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Tu vas être content ! Dans quelques jours, il va y avoir un rite de Mela chinta. Un jour et une nuit entiers au cours duquel il y aura des chamanes partout, qui vont appeler les esprits. Tu as de la chance, le dernier Mela s’est déroulé il y a longtemps…

Pasang, informatrice, janvier 2001

C’est par ces mots que m’accueille Pasang, mon informatrice privilégiée dans ce village à dominante sherpa de moyenne montagne, localisé dans le nord du Népal. Depuis le printemps 1999, des missions ethnographiques m’ont amené dans cette région de l’Himalaya pour y étudier les mutations des normes de la santé et de la maladie, dans le contexte de l’implantation d’un système biomédical. Elles m’ont permis d’explorer les formes locales (dites « traditionnelles ») de thérapie, et, parmi elles, les pratiques chamaniques. Considéré comme une forme résiduelle d’animisme, le chamanisme, soi-disant absorbé par le bouddhisme, s’y avère pourtant d’une surprenante vitalité, même s’il n’intéresse que les villageois et quelques ethnologues. Le Solukhumbu, le district dans lequel se trouvent les villages étudiés, est l’une des régions les plus traversées par les touristes (trekkeurs, alpinistes et autres visiteurs) et ceux-ci, en marge de leurs « explorations », montrent un intérêt presque exclusif à l’endroit des manifestations religieuses les plus visibles, en l’occurrence celles du bouddhisme.

Le bouddhisme des Tibétains (installés dans la région à la suite de la diaspora de 1959) et des Sherpas (résidents au Népal depuis des siècles) domine d’autant plus le champ d’observation ethnographique qu’il se prête au jeu de la mise en scène touristique. Mais du chamanisme, rien ou presque n’affleure à la surface de ces traditions dont les touristes se délectent : elles agrémentent leurs exploits sportifs. Les missions ethnographiques conduites dans la région entre 1999 et 2003 permettent de constater que se profilent dans ces hautes vallées du Népal des réponses adaptatives particulières au tourisme : autant les manifestations rituelles du bouddhisme sont « ouvertes » à une audience non locale (les touristes), autant celles qui relèvent du chamanisme restent relativement confidentielles, même près de dix ans après ces observations. Un constat empirique qui suppose de questionner les modèles d’analyse d’un tourisme de plus en plus mondialisé, modèles souvent libellés en termes d’« impacts » sur les sociétés de petites dimensions, et de s’interroger sur la nature des transformations qu’il opère.

Tourisme, mondialisation : changements culturels et religieux

Phénomène longtemps ignoré par l’ethnologie, pour excès de trivialité, parallèlement soupçonné de dénaturer l’authenticité des cultures sur les terrains explorés par les ethnographes (Picard et Michaud 2001 : 7), le tourisme s’invite désormais au premier rang des objets de l’anthropologie contemporaine. Les sociétés d’Asie – comme bien d’autres sur la surface de la planète – sont affectées par le développement d’un tourisme international, premier pilier de l’économie mondiale (Duterme 2006). Si le tourisme peut se voir assigner le statut d’objet pour une ethnologie « au rabais », il s’impose d’autant plus qu’il constitue l’un des traits saillants de ces processus de circulation humaine et de réinvention culturelle désignés comme relevant de la « mondialisation » (Waters 2001 : 5). La progression conjointe des mouvements humains et des circulations culturelles médiatisées, qu’Appadurai (1999) qualifie respectivement d’ethnoscape et de mediascape, redéfinit à l’évidence la nature des cultures, mais aussi les contacts qu’elles entretiennent, qui s’avèrent désormais innombrables, continus et remodelés par les flux d’images dispensées par les réseaux des médias de masse. Si les médias impliquent une reconfiguration des rapports sociaux ordinaires entre le public et le privé (Tomlinson 1999), les religions sont affectées par un phénomène identique (Beyer 1994) : elles se redéfinissent comme des « cultures-traditions » (Warnier 1999), qui se « patrimonialisent », se réinventent, voire s’inventent (Hobsbawn et Rangers 1983). Mais ces modèles théoriques au haut niveau de généralité et d’abstraction nécessitent d’être confrontés à des réalités empiriques singulières, en l’occurrence le terrain localisé du Népal, dont l’histoire récente est habituellement décrite en termes d’exposition brutale à la « modernité » et à la « mondialisation » (Allen et al. 1994). Principal agent de ce « saut » dans la mondialisation, le tourisme sert ici de fil conducteur à une analyse de la dynamique d’une culture très médiatisée et « patrimonialisée » de cette région du monde : celle des Sherpas.

L’Asie s’avère un site d’observation particulièrement riche et diversifié pour l’étude des impacts socioéconomiques et culturels du tourisme[1]. Les travaux de Charles McKhann dans une région proche (les marches sino-tibétaines) ont déjà ouvert d’intéressants chantiers[2] mais la Chine, où le tourisme chez les « minorités nationales » est contrôlé par des instances centralisées (McKhann 2001), n’est pas le Népal.

Variations topographies et ethnographiques : Sherpas, patrimonialisation culturelle et tourisme

Si le tourisme est devenu une industrie florissante au Népal en général, la géographie de son extension est cependant très différenciée selon les sites topographiques ou les cultures – toutes plus « fascinantes » les unes que les autres – décrits, voire construits, par la littérature de voyage. Son impact sur les formes culturelles locales présente donc de sensibles variations. Les flux de visiteurs se concentrent en effet dans certaines zones, principalement les grands centres urbains et les montagnes. La région de moyenne élévation de la vallée de Katmandou abrite quelques uns des plus somptueux complexes architecturaux du pays (Durbar Square, Patan, Swayambunath ou Pashipatinath), reflets de la magnificence historique des anciens temps. Ils sont devenus de hauts lieux d’un tourisme international en quête de « culture ». Le sud du pays (teraï), région agricole, quoique toute aussi riche sur le plan culturel, présente bien moins d’intérêt aux yeux des touristes, à l’exception du site de Lumbini, lieu de naissance du Bouddha. D’autres flux touristiques se canalisent plus vers le nord, zone de moyennes et de hautes montagnes où s’est développée une très forte industrie du trekking et de l’alpinisme. Avec l’accession au sommet de l’Everest d’Edmund Hillary et de Tenzin Norgay en 1953, les Sherpas ont acquis une renommée internationale, et leur région de résidence, le district du Solukhumbu, dans le nord-est du pays à la frontière avec le Tibet, est devenu le point de ralliement des alpinistes[3].

Si les organismes d’État et les entreprises de tourisme ont été prompts à promouvoir – par la presse, la littérature et désormais les réseaux électroniques – cette double imagerie des vallées « historiques » et des montagnes « naturelles », ils ont également adossé leurs campagnes de publicité pour le Népal sur le double argument du caractère authentique et mosaïque de sa population[4]. La littérature de voyage – professionnelle ou personnelle – est sur ce plan un inépuisable gisement d’informations plus ou moins passées au prisme de l’imaginaire primitiviste sur les traditions culturelles du Népal, et en particulier celle des Sherpas. Majoritairement disséminés dans le nord du pays et installés aux pieds de l’Everest, les Sherpas appartiennent à la catégorie des bothia, c’est-à-dire des populations de langue, de culture et de religion tibétaine. Originaires du Tibet (comme le signale leur ethnonyme), ils se sont implantés dans cette partie du Népal au début du XVIe siècle. Le caractère « reculé » de leur zone de résidence (qui ne bénéficie pas d’un accès routier mais d’un transport aérien intermittent) n’a pas représenté un obstacle au développement du tourisme local : au contraire, il s’avère un puissant motif d’attraction.

Les Sherpas occupent l’une des rares enclaves « tibétanides »[5] ouvertes au tourisme de masse (Gellner 1997), pour des raisons aussi bien géographiques qu’idéologiques. Ils ont avantageusement tiré partie de ce « torrent de touristes » (Fischer 1990), en offrant hébergement (lodges) et services[6] pour répondre à la demande croissante de circuits de trekking ou d’expéditions de haute montagne (Rogers et Aitchison 1998). Au vu des effets néfastes de ce tourisme de masse[7], le gouvernement népalais a transformé le district du Solukhumbu (ainsi que d’autres régions) en un Sagarmatha National Park en 1976, dans un vaste mouvement de patrimonialisation des ressources naturelles et culturelles du pays.

Le « touriste » et l’« indigène » : relations, enjeux, processus

Ramassant son argumentation critique sur les impacts « désastreux » du tourisme sur le plan économique comme culturel, Bernard Duterme résume la « relation » entre le touriste et l’autochtone à un jeu asymétrique, cadré par des règles économiques :

Friand ou non de stéréotypes, de clichés ou d’« authenticité », le touriste, plus ou moins dupe, participe de facto à la marchandisation des cultures locales, et donc à leur « mise en scène », à leur folklorisation commerciale. Au mieux, l’autochtone s’adapte pour en tirer profit ; au pire, il est lui-même instrumentalisé par d’autres intérêts, comme ces « peuplades indigènes » parquées que l’on visite, appareil photo en bandoulière, comme l’on visite un zoo.

Duterme 2006 : 17

Le propos est lucide mais acerbe. La réduction de la performance culturelle, lorsqu’elle s’adresse à une audience de touristes, à un simple « folklore », et celle des jeux d’acteurs du touriste et de l’autochtone à des déterminants économiques qui les dépassent ne rend pas justice à la complexité des situations que les ethnologues et observateurs rencontrent concrètement sur le terrain. Il se joue des processus bien plus complexes, qui participent d’une rencontre des altérités, par lesquels les cultures locales et leurs membres se mettent en scène et se réinventent au prisme du contact avec cet Autre particulier qu’est le touriste, au point parfois de devenir « autres » de leur propre culture et histoire (Rauch 2002 : 300). Ce jeu subtil du mimétisme culturel par lequel les populations réinventent (ou même inventent) des traditions est désormais l’un des principaux axes de réflexion autour desquels s’articule la réflexion dans les études anthropologiques du tourisme. Et l’anthropologie de l’Asie est loin d’être étrangère à cet état de fait. Chaque région fait surgir des réflexions singulières et le cas du Népal illustre particulièrement bien la pertinence d’une approche politique de la mimesis culturelle à travers les performances rituelles « touristifiées ».

Mondialisation et tourisme au Népal

Depuis un demi-siècle, le tourisme est devenu l’une des principales activités économiques du Népal. Après plus d’un siècle d’isolation politique et culturelle, le Népal s’est brusquement ouvert au reste du monde, à la faveur d’un renversement de la dynastie royale en place (1950). Objet d’une promotion intensive à l’échelle internationale, il est maintenant l’une des destinations les plus réputées pour les voyageurs de tous horizons et nationalités. Dans les années 1960, Katmandou était une sorte de « capitale mondiale » de la contre-culture pour la jeunesse occidentale, et le lieu par excellence d’expériences « psychédéliques » et « spirituelles » (Bruckner 1983)[8]. Avec les années 1980, au tourisme « spirituel » initial s’est ajouté le tourisme « culturel » et « sportif », bien plus massif, et surtout économiquement bien plus rentable (Karan et Ishii 1996). Avec l’ouverture des frontières, les gouvernements népalais qui se sont succédé ont pris la mesure de l’état de pauvreté dans lequel se trouvait le pays – au moyen des outils conceptuels de l’idéologie du « développement » notamment – et ont saisi l’opportunité économique de l’intérêt inextinguible que lui portaient les pays voisins (Inde), asiatiques (Japon) et surtout les nations occidentales (États-Unis, Europe occidentale). Selon des sources gouvernementales, près d’un demi-million de visiteurs pénétraient annuellement le Népal pour des motifs touristiques à la fin des années 1990. La manne financière du tourisme représentait au milieu de la même décennie 4 % du Produit National Brut, et contribuait au cinquième des échanges (Karan et Ishii 1996), avant que l’insurrection maoïste ne vienne la mettre en péril. L’accession des ex-rebelles au pouvoir a depuis stabilisé la région sur le plan politique. Une large partie de l’économie des services et de la production artisanale repose de nouveau sur le tourisme, lequel s’avère également la principale source des contacts culturels pour les populations locales, trop pauvres pour être engagées dans des circuits de mobilité internationale. Vu sous cet angle, c’est la mondialisation qui vient au Népal, et non l’inverse.

Stratégies d’exposition culturelle et religieuse

Si les contacts permanents entre les populations locales et les touristes/ethnologues peuvent conférer aux touristes et aux Sherpas un sentiment de proximité et de « découverte » du fait qu’ils se croisant sur les mêmes lieux de vie, ils continuent cependant de vivre dans des univers culturels différents. Les Sherpas demeurent « exotiques » aux yeux des touristes étrangers, qui en relatant leur expérience insistent sur l’altérité fondamentale de ceux qui, ironiquement, partageront l’intimité des cordées ou des groupes de trekking durant des semaines. Réciproquement, rien n’est plus exotique aux yeux des Sherpas que les attitudes des touristes, qui s’enthousiasment pour des décors naturels (comme les sommets des montagnes) qui sont pour les Sherpas, selon leurs dispositions chromatologiques, d’une bichromie monotone et quelconque (Luger 2000). Michel Raspaud (2000) parle d’ailleurs d’un véritable « choc culturel » dans son analyse de la littérature historique de l’alpinisme himalayen.

Mais les contrastes de l’exotisme sont l’un des pivots majeurs de la fascination occidentale pour le Népal et les autorités népalaises ont très rapidement saisi l’opportunité de valoriser la diversité culturelle et religieuse du pays pour en faire la « vitrine » d’un tourisme aux développements prometteurs. À l’occasion de l’organisation de l’année Visit Nepal (1998) spécialement consacrée à l’ouverture du pays au tourisme, les publications traitant de la vie religieuse à destination des voyageurs se sont multipliées, et certaines, comme la mini encyclopédie en quatre volumes, Religious life in Nepal (Amatya Publisher 1998), ont été éditées exclusivement à cette fin. Les rites religieux font l’objet d’un fort intérêt de la part des visiteurs et sont parallèlement considérés comme des clefs pour la compréhension de la culture locale (Ortner 1978), en particulier sous leur forme la plus spectaculaire, celle des festivals (Fürer-Haimendorf 1964 ; Ortner 1978, 1989 ; Luger 2000). L’une des plus brillantes analyses des rites sherpas a été conduite par Sherry Ortner (1978). Son ethnographie fine et détaillée, un modèle de référence dans le monde anglo-saxon depuis sa publication, révélait le potentiel heuristique des rites – des plus ordinaires aux plus spectaculaires – qui, au prisme d’une contextualisation totale selon la méthode préconisée par Marcel Mauss, dévoilaient la morphologie et l’univers de significations symboliques de la société sherpa dans son ensemble.

Les données traitées par l’ethnologue américaine contredisent pourtant sur bien des points (sens de l’égalité et emphase communautaire, par exemple) celles de son prédécesseur allemand et pionnier de l’anthropologie du Népal, Christoph von Fürer-Haimendorf : divergences d’interprétation ? De perspective ? Ortner (1989) privilégie une différence de contexte : son terrain se situe plus au sud que celui de Fürer-Haimendorf, et la configuration socioculturelle s’en serait trouvée sensiblement différente. Une autre interprétation des écarts entre les images de la société sherpa que livrent deux ethnologues aussi sérieux réside sans doute ailleurs, et soulève une autre question : ont-ils vu la même chose ? L’analyse de Vincanne Adams (1996) s’avère éclairante sur ce point. Observant que les Sherpas adoptent des attitudes et des rôles sociaux variables en fonction de l’identité de leurs interlocuteurs, elle reprend l’opposition goffmanienne « onstage » et « backstage » comme outil de description des interactions de nature interculturelle ou intraculturelle de la vie sociale locale ordinaire. Dans les circonstances particulières qui sont celles des hautes vallées de l’Himalaya népalais – où à la présence des résidents, il faut ajouter celle, continue, des touristes – cette opposition vaut également à l’analyse des rites. Car la « mise en scène » de la vie culturelle et religieuse des Sherpas, dans l’interaction culturelle et à travers la performance rituelle, révèle de singuliers écarts de visibilité.

Festivités chez les Sherpas

Les festivités locales au Népal (en général qualifiées de jātrā, selon Toffin 1982) se déclinent, selon Véronique Bouillier (1982 : 91) en trois catégories : le melā, « foire », le jātrā, « procession », et le vrata, « rite ascétique ». Chez les Sherpas, groupe ethnique de langue, de culture, et de religion tibétaine (ou bothia), la vie culturelle et religieuse est rythmée par de nombreux rites et festivités (Ortner 1978). Décrite par les ethnologues – et par eux-mêmes – comme constituée de « fervents bouddhistes » (Fischer 1990), la société sherpa est scandée par de grandes ritualités : Dumje (en avril), Nyougne (en mai), Kangsur (en juin) et Mani Rimdu (en novembre) qui s’avèrent des traits saillants de la culture sherpa, parce que distinctifs par rapport à la culture tibétaine dont ils sont issus et avec laquelle ils entendent marquer leur différence (Fürer-Haimendorf 1964). Brossé à grands traits, le déroulement de ces rites présente, sur le plan symbolique, une structure identique propre à la liturgie bouddhiste et ces pratiques s’adressent à des divinités bouddhistes (Ortner 1978 : 131) ; sur le plan sociologique, la morphologie de ces grands rites révèle leur vocation mémorielle et leurs effets de communalisation tels que la sociologie durkheimienne se plaît à les décrire. C’est au sein du monastère de Tengboché, au nord du Solukhumbu, que se déroulent les festivals bouddhistes de Mani Rimdu et de Dumje qui dureront plusieurs jours complets. À cette occasion, les Sherpas des villages alentours – mais aussi ceux qui étaient installés dans les grands centres urbains ou dispersés dans d’autres régions du Népal – rejoignent le monastère situé au coeur des montagnes. Le festival de Mani Rimdu débute par la confection d’un mandala par des moines, lesquels assureront d’un bout à l’autre le déroulement du rite qui relève de leur ministère. Certains moines se livrent ensuite à des danses – les célèbres Echam – affublés de masques et de costumes colorés, alors que d’autres entonnent des mantras et exécutent une lancinante musique. Les danses, clou du spectacle, relatent la victoire du bouddhisme (à travers les figures de ses déités principales ou de ses maîtres historiques) sur les religions locales (et leurs dieux « démoniaques » – à l’image des masques aux faciès menaçants que portent les danseurs). À la fin de la cérémonie (jinsak), le mandala est brûlé. L’audience laïque aura observé la scène durant tout le temps des festivités sans prendre part directement à la performance : des donations constituent l’une des seules interactions qu’ils auront avec les moines. Selon les moines, l’assistance, même passive, aura été « bénie » et « purifiée » (tso) par sa seule présence au rite.

Le rituel de Dumje : un bouddhisme « en scène » et ethnicisé

Robert Paul a donné une fine description du rituel de Dumje, que je ne reprendrai ici que pour en dégager quelques éléments morphologiques et symboliques saillants. Le rituel appartient à la catégorie des rites de kurim (de protection pour les villages) ou de kangsur (rites d’expiation). Sherry Ortner (1978) et Robert Paul (1979) s’accordent conjointement sur l’idée que Dumje est un rite propitiatoire, mais aussi d’exorcisme en ce qu’il expurge les forces du mal et renouvelle l’alliance avec les dieux. Selon le déroulement traditionnel, le rite se déroule sur plusieurs jours : le premier est réservé à la préparation des différents objets qui vont être utilisés lors du rituel : encens (sang), reliques d’anciens maîtres de religion contenues dans des monuments votifs (chörten), et enfin bois sacré – l’autel de la divinité chtonienne locale à figure de serpent (lu). Au soir, une effigie (linga) dans laquelle sont « enfermées » les forces malignes est d’abord maintenue par un couteau sacré (phur-wa) avant d’être enterrée. C’est seulement le second soir que le rituel de Dumje se transforme en événement public, lorsque se mettent en place les célèbres danses masquées Cham dont la scénographie et l’esthétique (des masques effrayants de dieux protecteurs, tek tek, et des chapeaux noirs, sha-nak) relate – à travers plusieurs danses – le combat des forces divines contre les démons et forces maléfiques (gyek, de, ou hrendi). Un autel a été dressé pour l’offrande de torma (effigie symbolique en pâte comestible) et le linga est finalement sacrifié et découpé par un officiant au moyen du phur-wa. Le public laïc, principalement sherpa ou tibétain, ne participe à la fête qu’au titre de spectateur – même si les plus jeunes s’amusent à mimer les danseurs, sur le registre de la blague obscène. Le troisième jour, les danses Cham font de nouveau l’objet d’une performance, avec une démultiplication des figurines et des rituels d’offrande (mdos), auxquelles les laïcs (parfois non sherpas) prennent désormais part activement, en s’insérant dans la procession dirigée vers le chörten. Le quatrième et dernier jour est celui de l’offrande de tse-wong – renforcement vital pour les individus et la communauté entière. Les spectateurs reçoivent des bénédictions diverses (aspersion d’eau sacrée ; tu, un point rouge sur le front, signe de protection emprunté à l’hindouisme ; ou une tseril, pilule contenant des principes actifs).

Dans l’approche anthropologique de R. Paul, fortement teintée de psychanalyse, la finalité de l’analyse est de révéler en quoi, pour les Sherpas, le rite de Dumje a pour vocation de régler symboliquement l’ambiguïté fondamentale d’une culture qui comprend deux registres contradictoires (interdiction de tuer les animaux et nécessité de privilégier la vie humaine, donc de procéder à des récoltes qui exterminent des milliers d’insectes, mais obligation de produire des ressources alimentaires pour la communauté) (Paul 1979 : 276). Il apparaît comme un régulateur symbolique des pulsions et tensions contradictoires de la société sherpa, tant sur le plan psychoaffectif de la libido, que sur celui, sociologique, de réduction de la tension entre les impératifs séculiers de la société, et ceux, transcendants, de sa religion. L’analyse de Paul, fondée sur un matériau de première main recueilli dans les années 1960-1970, ne laisse pas encore la place à des acteurs essentiels de la vie religieuse sherpa qui se mêlent désormais aux audiences de tels rites : les touristes, qui affluent par « torrents » depuis les années 1980 (Fischer 1990). Depuis, le rite de Cham est devenu un événement « culturel » organisé sur les scènes du monde entier – présenté comme « danses sacrées du Tibet » lors de festivals de musiques et danses du monde (Gauthard 2006). Par leur caractère spectaculaire et exotique, les danses de Cham sont une des attractions culturelles faisant désormais l’objet d’une marchandisation par les tours opérateurs occidentaux, qui vantent et vendent l’exotisme de ces destinations lointaines à la vie religieuse baroque et dépaysante.

Le Mela des dhami : confidentialité du chamanisme

Le Népal est paradoxalement d’autant plus réputé pour ses formes de chamanisme que ces dernières apparaissent de manière discrète dans la description anthropologique du paysage religieux du pays, qui distingue en général les grandes confessions en fonction de leur répartition ethnique[9]. Une autre dimension de la vie religieuse locale s’incarne ainsi dans un tout autre type de festivals, les Mela (littéralement « foire », terme qui se traduit à la fois par une activité festive et par un certain sens de la conciliation sociale). Dans cette partie du nord-est du Népal, les Mela sont principalement conduits par des chamanes, lhawa ou lhapa s’ils sont Sherpas, dhami ou jhankri s’ils appartiennent à un autre groupe ethnique (jat). À la différence des grands rituels bouddhistes comme le Mani rimdu, les Mela n’ont jusqu’ici pas beaucoup attiré l’attention des observateurs de la vie culturelle et religieuse locale. Cette invisibilité du chamanisme dans le champ de la recherche chez les Sherpas s’explique en partie par le rôle ambigu joué par les anthropologues. La littérature spécialisée a en effet grandement contribué à construire la culture sherpa autour de l’idée qu’elle était enracinée de manière prédominante, sinon exclusive, dans une matrice bouddhiste (Fürer-Haimendorf 1964 ; Ortner 1978 ; Fischer 1990).

Si le bouddhisme est dominant localement (du moins chez les Sherpas), il en résulte néanmoins que les pratiques non bouddhistes, qui bénéficient d’une consistance sociale et d’une signification culturelle non négligeable, sont, rappelle David Gellner (1997), soit généralement totalement absentes du champ d’observation des visiteurs de la région, soit mentionnées de manière marginale.

C’est plus particulièrement le cas du chamanisme local, dont des travaux qui font autorité en la matière avaient certifié le « déclin » (Ortner 1978, 1998). Ils prévoyaient même son inéluctable disparition (Paul 1976), ou encore le considéraient à l’état de résidu archaïque au sein de la religion sherpa (Samuel 1993). Cette singularité locale est d’autant plus étonnante que le chamanisme bénéficie d’une indéniable vitalité et visibilité dans le reste du pays (Hitchcock et Jones 1976). Cette position périphérique du chamanisme est-elle un trait singulier chez les Sherpas, ou procède-t-elle d’une certaine manière de négocier leur image culturelle ?

L’observation ethnographique révèle l’existence de festivals chamaniques plus confidentiels, qui se jouent « en coulisse » (backstage) : ils se déroulent dans d’autres temps, lieux et contextes que ceux dévolus au bouddhisme, auxquels ils s’opposent symétriquement. Dans la partie médiane du Solukhumbu – le Pharak – les chamanes organisent lors de la première pleine lune de janvier un festival (Mela) dont les cérémonies nocturnes débutent par des chants et des rythmes de tambour au sein de leurs propres domiciles : ils célèbrent les esprits et déités du terroir. Le premier soir, les chamanes (dhami) martèlent leurs tambours (ngyandrö) au cours de rituels de communication spirituelle et de célébration des esprits (guru-puja). Parallèlement, les villageois se réunissent dans une clairière. Ils bâtissent des stands où le public du Mela se restaure et s’abreuve de boissons surtout alcoolisées. Des postes de radio diffusent de la musique populaire et les convives dansent, boivent et se divertissent toute la nuit. Au petit matin, les chamanes rejoignent la foule. Depuis la veille jusqu’au soir, ils martèlent leurs tambours, chantent, entrent en transe au rythme de leur musique afin d’« appeler » les esprits tutélaires, d’éloigner les fantômes (pisach ou norpa) ou les esprits malins (shriddi), et de célébrer les divinités locales (deu-deuta) dont certaines s’incarneront dans le corps des chamanes. À l’occasion, les chamanes se livrent à un combat rituel, en se défiant par la danse et la transe. L’auditoire, très actif, se joint souvent à eux pour chanter et danser, et être à même d’évaluer lequel est le plus puissant des chamanes. Celui-ci s’assure ainsi la fidélité et l’extension de sa clientèle, lorsque, une fois le rite achevé, il retournera à ses fonctions de thérapeute. Quittant le terre-plein des réjouissances, ils déambulent en psalmodiant et en dansant de maison en maison, bénissant quelques foyers. Ivres de fatigue et d’alcool, les laïcs en viennent parfois aux mains pour régler des problèmes qui mobilisent, outre les protagonistes de la rixe, leurs clans, groupes ethniques ou groupes confessionnels entiers, avant que la communauté ne retourne finalement à une vie plus « paisible », c’est-à-dire à une accalmie – pas une disparition – des tensions sociales.

Deux rites festifs : performance, ethnicité et stratégies d’exposition culturelle

À l’instar d’autres pratiques collectives, les festivités religieuses d’Asie ont fait l’objet de nombreuses et riches études. L’ethnographie de festivités nationales comme le rituel de Dasai au Népal révèlent pour les unes la multiplicité des significations (cosmologiques, ethniques, politiques) sous-tendant leur performance (Krauskopff et Lecomte-Tilouine 1996) ; pour les autres, la grammaire du symbolisme qui leur est associé (Toffin 1982) ; ou pour d’autres encore les structures symboliques et sociales qui en entourent les manifestations (Bouillier 1982). Mais au-delà de leur analyse sémiotique ou sociologique, les festivités religieuses, en tant que performances locales ou communales signifiantes pour une population, offrent un site d’observation intéressant pour l’ethnologie. Elles se déroulent sur une scène complexe et convoquent des acteurs et des significations plus nombreux – constituant un théâtre social qui se structure dans la relation touriste-autochtone.

Les contextes européen et français révèlent les processus de transformation impulsés par la massification du tourisme : les fêtes deviennent des marqueurs culturels dans un contexte social et économique de patrimonialisation des traditions locales (Fournier 2009). Si le diagnostic a longtemps été libellé comme relevant d’un dépérissement des festivités[10], les observateurs de ces mutations ont souligné l’inscription de ces transformations dans un processus dynamique entre l’« étranger » et le « local ». Souvent, dans les campagnes françaises « … l’initiative du revivalisme de la réactivation du passé vient de l’extérieur, et […] la fête reste un spectacle produit pour l’extérieur » (Champagne 1977 : 84). La littérature ethnographique montre que dans des contextes culturels différents, les processus de réinvention performative des traditions peuvent s’avérer plus ou moins identiques dès lors qu’il y a développement du tourisme. L’approche performative des festivités induit un retournement de perspective et permet d’injecter des enjeux identitaires en filigrane de la ritualité : chez les Iatmul de Nouvelle-Guinée, Christian Coiffier a décrit le spectacle de la « danse des crocodiles » (sing sing pulpuk) organisé à l’attention de touristes acheminés par bateaux de croisière. Il dénonce la dégénérescence du rituel en spectacle, mais souligne aussi qu’il participe d’une affirmation identitaire dans un contexte marqué par le politique (Coiffier 1992).

Par leurs conditions de mise en scène et leur visibilité sociale, les festivals bouddhistes comme le Mani Rimdu et le Dumje contribuent également à réaffirmer la force du bouddhisme et l’unité de la communauté sherpa. En célébrant les rites bouddhistes, les Sherpas se célèbrent eux-mêmes. C’est la présence des étrangers qui est significative : trekkeurs et alpinistes de passage, ou touristes « religieux » qui désirent assister à ces grands rituels, ils sont toujours nombreux. Deux des différentes catégories de touristes, que Rogers et Aitchinson (1998) qualifient de Festival Tourists et de Restoration Tourists contribuent, par leur engagement associatif et leur appui économique, à la continuité des institutions religieuses, et plus généralement, à la recomposition du paysage culturel local. Suivant l’exemple d’Hillary, principal mécène des associations culturelles sherpas jusqu’à sa disparition récente, ils se sont investis dans la société sherpa en devant les « sponsors » (jindak) d’écoles, de monastères ou de familles (Adams 1996 ; Luger 2000). La patrimonialisation de la culture sherpa se cristallise par l’inscription du Mani Rimdu dans le menu des « tours-opérateurs », surtout des agences de voyage européennes.

Adams (1996) a remarquablement montré combien les Sherpas ont reconstruit leur identité sur la base des conceptions occidentales, en devenant de « courageux » et « robustes » alpinistes, représentants « aimables » et « sociables » des sociétés « prémodernes », et finalement de « pieuses » et « authentiques » figurations de l’altérité que les Occidentaux veulent qu’ils soient. Selon ce même processus, ils construisent les Occidentaux comme « riches », « rationnels », « intelligents », etc., selon leurs conceptions de l’altérité culturelle et adaptent leur comportement en conséquence (Obadia 2003). Ainsi, performer l’un des plus importants festivals « en public » (onstage) à destination d’une audience étrangère est une manière d’affirmer leur « sherpanité »[11]. Le choix du lieu n’est pas anodin : en vertu de leur capacité (historique et sociologique) à concentrer le pouvoir religieux du bouddhisme (Ortner 1989), les monastères sont les principaux sites de cette autoreprésentation d’une forme occidentalisée de l’authenticité, de l’harmonie et de l’unité culturelle des Sherpas.

Politique des rituels, rituels politiques

Mani Rimdu et Dumje ne sont pas que les pôles opposés d’une même vie religieuse. L’analyse de l’observation empirique montre une opposition entre des pratiques relevant de l’occulte et du privé, et d’autres créditées d’un caractère plus officiel et aux manifestations publiques. Si le chamanisme local procède d’une certaine « négociation » avec les forces sombres de l’invisible, le bouddhisme comprend aussi des rites de conjuration de même nature (Fürer-Haimendorf 1964). Il est pertinent d’évoquer la coexistence de deux systèmes dans la religion des Sherpas, l’un animiste-chamanique, et l’autre, bouddhiste (Funke, cité par Kunwar 1989), mais les deux festivals offrent de singuliers décalages quant à leur exposition sociale et culturelle. Ce n’est pas uniquement dans leurs propriétés et dans leur rapport singulier au sacré et à l’invisible – tentation « naturelle » chez l’ethnologue – que réside l’explication à une différence de cette nature : elle est liée à des dimensions politiques.

On a pu incriminer le rôle de l’imaginaire orientaliste occidental et de la textualisation de la culture et de la religion sherpa dans cette focalisation sur le bouddhisme, ainsi que sur la relégation de pratiques non-bouddhistes, comme celles relevant du chamanisme, sur un plan bien moins visible. Mais pour les Sherpas, comme pour les Tibétains avec lesquels ils partagent une grande partie de leur patrimoine ethnologique, la question de la visibilité culturelle des pratiques rituelles telles que les festivals n’est pas seulement liée aux projections imaginaires de l’Occident sur le monde tibétain en général, et la société sherpa en particulier. Elle ressortit également de l’histoire locale : la montée en puissance politique du monachisme bouddhique, et son institutionnalisation dans la société sherpa entre le XIXe et le XXe siècle sont à l’origine d’un conflit durable avec les institutions chamaniques locales. Il en a résulté une pression constante pour en affaiblir la puissance aussi bien sur le plan local qu’aux yeux des Occidentaux. Les grands rites festifs bouddhistes ont ainsi acquis une signification politique : en glorifiant la victoire du bouddhisme sur les forces spirituelles locales, ils célèbrent la conquête politique de la société sherpa par le bouddhisme – et donc la défaite d’un chamanisme désormais relégué dans des recoins obscurs (Ortner 1989).

Le Dumje offre une vision « bouddhocentrée » d’une société sherpa harmonieuse, pacifique, et communautaire. À l’inverse, le Mela chamanique en révèle les dimensions moins idylliques : la violence symbolique et physique qui s’y exerce, à travers les luttes contre les forces surnaturelles, mais aussi à travers les tensions sociales et les excès. Avec le Mela, le monde sherpa est d’autant plus empli de magie offensive, de rivalités et de discordes qu’il réintroduit ce que le Dumje dérobait à l’imaginaire en présentant les Sherpas du Solukhumbu comme une communauté homogène et policée, gommant de facto sa diversité ethnique ainsi que les antagonismes sociaux qui en résultent.

Ce n’est pas par hasard que les deux festivals se déroulent dans des parties différentes de la région du Solukhumbu. Ils dévoilent ainsi une topographie duelle entre le nord (le Khumbu) et le sud (le Solu et le Pharak). Le premier est démographiquement dominé par les Sherpas, et est considéré par les spécialistes comme par les indigènes comme plus « authentique » sur le plan culturel (Ortner 1978). Le sud est une zone de migration nationale et de cohabitation ethnique, supposée être plus « acculturée » que le nord, où les Sherpas sont encore majoritaires (comme résidents, mais minoritaires face à la masse des touristes). Concurrencés dans les niches économiques et sur le plan culturel par d’autres groupes ethniques et castes (Chettri, Tamang, Raï, Magar…), les Sherpas marquent ainsi leur domination sur le plan religieux local en occupant toute la surface des manifestations religieuses publiques au nord, tandis que le sud voit peu à peu s’exprimer d’autres types de religiosité, qui ressurgissent dès lors que le bouddhisme perd de son emprise sociale et idéologique – le chamanisme.

Il y a d’autres explications, qui ont un lien avec la place des Sherpas dans le contexte national du Népal, et qui fournissent des raisons politiques à cette configuration particulière. Tardivement intégrés dans le royaume népalais, les Sherpas n’en sont que des citoyens de second ordre. Leur position reste subalterne dans le système hiérarchique et différencié fixé par le Muluki Ain (code civil) de 1846 (Pradhan 2002). Occupant une zone de montagnes, les Sherpas sont considérés par les habitants des zones urbaines comme appartenant à des « tribus sous-développées » (Pradhan 2002). Pour cette population des frontières, ni totalement tibétaine, et ni entièrement népalaise, les festivals religieux sont des moyens symboliques et politiques de constituer et d’affirmer une identité territorialisée (Gellner 1997). On comprend mieux pourquoi le Dumje s’adresse intentionnellement à une population locale et internationale, et pourquoi, à l’inverse, le Mela, même sans être « soustrait » au regard des touristes, est presque inconnu d’eux. À l’image d’un Janus, la religiosité dans le pays sherpa offre la double image de la concorde sociale et de l’unité culturelle : d’un côté, la rivalité sociale et de l’autre, la dissemblance ethnique, et ce, dans un contexte où l’identité semi-marginale des Sherpas doit être rééquilibrée par l’affirmation de leur singularité ethnique et religieuse. On comprend mieux l’insistance avec laquelle la force unitaire du bouddhisme joue ici le rôle de marqueur de l’ethnicité.

Jeux d’identité, enjeux de visibilité et miroirs de l’altérité

Ces quelques données ethnographiques incitent à amorcer une réflexion sur l’impact du tourisme mondial sur les cultures locales ou « traditionnelles » ainsi que sur la complexité des facteurs qui agissent dans le jeu subtil de la visibilité et de l’invisibilité de leurs traditions, ainsi que de la nature du changement qui les affectent. Si le tourisme est devenu un objet des sciences sociales et de l’anthropologie, une fois dépassées la focale unique sur les modes de domination économique qu’il instaure ainsi que la thèse classique de l’impact sur les populations locales (Boyer 2002), la relation touristique apparaît comme un lieu de réinvention du Soi culturel et de transformation des « cultures-traditions » (Warnier 1999) dans le contexte de flux mondiaux.

Les débats, dans cette région du monde, s’étaient focalisés sur la différence entre des mutations de structure et de surface chez les Sherpas, ce qui explique que les termes de la réflexion se soient dans un premier temps essentiellement limités à opposer la profondeur à la superficialité des changements induits par la massification et l’industrialisation du tourisme (Fürer-Haimendorf 1984). Mais l’ethnographie himalayenne a depuis développé des outils bien plus pertinents pour l’analyse d’une situation aussi complexe. Si le tourisme a amplement été accusé d’être à l’origine d’une corruption des habitudes culturelles, les festivals bouddhistes illustrent au contraire ces phénomènes de « revitalisation culturelle » qui résultent d’une exposition prolongée à ce type particulier d’ethnoscapes. James Fischer (1990), par exemple, a bien montré que malgré leur exposition permanente à des influences occidentales, les Sherpas n’étaient pas « occidentalisés » pour autant, bien au contraire : il s’opère même, selon ses propres termes, un renforcement de leur « sherpanité » (« sherpahood »). David Gellner (1997) va encore plus loin : il évoque même une « tibétanisation » (« tibetanized ») des Sherpas au contact des Occidentaux, qui les confondent dans une même catégorie de l’altérité orientaliste.

Pour des raisons différentes, toutefois, il en va des Sherpas comme de leurs homologues tibétains au Népal. Ces derniers se voient « comme des chauve-souris » : considérés comme des oiseaux par les oiseaux lorsqu’ils déploient leurs ailes, et comme des rats par les rats lorsqu’ils sont au sol et montrent leurs dents : cette métaphore utilisée par les Tibétains en exil illustre à merveille les ajustements identitaires auxquels ils se livrent en fonction de la nature des rapports qu’ils entretiennent avec les nombreux interlocuteurs qui fondent leurs réseaux d’aide et de soutien politique aux échelles locale et internationale (Fréchette 2004 : 1). Inscrits dans des réseaux de relations de même extension régionale, nationale et internationale (ceux du tourisme, pour cette dernière catégorie) qui contribuent à étendre leurs interactions avec des « Autres significatifs » issus d’autres sociétés et héritiers d’autres cultures, les Sherpas « jouent » de même littéralement – à la manière d’acteurs de ce théâtre social particulier qu’est l’interaction culturelle – sur des registres identitaires différents, stratégiquement ajustés aux projections imaginaires de leurs interlocuteurs ; un processus que V. Adams (1996) a très justement qualifié de mimesis.

Rien n’est plus malaisé que de désigner des rites, des pratiques, voire des compartiments entiers des cultures comme plus disposés que d’autres aux changements impulsés par la mondialisation du tourisme. Aussi longtemps que le bouddhisme représentera stratégiquement cette facette « publique » de la société sherpa, le chamanisme restera cette facette « secrète » que les Sherpas se réservent, et bénéficiera de cette relative invisibilité, aux yeux des touristes et des ethnologues. Mais rien n’interdit qu’il soit, sous des conditions particulières, mobilisé en tant que ressource symbolique dans la construction de l’identité culturelle et de l’altérité des Sherpas à travers ce processus mimétique. V. Adams (1996) révélait déjà des manifestations embryonnaires de cette patrimonialisation à visée identitaire du chamanisme, après celle du bouddhisme :

Les capacités mimétiques déployées par les Sherpas et les chamanes à faire du chamanisme un nouveau site pour une prétendue authenticité ont révélé à quel point les différents désirs d’Occidentaux se sont distordus avec les manières contemporaines d’être sherpa, qui substituent des vérités sur eux-mêmes à d’éphémères liens sociaux. […] Le chamanisme offre de nombreuses illustrations sur la manière dont les Sherpas se reproduisent eux-mêmes pour un Autre anthropologique[12].

Adams 1996 : 203

Près de quinze ans après le constat d’Adams, et d’une décennie après mes propres observations, le chamanisme demeure peu ou prou une ressource identitaire pour les Sherpas loin d’être aussi mobilisée que le bouddhisme. Cette relégation perpétuelle du chamanisme signale que l’analyse gagne à associer à une anthropologie de la performance et de l’imaginaire une anthropologie politique : les Sherpas ne se « produisent » pas uniquement dans la relation aux touristes et aux visiteurs occidentaux, mais aussi et surtout dans des rapports tissés historiquement à l’échelle régionale et locale avec d’autres groupes ethniques, lesquels orientent de manière aussi déterminante leurs choix en matière d’exposition et de réinvention culturelle, et s’inscrivent dans des enjeux politiques.

Remarques conclusives

Les discussions présentées ici révèlent, après d’autres, toute la complexité de la question des rapports entre « cultures traditionnelles » et mondialisation, parfois rapidement tranchée sur le mode sentencieux du procès en impérialisme occidental (Barloewen 2003). Ils suggèrent en premier lieu une révision, certes confinée, de la méthode ethnographique sur les faits de ritualité dans la mondialisation. Avec l’intégration de la notion de « performance » et des métaphores empruntées à la scénographie et plus généralement au théâtre dans les études sur le rituel, de nouveaux horizons heuristiques se sont ouverts à l’anthropologie. Mais les débats portant sur les enjeux de transposition des métaphores théâtrales (Schiefflin, dans Harvey 2005) telles que suggérées par Erwin Goffman se sont trop souvent cantonnés à la question de la signification intraculturelle des rites. Exposés à un autre public, celui des ethnologues et des touristes, dont la présence est au coeur d’enjeux économiques et sociaux importants et s’inscrit dans cet entrelacs complexe entre ethnoscapes et mediascapes, les rites festifs donnent aussi à voir des négociations politiques de l’identité et de l’altérité en situation interculturelle.

Ces propos permettent de dégager plusieurs remarques. Les réquisitoires quant à l’économie des signes dérégulée (à la façon de Baudrillard 1976) dans un monde gouverné par la mondialisation se heurtent aux remarquables facultés d’adaptation des sociétés pourtant inscrites de manière « périphérique » dans cette mondialisation, qu’elles se réapproprient autant que les conditions le leur permettent. L’effet d’« érosion des cultures singulières » qu’insufflerait la mondialisation[13] mérite, au moins dans le cas présenté ici, d’être relativisé.

Ici comme ailleurs les chercheurs s’accordent sur le constat d’une influence du tourisme sur les différentes institutions (économiques, politiques, sociales, religieuses, etc.) des Sherpas. Mais la nature des transformations impulsées par le contact direct et continu de ceux-ci avec les touristes étrangers est fonction des « compartiments » de leur société qu’ils offrent à la mise en représentation d’eux-mêmes. Le degré d’exposition culturelle à laquelle est soumise ou se soumet intentionnellement cette « société traditionnelle » ou « culture-tradition » relève d’un entrelacs complexe où se croisent imaginaires collectifs (orientalisme des Occidentaux, occidentalisme des Sherpas) et alignements mimétiques des conduites des protagonistes du jeu subtil de la rencontre et de la coexistence culturelle sporadique. L’exemple des variations de visibilité de la ritualité festive chez les Sherpas révèle en second lieu que cet entrelacs est tout autant façonné par des forces internes (tensions politico-religieuses locales liées à l’histoire locale) que par des facteurs extérieurs (la « mondialisation », pour prendre un raccourci).