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L’avenir de l’anthropologie du politique réside dans sa résistance à la catégorisation professionnelle, sa possibilité même de soutenir la position de transversalité qui corresponde au mieux à ses objectifs de recherche sur l’hétérogénéité des cultures. En ce sens, elle est en mesure de maintenir une perspective critique au coeur même des procédures d’homogénéisation culturelle et politique développées par les gestionnaires de l’État.

Abélès et Jeudy 1997 : 21

Introduction

Cet article porte sur les discours et les valeurs des acteurs pour qui le « tourisme culturel » constitue un espace commun de travail ou de confrontation. Le tourisme culturel ne sera pas considéré ici comme un type de pratiques spécifiques, ni comme un ensemble de sites ou de « destinations » qui seraient plus « culturelles » que les autres. Justement parce que la question de ce « plus culturel » reste posée. Si les acteurs touristiques et culturels, privés et publics, utilisent de manière permanente ce qui constitue un label politique (Pinto 1992) et institutionnel jusqu’au début des années 2000 (le « tourisme culturel » est aujourd’hui concurrencé par le « tourisme durable » ou « solidaire »), cela n’implique nullement un consensus sur la définition de ce tourisme culturel, et, surtout, sur les pratiques et les valeurs de ceux qui s’y réfèrent.

Plutôt que de poser a priori ce que serait ou ne serait pas ce tourisme culturel, il s’agira donc de restituer les débats et les conflits qui animent les agents des administrations culturelles et touristiques françaises, à l’échelle nationale ou locale, les responsables associatifs et les opérateurs privés qui décident – ou sont chargés – de mettre en oeuvre des politiques ou des produits dits de « tourisme culturel ». L’observation des interactions a notamment été menée lors d’une enquête dans les salons et les colloques du tourisme culturel, en France et en Europe. On présentera plus particulièrement ici les échanges observés lors de réunions organisées par une petite entreprise d’événementiel, la société B., pour laquelle j’ai travaillé pendant trois ans dans le cadre d’une Convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE).

Le tourisme culturel : discours savants et catégorie indigène

L’anthropologie et le tourisme culturel

Le tourisme est un phénomène aux implications sociales, politiques et économiques multiples, mais, à l’exception de la géographie, il reste peu étudié par les sciences sociales françaises, en raison notamment de son manque de légitimité académique.

Le champ est plus structuré au Canada et dans les pays anglo-saxons, et plusieurs départements d’universités et des revues (dont deux canadiennes francophones) se consacrent entièrement aux recherches portant sur le tourisme (Cousin, Réau et Winkin 2007). Même s’ils sont dispersés, les travaux ethnologiques sur le tourisme connaissent toutefois un essor récent lié à une réalité nouvelle : le phénomène touristique touche désormais les objets traditionnels de l’ethnologie et de l’anthropologie sociale ; les terrains proches ou lointains des ethnologues sont devenus des lieux de visites touristiques, promus comme des destinations de « tourisme culturel » par des voyagistes le plus souvent « alternatifs ». Depuis une quinzaine d’années, la communication (Winkin 2001), l’histoire (Boyer 1996 ; Bertho-Lavenir 1999), le patrimoine et la mémoire (Jeudy 2001), la famille (Fabre 2000 ; Réau 2005a et b), l’identité (Picard 1992 ; Lanfant, Allcock et Bruner 1995 ; Abram, Waldren et Macleod 1997 ; Le Menestrel 1999), l’espace (Augé 1997), l’environnement, la campagne ou la nature (Urbain 2002a et b ; Rogers 2002) sont donc revisités à travers la question du tourisme. Pour la discipline anthropologique, il ne s’agit pas seulement de prendre en compte ce phénomène, mais également de modifier le regard porté : après avoir longtemps dénoncé le tourisme et les touristes accusés de détruire les cultures authentiques, les ethnologues se sont distanciés de l’analyse en termes d’impacts et, à la suite de l’ouvrage de Michel Picard, Tourisme culturel et culture touristique (1992), se soucient désormais de ce que les sociétés et les populations d’accueil font du tourisme. Il s’agit donc de travaux qui portent sur les questions d’acculturation ou d’interaction entre visiteurs et visités, sur le tourisme de patrimoine, sur le rapport entre identité et tourisme, bref, sur tout ce qui a affaire avec les objets légitimes de la sociologie et de l’anthropologie sociale. Le tourisme culturel est alors présenté comme une pratique touristique visant à découvrir la culture de l’autre ; l’on cherche à observer les interactions et à en comprendre les implications et les conséquences, souvent dans une problématique de changement social (Michaud 2001). Le tourisme culturel est également étudié sous l’angle de l’imaginaire qu’il implique et suscite (Amirou 1995, 2000).

Dans une perspective qui relève plus de la sociologie de la culture, certains auteurs s’intéressent également aux pratiques de tourisme culturel en les définissant comme la visite des institutions culturelles – patrimoniales, muséales, etc. (Patin 1997). Les choses se compliquent lorsque l’on cherche à distinguer les pratiques de tourisme culturel des autres pratiques touristiques, ou des autres pratiques culturelles, ou que l’on veut caractériser les « touristes culturels » à partir de leurs motivations ou de leurs caractéristiques sociales. Ces questions sont importantes pour les institutions dès lors qu’il s’agit de mesurer les publics ou de les faire entrer dans l’une ou l’autre catégorie – tourisme ou culture. Pour les responsables d’offices de tourisme et d’institutions touristiques locales ou nationales, le tourisme culturel est une pratique touristique qui comporte des visites « d’ordre culturel ». Inversement, pour les conservateurs et les analystes du ministère français de la Culture, le tourisme culturel est une pratique culturelle que l’on effectue pendant ses vacances. Dans les enquêtes du ministère de la Culture, le contexte à travers lequel s’effectue la pratique et la distance parcourue ne sont pas des variables déterminantes alors que c’est justement ce qui définit le tourisme et le touriste pour les institutions qui s’en préoccupent[2]. En revanche, les institutions culturelles et touristiques partagent une définition « française » de la culture lorsqu’elles parlent de tourisme culturel, une définition liée au patrimoine historique bâti et aux musées, ce qui n’est plus le cas en Amérique du Nord et dans les instances internationales non gouvernementales.

Le tourisme culturel comme label institutionnel

Le tourisme culturel est sans doute une invention des institutions internationales. En effet, depuis la fin des années soixante, L’Unesco, l’Icomos et l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) se préoccupent du tourisme et de ses interactions avec les populations locales, leur culture et leur identité. Ces institutions sont, avec le Conseil de l’Europe, à l’origine de l’invention de la « doctrine du tourisme culturel » (Cousin 2002, 2007 à paraître) comme « bon tourisme » (Picard 1992) – bon pour les touristes, pour les populations, pour l’économie et pour les cultures – par opposition au « mauvais » tourisme de masse, qui fait l’objet de tous les rejets, comme est rejeté le touriste d’origine populaire, forcément vulgaire et pollueur (Urbain 1991 ; Équipe MIT et Knafou 2002). Cette doctrine édictée dans les années soixante a suivi l’évolution des dogmes économiques, la transformation de la notion institutionnelle de culture, l’élargissement du concept de patrimoine et l’avènement de la « mobilité » comme valeur suprême. L’analyse des divers textes et chartes du tourisme culturel et de leurs filiations intellectuelles révèle que les institutions sont passées d’une vision humaniste et universaliste du tourisme comme facteur de progrès (charte de 1976) à une vision relativiste et « interculturaliste » (charte de 1999)[3]. Cette évolution peut s’appliquer aux « nouvelles » formes de tourisme culturel, qui s’intitule désormais « tourisme solidaire », « tourisme équitable », « tourisme ethnique » ou « ethno tourisme ». Ces tourismes – et bien sûr les institutions qui le promeuvent et l’organisent – ont ainsi acquis un statut moral : constituer un lien pacifique entre les cultures et les identités culturelles et, pour le Conseil de l’Europe, contribuer à la naissance d’une conscience européenne (Cousin 2006 à paraître). Le « tourisme culturel » a également rencontré un grand succès auprès des collectivités locales puisqu’il leur permet de valoriser commercialement une « identité » en fait une image de leur territoire, image élaborée grâce à des « consultants en identité » qui se présentent parfois aussi comme des ethnologues. Dans ce cadre, le tourisme culturel peut également être défini comme une « offre », et plus particulièrement une offre culturelle payante (Collardelle et Montferrand 1994, 1998), liée au patrimoine historique bâti. On est ici dans la logique des ouvrages qui portent sur la valorisation touristique du patrimoine culturel (Bayle et Humeau 1992 ; Barré 1995 ; Origet du Cluzeau 1998)[4], même si, dans ces ouvrages, les « produits de tourisme culturel » désignent le plus souvent des circuits pour les groupes, la seule chose rentable pour les voyagistes.

Différents auteurs se sont donc penchés sur le « tourisme culturel », avec des acceptions et des utilisations très différentes, voire antagonistes, en fonction de la situation sociale du locuteur et de l’objectif poursuivi. Par exemple, le commentaire que donnent Pierre Bourdieu et Alain Darbel du tourisme culturel – « En tant qu’occasion parmi d’autres d’actualiser une attitude cultivée, le tourisme culturel, c’est-à-dire le tourisme qui fait une place aux visites de musées, dépend du niveau d’instruction plus fortement encore que le tourisme ordinaire » (Bourdieu et Darbel 1967 : 47) – n’a rien à voir avec l’utilisation de cette expression par des consultants ou des élus qui veulent rentabiliser leur offre patrimoniale – « le tourisme culturel […] n’est finalement qu’un produit de consommation comme les autres » (Bayle et Humeau 1992 : 8) ou avec la connotation morale que lui confèrent l’Unesco et le Conseil de l’Europe.

La production du discours sur le tourisme culturel a donc été, pour partie, liée, à des considérations politiques, territoriales et éthiques dans lesquelles les pratiques et les représentations des touristes et des professionnels concernés n’avaient que peu d’importance. Il fallait inventer la catégorie tourisme culturel, une catégorie toujours plus poreuse et malléable, au gré de l’évolution de la notion de culture, et du passage d’une acception « à la française » – la culture comme oeuvre de l’esprit, comme supplément cultivé, incarnée dans l’offre de musées et de hauts lieux du patrimoine – à une vision qui lie la notion de culture à celle d’identité et de civilisation, la culture comme tout ce qui serait le signe de la spécificité d’un groupe ou d’un lieu. Une définition parfois taxée de relativiste, le plus souvent légitimée par des références à l’ethnologie et à l’anthropologie sociale et qui est devenue, au fil des années une preuve de distinction bien plus certaine que la visite des hauts lieux du patrimoine, considérée, pour beaucoup, comme un lieu commun. Valery Patin, sociologue, consultant et membre de l’Icomos affirme ainsi que « le tourisme culturel a perdu sa vocation de signe social », car « rompant avec l’approche traditionnelle qui se voulait littéraire, sélective, esthétique, commémorative, les classes moyennes ont imposé une visite plutôt visuelle, émotionnelle, historique, scolaire, et surtout identitaire » (Patin 1994 : 33). Aujourd’hui, la définition du tourisme culturel oscille entre élitisme et populisme, humanisme classique et relativisme extrême, en fonction du locuteur et de ses intérêts institutionnels, commerciaux, politiques ou académiques.

Les frontières entre les catégories -emic et -etic sont donc éminemment perméables, comme elles le sont pour le terme « culture ». Or, comme l’écrit Jonathan Friedman dans un article paru dans Anthropologie et Sociétés en 2004, « le cheminement depuis l’autonomisation du concept de culture en tant qu’objet d’analyse jusqu’à son emploi dans les politiques identitaires ne peut être compris que si nous nous efforçons de maintenir une perspective critique et réflexive ». La perspective critique nécessaire à la distanciation vis-à-vis de la notion de culture est indispensable pour l’expression « tourisme culturel », surtout que l’intérêt théorique de cette dernière reste à démontrer. Lorsqu’ils n’écrivent pas dans un cadre institutionnel ou commercial, les chercheurs en sciences sociales semblent par ailleurs d’accord sur le fait que l’expression « tourisme culturel » ne désigne aucune pratique homogène ni aucune destination, encore moins un secteur d’activité économique autonome. Il ne s’agit donc pas ici de considérer le tourisme culturel comme un objet sociologique pertinent. Le tourisme culturel est d’abord un label, une « catégorie indigène », même si cette catégorie est produite, entre autres, par les sociologues ou les anthropologues qui travaillent pour l’Unesco ou pour le ministère de la Culture. Or, dans les lieux de production et de diffusion des discours professionnels et des produits de tourisme culturel, les définitions internationales du tourisme culturel peuvent constituer un contexte, ou un élément de justification dans un argumentaire, mais guère plus. À quoi sert donc ce label? Nous allons voir qu’il est utilisé comme un lieu commun par différents acteurs politiques, institutionnels et commerciaux qui tentent de concilier des pratiques professionnelles et des valeurs considérées comme a priori antagonistes. Ce qui se joue d’abord, c’est l’opposition, historique en France, entre le « monde de la culture » et celui du tourisme et des loisirs.

Culture, loisirs et tourisme en France : une opposition historique

La représentation en termes de « mondes » de la culture et du tourisme s’inscrit dans l’opposition historique, politique et sociale des institutions et administrations de la culture, du tourisme et des loisirs en France. L’organisation politique des loisirs et de la culture se scinde en 1959 avec la création du premier ministère des Affaires culturelles par André Malraux. Celui-ci impose une politique de démocratisation qui passe par la doctrine « du choc culturel », avec pour finalité la rencontre avec l’oeuvre. La conception des loisirs soutenue par les mouvements d’éducation populaire, dont notamment Peuple et Culture fondé par Joffre Dumazedier, et, pour le tourisme associatif, l’association communiste Tourisme et Travail, défend au contraire une éducation et un encadrement du peuple où la culture est un moyen de développement personnel, parmi d’autres (Dumazedier 1972). Par ailleurs, depuis la fin du 19e siècle, l’offre touristique marchande se structure à travers les opérateurs privés et les collectivités locales, en marge de l’État et souvent en opposition avec lui. La distanciation du ministère des Affaires culturelles avec le champ des loisirs, les réseaux d’action culturelle, les amateurs et l’Éducation nationale relève pour partie de raisons pragmatiques, c’est-à-dire, en l’occurrence, de la nécessité de « définir un territoire autonome et légitime pour la nouvelle administration culturelle » (Patriat 1998 : 152). Toutefois, malgré plusieurs tentatives, Malraux échoue dans sa tentative d’intégrer à son ministère le haut-commissariat au Tourisme. Le tourisme sera à partir de ce moment-là considéré comme une activité de loisirs relevant de l’industrie ou de la culture de masse, jugée incompatible avec la nature supérieure de la Culture. Le ministre affirme ainsi en 1963 : « il n’y a pas de culture sans loisirs, mais ces loisirs ne sont que les moyens de la culture »[5].Il faut attendre la fin des années soixante-dix et, surtout, l’arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture, pour que s’amorce la volonté de transformer les relations entre culture, tourisme et loisir. La démocratisation culturelle et l’industrie culturelle ne sont plus présentées comme incompatibles, mais on s’interroge sur leurs possibles rapprochements (Girard 1978), ce qui ne va pas sans provoquer un tollé dans les milieux culturels de gauche. C’est dans cette perspective de rapprochement de l’économie et de la culture[6] que se constitue la politique dite de « tourisme culturel ». Les institutions concernées, relayées par des consultants et des organisateurs d’événements se donnent pour objectif de concilier ces « deux mondes », à travers des labels, des conventions, des colloques, des salons ou des rencontres plus informelles. Ainsi, en 1987 est signée une première convention entre le ministère de la Culture et le Secrétariat d’État au Tourisme (messieurs Lang et Baylet), une deuxième sera signée en 1998, au moment où les socialistes sont, avec la gauche plurielle, de nouveau au pouvoir (mesdames Trautman et Demessine). Cette Convention Culture-Tourisme a explicitement des objectifs institutionnels : il s’agit de rapprocher deux administrations toujours considérées par leurs agents[7] comme des mondes autonomes, ne partageant ni la même langue, ni les mêmes valeurs. On choisit des thématiques consensuelles, des projets susceptibles d’être acceptés par tous : l’amélioration de la signalisation routière, la « signalétique », « l’accueil » des lieux ouverts au public. C’est ainsi que, pour certains auteurs, le ministère de la Culture « est passé d’un rejet de l’attitude consommatrice au début des années 60 à une soumission plus ou moins explicite au tourisme de masse depuis le milieu des années 80 » (Urfalino 1996 : 346).

Pourtant, comme nous allons le voir, ceux qui se nomment eux-mêmes respectivement « professionnels de la Culture » et « professionnels du Tourisme », ont toujours bien du mal à s’entendre, et le mépris réciproque semble encore organiser aujourd’hui nombre des relations entre les administrations culturelles et les institutions touristiques. Des opérateurs privés vont également tenter de se poser comme intermédiaires. C’est le cas d’un ancien chargé de mission de Jack Lang, devenu directeur d’une petite société d’événementiel, qui organise à partir de 1988 un salon des musées, puis, en 1997, l’édition unique d’un salon du tourisme culturel et les années suivantes, des rencontres professionnelles. Se révélant dans l’incapacité de faire venir des visiteurs clients, c’est-à-dire des comités d’entreprises ou des voyagistes susceptibles d’acheter les circuits de tourisme culturel proposés par ses exposants, la société dépose le bilan en 2000.

Un comité de pilotage

Les « touristes » et les « cultureux »

Un « Comité de pilotage » est organisé en France en 1999 par une entreprise privée, la société B., pour préparer deux journées de rencontres professionnelles sur le tourisme culturel et le tourisme urbain. L’observation des échanges au sein du Comité de pilotage permet de mieux comprendre la manière dont les différents acteurs se situent les uns vis-à-vis des autres. Le directeur de l’entreprise B. choisit les membres de ce comité dans un triple objectif : légitimer la manifestation par des « parrainages » prestigieux, la faire connaître dans les réseaux commerciaux et institutionnels et s’assurer de l’inscription payante de certaines collectivités en les associant à la préparation des journées (5400 euros par organisme ou ville). Le Comité est composé de directeurs et de présidents d’offices de tourisme et d’associations de tourisme regroupant différentes collectivités territoriales, à l’échelle française et européenne, de responsables culturels à un niveau européen, national et local, de voyagistes (également appelés tour-opérateurs) et d’un sociologue du tourisme très connu. Les membres du Comité sont presque tous des hommes, blancs, d’une cinquantaine d’années qui occupent des postes à responsabilité dans leurs organismes respectifs. Le directeur de la société B. n’a convié personne du ministère de la Culture, ni du Secrétariat d’État au Tourisme : il veut se placer comme l’unique intermédiaire entre les collectivités locales et les voyagistes, et tient un discours sur l’utilité publique du tourisme culturel, en se référant explicitement à Jack Lang. De nombreux interlocuteurs croient d’ailleurs que la société B. travaille pour ou avec le ministère de la Culture. Confusion savamment entretenue par l’entreprise.

Certains des membres du Comité, comme le sociologue, ne viendront jamais aux réunions ; d’autres, les membres d’un réseau méditerranéen ou la directrice du tourisme d’un pays scandinave n’y feront qu’un passage rapide. Les débats du Comité sont en effet le plus souvent centrés sur des cas ou des problèmes spécifiquement français, ce qui n’incite pas les étrangers à revenir. Les réunions ont lieu à Paris, dans un quartier d’affaires situé entre l’Opéra et la Bourse, dans les bureaux de la société, autour d’une grande table de réunion et d’un petit-déjeuner « continental ». Y participent également des stagiaires de l’Institut européen des itinéraires culturels, un organisme dépendant du Conseil de l’Europe avec lequel la société B. a conclu un accord de partenariat, et moi-même, qui suis perçue par les membres du Comité comme une stagiaire ou une secrétaire de l’entreprise B. puisque j’enregistre et prends des notes, et ce, même si j’ai expliqué la raison de ma présence. Les extraits de conversation qui suivent sont principalement issus de la première rencontre de ce Comité de pilotage et sont présentés dans leur chronologie. Ne sont cités que les échanges qui font ressortir la dynamique des débats sur le tourisme culturel et sont révélateurs des postures et des discours que j’ai pu observer lors des trois années passées dans ce contexte professionnel. J’ai en revanche coupé les longs monologues où les participants cherchent à donner de leurs responsabilités, de leur ville, de leur région ou de leur entreprise la meilleure image possible. J’ai également éliminé l’ensemble des questions et des débats qui portaient sur l’organisation concrète de la manifestation – mais ils étaient peu importants lors de cette première rencontre.

Le premier mars 1999, il s’agit donc essentiellement de se présenter. C’est un élu du Syndicat national des agences de voyage (SNAV) qui commence. Ancien autocariste, il est président des agences de tourisme d’accueil, c’est-à-dire les agences qui accueillent les groupes et organisent leurs hébergements et déplacements sur place.

— Je travaillais à Paris Vision, vous savez, les cars! Donc je sais concilier l’intérêt touristique et l’intérêt culturel! [CW, images : « ParisVision »]

À ses côtés, la directrice d’une agence de voyage spécialisée dans les circuits culturels pour Américains présente en quelques mots son agence puis exprime ses difficultés à intéresser ses groupes à des visites originales. C’est une dame très distinguée, qui raconte de manière assez précise son travail et son expérience de voyagiste.

— Pour les visites pittoresques, pas de problème. Mais quand j’ai proposé à mes Américains, très cultivés, une visite du quartier Perret au Havre[8], il n’y en a pas un qui a suivi : ils sont tous restés à Honfleur. [CW, images : « LeHavre »]

Elle donne plusieurs autres exemples de propositions de visite dans des villes ou des quartiers peu touristiques « qui n’ont pas fonctionné ». Personne ne semble s’intéresser à son expérience malheureuse de mise en tourisme du patrimoine contemporain. Tout se passe comme si, pour les participants, il était impossible d’entendre que la « demande touristique » ne correspond pas forcément aux nouvelles offres de tourisme culturel que les collectivités et les ministères cherchent à créer pour répartir la « manne touristique ». Le tour de table se poursuit avec le responsable des conventions avec les collectivités locales de l’Association Française d’Action Artistique (Afaa[9]), une structure qui dépend du ministère des Affaires étrangères. Avec la décentralisation et la restriction des budgets du ministère de la Culture, les collectivités locales françaises sont amenées à développer des partenariats avec d’autres instances, comme, par exemple, cette Association Française d’Action Artistique. Le responsable des conventions s’exprime en diplomate rompu à l’exercice de congratulation de ses partenaires français et étrangers.

— Il y a aujourd’hui une professionnalisation des métiers de la culture, il y a une vie culturelle dans vos villes d’une excellence inégalée. Nous sommes chargés d’exporter l’excellence, nous sommes amenés à travailler avec les collectivités locales. Avant, naturellement, on travaillait avec le ministère de la Culture. Maintenant…

Le voyagiste élu au Snav n’apprécie guère cette rhétorique ni le manque d’intérêt des personnes présentes et, plus largement, des responsables politiques et culturels, pour la rentabilité des produits touristiques. Manque d’intérêt par exemple pour le récit d’échec de sa collègue, alors que cette rentabilité est essentielle à la survie des voyagistes. La distinction que tente d’introduire le diplomate entre l’État central et les collectivités locales lui paraît assez vaine pour qu’il coupe l’intervenant.

— Professionnels de la culture, ça veut dire quoi, « professionnels de la culture »?! La culture croit toujours avoir raison, et ils imposent des produits dont on sait qu’ils ne se vendent pas. Ils sont où les professionnels?

Le directeur de l’Office de tourisme de Limoges, qui prend systématiquement le parti des opérateurs privés, renchérit :

— L’activité touristique, est-ce que c’est seulement la danseuse de la collectivité ou est-ce que c’est de l’économie? Il faut que tous les musées et les entreprises soient rassemblés. Mais la culture, c’est souvent des professionnels dans leur tour d’argent.

Le directeur de la société B. tente de s’interposer :

— Le problème entre la culture et le tourisme, il est politique : c’est parce qu’il y a rarement des élus qui ont la double casquette culture et tourisme.

Le président du Snav reprend son monologue sur les « gens de la culture » qu’il juge incompétents. Le directeur de l’Office de tourisme de Dijon se pose en réconciliateur :

— D’un côté, on a des gens de la culture et de l’autre, du tourisme. C’est des passions, on est tous des passionnés, ça fait des étincelles, c’est normal. La culture, c’est de la recherche scientifique, nous, nous sommes liés au marché, heureusement! Mais nous devons reconnaître que les institutions culturelles ne sont pas que des moyens à notre service.

La directrice de l’agence de communication s’adresse au président du Snav :

— Pour vous, la culture, ce n’est qu’un moyen pour faire votre objectif, pour faire venir le maximum de touristes pendant un maximum de temps, pour être rentable. Les gens de la culture, ils n’ont pas envie de cela.

Cet échange où les acteurs du tourisme sont accusés d’instrumentaliser « la culture » renvoie termes à termes, mais de manière inversée, aux discours de Malraux et de son ministère évoqués plus haut, pour qui les loisirs et le tourisme ne pouvaient être qu’un moyen de la culture.

La médiation, le voyageur et « l’offre culturelle » ou la culture du petit-déjeuner

L’antagonisme ne vient pas seulement du sentiment d’instrumentalisation : il est également lié au fait que les deux groupes professionnels (ou plutôt les personnes qui se considèrent comme relevant de l’un ou l’autre des groupes) ne parlent pas la même langue, n’entendent pas la même chose lorsqu’il leur arrive d’utiliser le même vocable ou, me semble-t-il, surjouent l’incompréhension, puisque cette dernière permet d’être associé à l’un ou l’autre « camp ». Le responsable du Club collectivités territoriales à l’Afaa tente ainsi de répondre aux invectives du président du Snav :

— Il y a une notion beaucoup plus importante que la notion de rentabilité, c’est celle de public. Il y a une vraie réflexion sur la notion de public dans les milieux culturels. Et quand on parle de public, c’est le travail du tourisme, la médiation.

Le directeur de l’Office de tourisme de Dijon :

— C’est quoi, la médiation?

Silence amusé pour certains, agacé pour d’autres. Le directeur des Affaires culturelles du Havre donne une définition consensuelle de la médiation (« c’est la capacité de transmettre ce qui est présenté »), et une discussion sur l’offre culturelle de chacune des villes représentées s’engage. Le directeur du Tourisme-Club de Brest explique que dans sa ville, « il n’y a pas d’équipement culturel d’un grand intérêt ». [CW, images : « Brest »]

— Il y a le musée des Beaux-Arts, c’est bien mignon, mais il faut trouver autre chose, le tourisme urbain. L’objectif, c’est que les gens qui viennent à Océanopolis restent six heures à Brest et dépensent beaucoup de fric. Le problème, c’est que le tourisme, c’est la portion congrue de la culture.

Le responsable de l’Afaa s’énerve :

— Il y a quelque chose qui me choque, pas en tant qu’Afaa, mais en tant qu’individu. Ça fait deux fois que je vous entends dire qu’il faut qu’ils dépensent le plus d’argent possible. Moi, quand je voyage, je veux bien dépenser de l’argent, mais il faut quelque chose de qualité. Regardez les petits-déjeuners, c’est de la culture le petit-déjeuner, il pourrait y avoir des spécialités. Eh bien non, c’est la chaîne !

Le président du Snav :

— De toute façon, pour mettre dans les brochures, il faut que l’on sache 18 mois à l’avance, et les gens de la culture, ils sont pas foutus de prévoir. Et le gouvernement, il est pas foutu de prévoir d’une année sur l’autre le budget de la culture et du tourisme. Comment voulez-vous que cela marche!!

S’ensuit une discussion sur les modalités de programmation et les habitudes en la matière dans d’autres pays. Puis, chacun raconte les dispositions que prend sa ville pour se « mettre au tourisme » ou « changer d’image ». Le directeur de Limoges insiste [CW, images : « Limoges »] :

— À Limoges, le problème, c’est Proust : il nous a fait énormément de mal avec le verbe « limoger »[10]. Mais il y a plein de choses à faire, la porcelaine… Et la gare est classée.

Le directeur du Club Tourisme de Brest :

— La notion de « Ville », cela ne peut pas continuer, il faut faire éclater ça, et parler de « Pays ».

En parlant de « Pays », il fait référence à l’entité territoriale créée par la loi de 1995 sur l’aménagement du territoire[11]. Cette « notion » est très utilisée par les collectivités locales, surtout en milieu rural, dans un objectif touristique ou politique. Le fait de considérer une ville comme une « notion » ou une « marque » est fréquent dans le monde du tourisme. Pour exemple, le site de l’Office de tourisme de Limoges nous apprend que : « plus qu’une ville, Limoges est une marque connue dans le monde entier »[12]. Le directeur de l’Office de Dijon :

— L’aspect culturel en ville est très important, parce que c’est un moyen de monter le niveau de l’image. On fait ses courses avec une garantie patrimoniale, on vient dépenser en ville sur un fond culturel.

« Monter le niveau de l’image », « garantie patrimoniale » : l’offre culturelle est ici considérée comme une sorte de contexte, une marque de distinction, les pratiques culturelles réelles des consommateurs n’ayant aucune importance. « Je m’excuse », ajoute-t-il à l’adresse du responsable de l’Afaa qui riposte :

— Le fond culturel, on le voit très peu dans les hôtels !
— Mais nous, à Dijon, on a un signe distinctif pour les hôtels qui achètent et offrent des entrées à des expositions, et on essaie de se mettre aux normes Afnor, même si c’est très difficile. Et les policiers municipaux sont formés au tourisme. Mais on ne veut pas tomber dans les visites guidées qui sont vécues comme la corvée culturelle. C’est pour cela que se développent les audioguides. Il faut pouvoir accéder librement, il faut qu’ils décident librement de l’offre qu’ils vont voir.

Le diplomate ne semble pas convaincu du caractère culturel des normes Afnor. Le président du Snav renchérit :

— Les hébergements de caractère, c’est important. À Budapest, les hôtels de la ville basse n’ont pas d’intérêt, mais, sur la colline, il y a un Hilton qui abrite un couvent !

Le directeur de l’Office de tourisme de Limoges soutient son collègue de Dijon, qui n’en demande pas tant :

— Limoges n’est pas Ville d’art et d’histoire pour ne pas tomber dans le corset de la Caisse des monuments historiques. Nous, on lutte contre ce label.

Le label « Ville ou Pays d’art et d’histoire » est attribué par le ministère de la Culture[13] aux collectivités locales qui mettent en valeur leur architecture et leur patrimoine. Le terme patrimoine est entendu dans une acception très large : l’obtention du label dépend en fait de la mise en oeuvre des objectifs de la convention, notamment de l’emploi d’un animateur du patrimoine et de guides conférenciers agréés, de la création d’un centre d’interprétation et des actions de sensibilisation en faveur des habitants et du jeune public. Pour l’obtention et la conservation du label, la dimension touristique ne prime pas, même si les collectivités – et nombre de touristes – considèrent ce label comme la preuve du caractère exceptionnel d’un patrimoine. Pour beaucoup d’élus et de techniciens du tourisme, ce label est donc trop culturel, trop contraignant et trop coûteux à mettre en oeuvre.

Le directeur de B. essaie de réconcilier tout le monde en expliquant que 30 % des touristes font des visites extérieures et seulement 6 % des visites intérieures.

— Le tourisme urbain, c’est la capacité à élargir la sphère culturelle, le swinging London, c’est d’abord un état d’esprit!

Pour cet ancien collaborateur de Jack Lang, comme pour de nombreux promoteurs du tourisme culturel, la culture semble plus relever de l’attitude que de la connaissance, la valeur suprême du tourisme culturel est la mobilité, les « bons touristes » sont « les rapides qui aiment à humer l’air du temps », et qui s’opposent aux « touristes culturels boulimiques », considérés par d’autres comme le « pôle noble du tourisme culturel » (Origet du Cluzeau 1998). Considérer la mobilité et la flânerie dans un contexte « culturel » comme une marque de culture ne peut être totalement dissocié de l’évolution de la notion de culture en anthropologie, du relativisme culturel, des cultural studies, et de l’utilisation de certains textes d’auteurs comme Arjun Appadurai, très sollicité par l’Unesco. Ce discours est également lié à l’évolution de l’art et aux avatars du ready-made de Marcel Duchamps. Il n’est pas propre aux acteurs de la sphère culturelle ou au public, mais marque plutôt une distinction entre les « anciens » et les « modernes » ou, comme certains le revendiquent, entre Paris et « la province ».

Paris-Province, l’autre opposition

La matinée est bien avancée et le directeur de l’Office de Limoges, soucieux de paraître au fait des dernières évolutions du marché touristique, commence une longue explication sur les « TO » et les « possibilités d’export » de sa ville. La personne de l’Afaa l’interroge :

— C’est quoi un TO?

Les membres du Comité sont interloqués. Heureusement, les deux TO – ou tour-opérateurs – viennent de partir. Le directeur de la société et son alliée, la directrice de l’agence de communication, entendent bien en profiter pour réconcilier les responsables institutionnels du tourisme et ceux de la culture, par exemple en leur trouvant un adversaire commun, ce président du Snav si prompt à critiquer vertement tout ce qui a affaire avec la culture.

— C’est aberrant cette histoire de 18 mois pour faire un programme, à l’heure d’Internet. Et dès qu’on dit culture, il pense élitisme. Il a une réaction proche des gens de province par rapport aux gens de Paris.

Les « gens de Province », en majorité autour de la table, toussent. Le directeur de B. renchérit :

— C’est les gens du tourisme, surtout les Cdt, ils ont une position de retrait d’emblée.

Et la personne de l’Afaa demande :

— C’est quoi un CDT[14]?

Pour faire diversion devant cette nouvelle question qui laisse les « gens du tourisme » ébahis, non plus seulement agacés, le directeur de B. demande alors au directeur de l’Office de tourisme de Dijon quels sont ses accords avec le Consortium[15], mais le directeur de Dijon risque la question :

— C’est quoi le Consortium?

Il y a un silence : les deux organisateurs, le directeur de B. et la directrice de l’agence de communication, choqués par cette ignorance, ne parviennent plus à se poser comme des intermédiaires, alors que leur position est déjà déséquilibrée par leurs parcours professionnels respectifs qui les identifient comme appartenant au « monde de la culture ». Ils n’ont pas trouvé la meilleure accroche pour une réconciliation générale : parler des « gens de province » et stigmatiser les « gens du tourisme » et les « CDT » les place comme des « Parisiens » de la culture, alors que tous leurs interlocuteurs, excepté la personne de l’Afaa, viennent de province. Heureusement, les affirmations péremptoires du président du Snav permettent encore de trouver un terrain d’entente avec la critique des organisateurs de voyage, les fameux « TO » ou voyagistes. Tous sont d’accord pour critiquer le schéma simpliste des organisateurs de voyage, leur incapacité à « innover », leurs a priori. Même le directeur de l’Office de tourisme de Limoges en convient :

— C’est vrai qu’on entend de la part des TO, que la culture, c’est pour les culs-terreux et que le tourisme, ça c’est de l’économie.

La conversation se poursuit dans un très bon restaurant du quartier de l’Opéra : le directeur de Producteurs doit convaincre ses interlocuteurs qu’ils peuvent investir en sécurité dans sa manifestation. Mais, pendant le déjeuner, le directeur de l’Office de tourisme de Limoges et la directrice de l’agence de communication ont une altercation sur la légitimité des journées « portes ouvertes ». Le directeur de l’Office explique qu’il est absolument contre le principe, car cela coûte cher puisqu’il faut payer les employés ; la directrice de l’agence rétorque violemment que les portes ouvertes sont l’une des bases de la démocratisation de la culture. Lors d’un autre repas, à l’issue d’une autre réunion, le sujet reviendra sur la table, de manière aussi polémique, et le directeur de l’Office de tourisme de Limoges dira alors, comme pour s’excuser de ses opinions :

— Je sais, je suis un épicier. J’arrive avec ma blouse grise et je compte les sous.

Ce directeur, comme les autres responsables touristiques, revendique une appartenance au « monde marchand » qu’il oppose à celui de la culture, qui ne serait pas au fait de « la réalité ». Or, excepté les organisateurs et les deux agents de voyage, tous les participants sont des responsables institutionnels. La discussion se structure autour d’une opposition entre « culture » et « tourisme », opposition rappelée à chacun par les questions des uns et des autres à propos de sigles, de sites, ou de notions : « c’est quoi… un CDT, la médiation, un TO, le Consortium? ». En posant sa question, la personne affirme son ignorance de « l’autre monde » et se place, pour ses interlocuteurs, dans un camp ou dans un autre, celui de « la Culture » ou celui du « Tourisme ». Lorsque les participants parlent du tourisme et de la culture, ils ne font référence ni aux pratiques des touristes, ni aux représentations qui organisent la définition de la culture ou du tourisme à l’Unesco et dans les ouvrages de consultants ou de chercheurs. « Le Tourisme » et « La Culture » désignent un ensemble d’individus, d’administrations, de lieux, d’activités, de politiques, de sémantiques, d’idéologies qu’ils estiment relever de deux mondes : « la culture, c’est scientifique, le tourisme, c’est de l’économie » affirme le directeur de l’Office de Dijon.

Les échanges au sein de ce Comité restent relativement courtois. Dans les salons du tourisme, lors de discussions entre personnes qui se considéraient comme relevant du même milieu, j’ai pu entendre des professionnels du tourisme dire que les « cultureux » sont prétentieux, méprisants et incapables, car ignorant des « réalités », c’est-à-dire, en l’occurrence, des « obligations de rentabilité ». À l’inverse, certains des responsables d’institutions culturelles stigmatisent l’ignorance, voire « la bêtise » ou « la brutalité » des « marchands de soupe » du tourisme. Ces qualificatifs violents sont toutefois plutôt rares. Ce qui est fréquent en revanche est le regret affirmé d’une opposition irréductible en raison du rejet de l’autre, mais qui pourrait être levée, si cela ne dépendait que de soi. Les personnes qui considèrent qu’elles appartiennent à l’un des milieux regrettent, tout en se les appropriant, les stéréotypes qu’elles imaginent formulés à leur encontre par « l’autre milieu ». Pour caractériser l’opposition entre « Tourisme » et « Culture », les responsables du tourisme font par exemple fréquemment référence à la métaphore biblique des gardiens et des marchands du temple : « ils nous méprisent parce qu’on est des marchands du temple », « le temple de la culture a besoin de marchands » [CW, images : « mar-chandsdutemple »]. Il ne s’agit pas pour eux de remettre en cause leur appartenance au monde marchand, il s’agit de regretter que celle-ci soit considérée comme dévalorisante par des individus auxquels ils reconnaissent implicitement ou explicitement un rôle de « gardiens ». La volonté affirmée est donc de réconcilier les « gardiens » et les « marchands », même si l’identification des uns et des autres aux marchands et aux gardiens du temple peut sembler étrange, compte tenu du sens de la parabole. Mais, si les « gens du tourisme » regrettent le procès en valeur dont ils estiment être les victimes, ils revendiquent bien leur appartenance au monde marchand, à son langage – les produits, les prospects, les niches – et à ses valeurs – la rentabilité, l’efficacité, le retour sur investissement. Cette revendication permanente pourrait apparaître logique si les personnes dont j’évoque les paroles travaillaient dans des entreprises privées. Or, à deux exceptions près pour le Comité de pilotage évoqué plus haut – la directrice de l’agence de voyage et le président du Snav –, ce n’est pas le cas : les participants sont des responsables d’institutions touristiques, publiques ou parapubliques, dépendant de collectivités locales. Lorsque le directeur de l’Office de tourisme de Limoges affirme « je suis un épicier », il revendique, avec défiance, son appartenance à un ordre social, celui des marchands, qui, a priori, n’est pas le sien. La référence à cet ordre marchand lui permet de justifier son discours commercial. Mais malgré un discours commercial omniprésent, les directeurs d’offices ne semblent pas considérer leurs villes comme étant en concurrence les unes avec les autres. Au contraire, ils affirment partager les mêmes objectifs : changer ou améliorer l’image de leur ville, au moyen de propositions culturelles, pour la « mettre en tourisme ». La référence permanente au marché et à la « grandeur marchande » (Boltanski et Thévenot 1991) est pour les acteurs institutionnels du tourisme un moyen de justifier leur activité en invoquant un ordre de valeur posé comme distinct de celui de la culture. Le discours marchand semble plus une valeur qu’une activité, même si certains organismes liés aux collectivités locales ont des objectifs de vente et des obligations de résultat.

Conclusion

La raison d’être du Comité de pilotage est la préparation d’une manifestation qui doit notamment permettre la rencontre entre « l’offre » des collectivités locales et des structures culturelles et la « demande » constituée par les organisateurs de voyage qui commercialiseront les « produits de tourisme culturel ». Or, dans le Comité de pilotage, les « gens du tourisme » et ceux de la « culture » ne parviennent à s’entendre que sur un seul point : l’attitude jugée critiquable des organisateurs de voyage. Il y a la critique des affirmations péremptoires du président du Snav, mais également la dénégation de ce qui est dit par la directrice de l’agence de voyage : le récit de l’échec de ses visites culturelles au Havre ne semble avoir été entendu par personne, et surtout pas par le responsable des affaires culturelles de cette ville. Les responsables institutionnels du tourisme affirment partager les mêmes objectifs que les agences privées, mais ils sont, de fait, plus proches des institutions culturelles, dans le camp d’une « offre » qui cherche parfois désespérément sa « demande » – et notamment la « demande professionnelle » que constituent pour les collectivités les organisateurs de voyage. Or, pour des raisons de rentabilité, peu de villes et de collectivités intéressent l’industrie touristique. Alors, pour légitimer leur rôle et leur présence dans les salons et les rencontres professionnelles, les responsables culturels et touristiques de Brest, du Havre ou de Limoges ont besoin de croire que la « mise en tourisme » reste possible, que les échecs sont imputables à un manque de coordination entre les services, à un manque d’information du public, à l’incurie des voyagistes. Il leur faut croire qu’il suffit de « changer d’image » et de le faire savoir. Il en est de même pour les organisateurs de salons et de rencontres professionnelles : pour se poser comme intermédiaires, relais, et conseils pour la constitution d’une « offre » et d’une « image », il faut postuler l’existence d’une demande qui ne demanderait qu’à être révélée. Cette demande « potentielle », voire fictionnelle, possède une relative efficacité institutionnelle : pour y « répondre » (c’est-à-dire souvent l’inventer), il faut se rencontrer, partager des stands dans les salons, faire collaborer les services. Dans ce contexte, l’argumentaire culturel ou commercial, les oppositions terme à terme (tourisme-culture, privé-public, public-clients, démocratisation-rentabilité, Paris-province) permettent à chacun de « sauver la face » et de prendre une place dans la construction des discours à destination des publics. Par suite, la promotion des « identités locales » et des « richesses patrimoniales » et, d’une manière plus générale, les politiques culturelles et touristiques ne laissent plus apparaître les conflits de valeurs de leurs promoteurs. Le paradoxe est que le résultat, l’offre de tourisme culturel, apparaît aux uns comme une marchandisation de la culture, aux autres comme des élucubrations coupées de « la réalité économique ». Alors qu’il est d’abord un lieu commun institutionnel.