Postface : Passions politiquesUn défi pour l’anthropologie contemporaine[Record]

  • Giulia Sissa

…more information

  • Giulia Sissa
    CNRS et UCLA
    10380 Wilshire Boulevard
    Los Angeles (Californie) 90024
    Etats-Unis
    sissa@polisci.ucla.edu

Colère, terreur, vengeance ; espoir, confiance, empathie. Longtemps ignorées, les passions sont de retour, de plus en plus bruyamment, pour décrire et interpréter événements, motivations et formes d’action dans la vie politique. La guerre contre la terreur ; la « haine », dans les conflits sociaux des banlieues françaises ; les désaccords entre communautés ethniques et religieuses ; les dynamiques de l’humiliation et de la rage dans les relations internationales : dans le flot de notre information quotidienne, une nouvelle langue résonne. Ce nouveau, ou, peut-être, très ancien langage, utilisé avec une liberté croissante, encadre la violence contemporaine en termes de raisons émotives. La même rhétorique résonne dans les sciences sociales et les sciences humaines. Les théoriciens du politique comme Marcel Hénaff, Peter Sloterdijk, Arjun Appadurai ou Martha Nussbaum et William Connolly nous invitent à repenser l’importance des passions – maintenant, alors que, comme l’affirme Pierre Hassner dans un article d’une grande lucidité sur les conflits dans le monde, ce sont les passions qui « prennent leur revanche ». La diffusion de cette langue est rendue possible par une série de facteurs. En voici quelques-uns : une reconsidération critique du caractère « raisonnable », que nous pouvons attribuer à la démocratie libérale ; l’obsolescence de la pensée marxiste ; l’attention des sciences cognitives vis-à-vis des soubassements chimiques du plaisir et de l’aversion que nous éprouvons, même lorsque nous prenons des décisions réfléchies ; la présence grandissante de femmes, et de féministes, sur le terrain de la théorie politique. Les théoriciens politiques libéraux tendent à associer la démocratie au désaccord raisonnable et à la délibération impartiale, tout en dédaignant l’interférence des émotions. Au contraire, que la démocratie soit compatible avec la reconnaissance de motivations « pathétiques » – qu’elles soient espoirs ou ambitions, solidarités ou revendications – cela semble la rendre plus démocratique. La vision marxiste de l’histoire minimise comme illusoires et non pertinentes, ou bien sociologiquement déterminées, toutes les formes d’intention ou d’affectivité individuelles. Comme l’affirmait Marx, et comme nous l’avons répété allégrement, les sentiments sont l’affaire des petit-bourgeois. En revanche, en reconnaissant et en examinant les émotions politiques, nous faisons une place aux motifs et à l’expérience subjective, même dans les mouvements collectifs ; nous admettons qu’un sujet singulier et sensible est toujours au travail, même multiplié dans le pluriel social. Les émotions nous amènent à comprendre que la politique est faite, comme l’affirmait Aristote, de plaisir et de douleur. Les dispositifs pathétiques, qui caractérisent différents ordres et différentes pratiques politiques, nous imposent un nouveau réalisme, un nouveau matérialisme : le réel de la jouissance et de la souffrance, la matérialité des corps. C’est pourquoi la pensée cognitive et la pensée féministe contribuent, l’une et l’autre, à la reviviscence du passionnel politique. La langue des émotions et des passions est une nouveauté, palpable dans la presse et dans les sciences sociales, mais elle nous relie aux plus grands des classiques. D’Hérodote à Machiavel, de Thucydide à Rousseau, les êtres humains étaient des animaux politiques – mais ils étaient politiques parce qu’ils étaient pathétiques. Ils souffraient la crainte, l’envie et la colère ; ils jouissaient de la fierté, de la gloire ou de l’espoir – et ces émotions les amenaient à prendre des décisions et à agir, à commander ou à obéir, ou encore à s’insurger. Individus et société, souverains et multitudes : les êtres humains agissent à cause des passions qui les meuvent, et qui sont, pour eux, des raisons – et des raisons pas moins vraies que la puissance ou l’argent. L’argent et la puissance, en effet, peuvent devenir vrais pour des êtres humains, seulement parce qu’ils sont …

Appendices