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Robert Deliège aborde une thématique de taille, celle de la caste et des castes en Inde. Depuis longtemps, cette thématique alimente de nombreux débats chez les anthropologues, et chez les indianistes en particulier. Le fil conducteur de l’ouvrage s’intéresse donc à la façon dont les chercheurs pensent la caste et étudient les castes, cette catégorie à la fois sociale et politique, individuelle et collective, d’apparence figée mais tellement adaptée au fil du temps.

La caste est un enjeu fondamental dans l’Inde d’aujourd’hui, aussi bien pour les pratiques collectives et individuelles qu’en termes d’ajustements politiques ou sociétaux. L’ou-vrage, qui rassemble les principaux concepts et notions liés à la caste, s’adresse aux étudiants et chercheurs en sciences sociales, indianistes ou pas, qui souhaitent comprendre la complexité des rapports entre les castes dans une société en profond bouleversement. Le lecteur trouvera ainsi un outil pédagogique et un outil de savoir au sujet d’une situation sociale et politique qui, loin de s’engluer « dans un immobilisme rétrograde », nous montre les conditions de l’adaptivité à la vie moderne. C’est ainsi que, tout au long de cet ouvrage, R. Deliège parle en termes de dynamisme, processus, mécanisme de transformation, étayant ses propos de références bibliographiques et d’exemples de terrain.

L’auteur ne propose pas de remise en question forte de l’idée ou de l’utilisation de la caste dans les études indiennes, mais préfère brosser un panorama des principales études, celles qui orientent encore les débats et la pensée critique. Ainsi, l’approche de Louis Dumont, référence en la matière, côtoie les apports des historiens qui ont travaillé sur l’Inde indépendante. Au lieu de présenter la caste comme une institution millénaire qui aurait perdu son authenticité avec le temps, Robert Deliège préfère voir en elle une institution changeante, adaptative. À cette fin, cet ouvrage se concentre sur de nombreux exemples ethnographiques pris dans les évolutions de ces dernières décennies.

Le postulat principal de l’auteur est donc que la caste n’est pas la trace d’un système archaïque, qu’elle n’est pas non plus un reliquat du colonialisme, mais qu’au contraire, la caste a persisté en s’adaptant aux développements récents de la société indienne (c’est-à-dire à la démocratie parlementaire, à la modernisation de la société). Cependant, cette adaptation s’inscrit en même temps dans une résistance aux grands traits de la société moderne, ce qui n’est pas sans conséquence sur la complexité des rapports sociaux en Inde et la manière de les étudier (d’où la place importante des études ethnographiques que R. Deliège dissémine à travers son ouvrage).

Dans une première partie, il présente la complexité de la caste, en passant, bien sûr, par ses définitions et la description de son système tentaculaire. La connaissance de ce système inclut des précisions historiques sur la caste, ainsi que sur le champ lexical spécifique (les castes pouvant s’appeler varna, elles-mêmes pouvant être subdivisées en jati). Le champ conceptuel est également étudié, notamment au sujet de ce que la caste peut nous apprendre sur la spécialisation héréditaire, la répulsion, la hiérarchie et l’exhaustivité.

La deuxième partie de l’ouvrage nous fait entrer dans l’organisation interne de la caste, avec l’analyse de l’exclusivisme social et son renforcement dans les relations familiales. L’origine des castes est assez difficile à tracer, mais leur existence débouche sur un questionnement constant au sujet de la race, des substances communes (genre, pureté, territoire), de l’individualité, du racisme. La caste est pérennisée par le mariage, thème qui nous projette dans l’analyse et le questionnement des catégories de l’endo- et de l’exo-praxis. En confrontant les travaux de quelques anthropologues, R. Deliège propose une réflexion sur ce que l’endogamie et l’exogamie nous apprennent au sujet de l’interdépendance et de la hiérarchie propres aux castes, notamment en termes de solidarité ou de complémentarité. Cette hiérarchie existe aussi à l’intérieur des castes, mais avec des changements constants et des variantes entre différentes régions de l’Inde. Les nombreux exemples de l’auteur sont suffisamment détaillés pour nous proposer une réflexion sur l’hypergamie et l’isogamie, les mariages primaires et secondaires.

Dans la troisième partie, l’auteur situe les castes dans les relations qu’elles entretiennent entre elles. Une caste existe toujours par rapport aux autres, et les relations qui en découlent sont toujours comprises dans le sens de la différence. Ce qui le distingue, c’est le système de valeurs tournant autour de la pureté (temporaire ou permanente). L’interdépendance entre les castes peut être vue sous l’angle de l’organisation de la production et des professions. R. Deliège souligne qu’au 20e siècle, les professions nouvelles, lucratives et prestigieuses, ont alors fait que les castes deviennent moins interdépendantes et au contraire, plus concurrentes. La redéfinition de la caste, l’ébranlement de son homogénéité interne, conduit alors à s’interroger sur ces rapports de domination, qui tournent autour du système Jajmani et de la conscience de classe. R. Deliège explicite ces notions en brossant un panorama de la littérature ethnographique et en ayant recours à quelques exemples pris sur le terrain.

La quatrième partie de l’ouvrage vise à s’interroger sur le devenir contemporain de la caste. La question n’est pas tant de savoir si la caste s’est renforcée ou non, mais surtout de savoir comment elle s’est adaptée à l’urbanisation, à la modernisation, à la démocratisation, au nationalisme et à l’hindouisme politique. Avec ces changements, la caste a dû s’adapter à des pratiques nouvelles (mobilité sociale, sanskritisation) que l’auteur analyse et critique. Mais la principale transformation réside certainement dans l’importance croissante de la caste en politique, un trait accru depuis l’indépendance. La politisation de la caste ainsi que son adaptation à la démocratie sont des questions fort actuelles. Ainsi, d’un côté la caste participe à la vie politique du pays (les grands partis ont une sorte de « banque de vote », qu’ils cherchent à élargir), et d’un autre côté, la démocratie, qui a fragmenté la société indienne (en castes, groupes ethniques, religions, langues, cultures régionales, différentes), contribue à apporter une sorte de stabilité dans la compétition pour le pouvoir (chacun lutte pour sa propre parcelle de pouvoir au niveau local).