ai aucun contrôle sur qui, dans l’auditoire, enquêtera davantage sur les racines et la nature de son rire, mes intentions sont une fois de plus reflétées dans le propos de Critchley :

[…] et cependant notre sens de l’humour peut, souvent inconsciemment, nous confronter à nous-mêmes, montrant comment des préjugés que nous préférions ne pas avoir peuvent continuer à exercer une emprise sur la représentation que nous avons de qui nous sommes.

Critchley 2004 : 76

Si les spectateurs se surprennent à rire de pratiques vocales bizarres, peut-être que « l’humour peut nous apporter des informations sur nous que nous préférions ne pas avoir. […] Si l’humour te dit quelque chose sur qui tu es, ce peut être un rappel que tu n’es peut-être pas la personne que tu voudrais être » (ibid. : 75-76).

Conclusion

Décrire mes intentions artistiques à un lectorat peu familier avec Anthropologies imaginaires relevait du défi. L’expérience du spectacle dans son contexte théâtral résoudrait de nombreuses questions laissées en suspens pour le lecteur, et le spectacle lui-même ouvrirait à son tour de nouvelles pistes de réflexion. Bien que je parodie l’anthropologie coloniale, aujourd’hui dépassée, il n’en demeure pas moins que je suis très inspiré par le processus de décolonisation entrepris par la discipline, qui a su se remettre en question, réfléchir et s’attaquer aux questions éthiques. En comparaison, la musique comme discipline universitaire et comme pratique artistique est toujours très attachée à son héritage eurocentrique et je crois que la colonialité qui teinte notre pensée et nos modes de fonctionnement entrave encore considérablement la croissance de notre milieu. En tant que compositeur et vocaliste aux affiliations culturelles diverses, je me sens interpelé à explorer ces questions et à y sensibiliser mon public. Ceci n’écarte pas le sujet de ma propre éducation et je reconnais que je peux améliorer mon approche dans de futurs projets artistiques.

J’ai identifié deux risques ou aspects qui pourraient bénéficier d’une plus grande exploration et de plus de recherche dans mon travail. Le premier est le risque de prêcher aux convertis. Jusqu’à présent, j’ai présenté cette oeuvre en Amérique du Nord, en Australie et en Europe dans le cadre de festivals ou dans des institutions de musique, de théâtre et d’arts de la scène. Bien que je soutienne que l’hybride musique et théâtre de ma pièce défie les conventions et les attentes, Susan Bennett écrit :

Quelle que soit la nature des performances, il est clair que les marqueurs culturels établis sont importants pour préactiver une certaine anticipation, un horizon d’attentes, dans le public attiré par un évènement particulier. 

Bennett 1997 : 105-106

Quel est le but de présenter une oeuvre uniquement à un public enclin à y assister, susceptible de l’apprécier et de la comprendre ? Et si la pièce était présentée devant un public en dehors du circuit artistique occidental ? Le propos risquerait-il d’être offensant ou mal compris ? La traduction et le contexte culturel impliqueraient-ils un décalage entre les différents sens de l’humour ?

Ma communauté des musiques nouvelles, possiblement comme le milieu universitaire ou anthropologique, souhaite s’adresser à tous, s’efforçant d’atteindre le plus grand nombre de personnes possible, peut-être pour contrer les accusations d’élitisme, ou peut-être tout simplement pour survivre et maintenir sa pertinence. C’est un milieu qui a du mal à évaluer de façon réaliste sa portée – on observe bien que les auditoires sont restreints, mais on suppose que tout public devrait s’intéresser à nous. Nos organismes culturels mettent en oeuvre des stratégies de rayonnement et de médiation culturelle qui mettent l’accent sur la promotion superficielle et l’accessibilité. Je soutiens que pour élargir nos auditoires de façon durable, il en revient aux artistes de créer des oeuvres capables d’engager significativement l’imagination, l’intelligence et la sensibilité des autres, peu importe qu’ils soient initiés à la musique ou non. Par son approche théâtrale, Anthropologies imaginaires a réussi à atteindre un public beaucoup plus large que mon travail à titre de compositeur ou d’improvisateur. Cela est-il suffisant pour satisfaire mon désir sincère de rejoindre une plus grande diversité d’auditeurs ? Pas tout à fait, mais j’ai réalisé par l’expérience que mes Anthropologies imaginaires sont destinées à un public relativement circonscrit : le public réceptif, curieux, relativement diversifié en termes de générations, mais quelque peu homogène culturellement, plutôt intellectuel, privilégié et ouvert d’esprit. Si l’opportunité se présentait de créer une oeuvre artistique pour/avec un autre type de public, d’une autre culture, classe sociale, génération ou autre, je travaillerais afin qu’elle soit pertinente pour ce public. Cette adaptabilité ne pourrait qu’améliorer mon travail et me faire grandir en tant qu’artiste.

Le deuxième risque est que les oeuvres d’art ne soient rien de plus que des spectacles, que de simples divertissements. Détournent-elles l’attention des problématiques réelles, réconfortant les communautés au point de les empêcher d’agir ? Comme l’écrit Audra Simpson à propos d’Avatar :

Dans chaque société, le divertissement effectue toutes sortes de travail politique, mais il est particulièrement utile dans les sociétés coloniales où il continue de détourner les émotions, les histoires et les possibilités des moyens de production sociétale et historique – la dépossession, la négation des droits et le confinement de l’indigénéité.

Simpson 2011 : 206-207

Il convient d’abord d’établir si toute forme d’art, en particulier le mien, est un divertissement. En tant que superproduction grand public ayant généré d’énormes profits, Avatar appartient clairement à cette catégorie. Mais les responsabilités de l’art non commercial sont-elles comparables ? Simpson souligne que la sortie de ce divertissement coïncidait à un jour près avec la signature des excuses aux peuples autochtones des États-Unis par le Président Barack Obama, passée presque inaperçue. L’ironie est impressionnante.

Current Anthropology proposait, en 1995, un débat entre la « pro-objectivité » de D’Andrade et la « pro-subjectivité » de Scheper-Hughes. Cette dernière proposait une définition élargie du rôle de l’anthropologue qui faisait de la place à l’anthropologie militante et à l’activisme politique. Dans son article, Scheper-Hughes remettait en question le bien-fondé de rester un simple témoin observateur lorsque les recherches soulèvent des faits troublants. Elle soutenait qu’une responsabilité de plus en plus grande était nécessaire pour que la discipline anthropologique se détache véritablement de son passé colonial et établissait un parallèle avec les nombreux artistes qui souhaitent élargir leurs responsabilités et s’engager dans un art critique ou militant. Avec l’émergence de l’anthropologie créative et d’autres approches comme les films ethnographiques, je pense que la recherche sur le pouvoir de la voix est riche à plusieurs égards. Étant directement liée au corps, à la parole, au langage et à la culture, la recherche vocale a le potentiel de remettre en question de façon créative les suppositions et les préjugés à propos des différences culturelles. Mes recherches en cours se penchent sur la voix en tant qu’agent de décolonisation, de rapatriement, d’affirmation culturelle et de négociation. Je continue de soutenir que la standardisation du son vocal renforce l’emprise de la colonialité sur notre pensée et sous-entend, à tort, une hiérarchisation des pratiques artistiques.