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Le déclin progressif de certaines langues a mobilisé nombre de chercheurs dans les domaines de l’anthropologie, de la sociolinguistique ou de l’aménagement linguistique, comme en font foi les initiatives visant à documenter, à maintenir ou à revitaliser les langues autochtones, par exemple. D’autres études ont cherché à approfondir notre connaissance des systèmes grammaticaux et à comprendre les changements linguistiques que suscite le contact. D’autres encore ont abordé ce phénomène sous l’angle de la linguistique appliquée et de l’aménagement linguistique, dans le but de garantir les droits des locuteurs (Freeland et Patrick 2004 ; mai 2005) et l’accès à l’enseignement dans les langues autochtones et dominantes (soutenues par l’État) (Heller et Martin-Jones 2001 ; Henze et Davis 1999 ; Wiley et Ricento 2002), en soulignant la nécessité de normaliser et de codifier la langue et la production littéraire dans les langues traditionnellement parlées plutôt qu’écrites (McCarty et Zepeda 1995). Si ces interrogations ont eu une portée locale et nationale indéniable – liée à des revendications spécifiques pour la reconnaissance linguistique, le contrôle institutionnel et l’autonomie croissante des groupes autochtones –, elles ont suscité également un vif intérêt à l’étranger. De fait, le déclin des langues et les questions touchant les droits linguistiques ne sont désormais plus considérés comme des « problèmes » localisés, et diverses organisations supranationales, tant gouvernementales que non gouvernementales, ont produit des déclarations ou d’autres documents relatifs aux langues en péril[2].

C’est dans ce contexte que le présent article esquisse une approche sociolinguistique et anthropologique multidimensionnelle du déclin des langues, approche qui prend en compte les dimensions historiques, politiques et économiques, souligne la complexité sociale de la « modernisation » des langues et met en lumière la relation entre la langue, l’appartenance nationale et la reconnaissance des langues en péril dans les sphères institutionnelles[3]. Mon étude s’appuie principalement sur des données ethnographiques provenant du sud-ouest de l’Ontario et d’une collectivité inuit du Québec arctique (Nunavik) et évoque à l’occasion d’autres contextes autochtones canadiens. Je tenterai de montrer que, pour comprendre le phénomène d’érosion linguistique, il est important de considérer la langue comme une pratique et non comme un « objet » distinct ou comme une « espèce vivante » susceptible de mourir. Pour ce faire, il convient d’envisager la langue comme un ensemble de ressources linguistiques liées à des configurations politiques, économiques et culturelles, que l’on ne peut donc dissocier des contextes historiques et sociaux dans lesquels vivent les locuteurs. Il faut également considérer le phénomène de déclin des langues en termes de continuité linguistique et culturelle plutôt qu’en termes de « perte » ou de « disparition ». Ce point de vue contextuel permet de souligner un paradoxe inhérent à la reconnaissance des langues autochtones, à savoir que les locuteurs qui se rallient autour d’une variété dialectale homogène et « standardisée » dans le but d’obtenir davantage d’espace institutionnel et de reconnaissance linguistique risquent par le fait même d’exclure et de marginaliser ceux et celles qui parlent une variété non standard de cette même langue.

La langue comme pratique

La plupart des études sur la permanence et la variation linguistiques font des langues des « objets » distincts que l’on peut isoler dans le temps et dans l’espace ou les envisagent comme des « espèces vivantes » susceptibles de « mourir » ; cette vision coïncide d’ailleurs avec une certaine tradition « scientifique » issue du discours universalisant des Lumières européennes (voir Bauman et Briggs 2000, 2003). Il semble toutefois qu’un changement de perspective qui permette de s’éloigner d’une telle objectivation des langues et d’analyser plutôt les pratiques des locuteurs – en insistant sur le rôle indiciaire, lié au contexte, que joue la langue en ce qui a trait au sentiment identitaire et aux interprétations « populaires » (populaire ou traditionnel) ou aux idéologies linguistiques, dont la tradition « scientifique » fait peu de cas (Freeland et Patrick 2003 : 8 ; voir par exemple Silverstein 1998 et Blommaert 2005 pour une étude plus approfondie) – pourrait éclairer la question de la disparition des langues.

En ce qui concerne la préservation des langues et des cultures minoritaires, il faut reconnaître que l’idée que les langues survivent ou meurent semble parfaitement naturelle, parce qu’elle fait appel à la métaphore de la « langue comme objet », métaphore non seulement profondément ancrée dans la conception dominante de la langue, mais également liée à d’autres métaphores elles-mêmes parfaitement acceptées, qui associent les langues (en péril) aux espèces (en péril) et la diversité linguistique à la diversité biologique. Cette métaphore de la langue-objet, rhétoriquement très efficace, est au coeur du discours sur la « disparition » des langues et fleurit dans nombre de campagnes nationales et internationales. Ainsi, les langues parlées par un nombre de plus en plus restreint de locuteurs sont dites « en voie d’extinction » ou « menacées », à l’instar de certaines formes de vie du monde naturel – c’est-à-dire que des « espèces » de langues risquent l’extinction, sans parler de la « perte » culturelle censée l’accompagner. Ce type de discours a incité les peuples autochtones à revitaliser et à promouvoir l’utilisation de leur langue plutôt que celle de la langue majoritaire ou d’une langue dominante comme l’anglais, le français ou l’espagnol dans des contextes sociaux, politiques et culturels et à accroître sa valeur en tant que capital symbolique (social et culturel). Il a également été invoqué pour réclamer une plus grande autonomie au sein d’États-nations de groupes autochtones soucieux de faire reconnaître leur langue et affirmer la nécessité d’un contrôle et d’une légitimation accrue de son utilisation dans les domaines institutionnels.

Pourtant, il serait plus facile de répondre aux préoccupations des groupes autochtones et de comprendre les processus dans lesquels ils sont engagés en se détachant de l’idée de la langue-objet au profit de l’observation de la vie réelle des locuteurs de langues menacées, en particulier dans le domaine de la recherche ethnographique, qui prend en compte le contexte politico-économique plus vaste au sein duquel les ressources linguistiques sont utilisées, valorisées, reproduites et transformées. De fait, il est possible d’aborder l’étude des pratiques linguistiques en ce qu’elles s’inscrivent dans des conditions historiques, sociales et économiques particulières. On peut aussi envisager ces pratiques comme des affirmations identitaires que modèlent des idéologies linguistiques, essentielles pour comprendre la dynamique des situations multilingues. En bref, l’ethnologie (telle qu’elle a été élaborée initialement dans Hymes 1974, 1996) dépasse le cadre linguistique descriptif et la conception idéalisée et statique de la langue et de la société pour examiner le contexte historique et sociopolitique du changement social et des pratiques linguistiques dynamiques dans un tel contexte (Gal 1989). Ce faisant, elle peut contribuer à éclairer l’usage qui est fait des langues dans des conditions économiques et sociales changeantes et complexes — notamment dans les conditions sociales et politiques qui déterminent certains choix linguistiques. Ces choix passent par des répertoires linguistiques eux-mêmes tributaires à la fois de dynamiques discursives ou culturelles et de forces politico-économiques plus vastes, à l’oeuvre aux échelles locale, régionale, nationale et internationale (Gal 1989 : 349-350).

La prise en compte de ces contextes sociaux (politiques, économiques, culturels et institutionnels) permet d’enrichir l’approche classique qui consiste à décrire qui utilise quelle langue, quand et dans quel contexte social (Fishman 1965, 1972). Elle ouvre également la porte à une meilleure compréhension de la manière dont s’élaborent et évoluent certaines formes linguistiques et certaines significations culturelles d’une génération à une autre, selon diverses configurations alliant continuité et transformations.

Faire porter notre observation sur les locuteurs et les personnes qui font usage de la langue de multiples manières nous permet de nous écarter de la conception voulant qu’une langue est appelée à « disparaître » ou à « mourir » au profit de l’idée que cette dernière acquiert de nouvelles formes de valeur sociale grâce à sa faculté de marquer les identités culturelles. L’usage linguistique est ainsi envisagé comme un processus inhérent à la construction identitaire et nationale et au renouveau culturel. Ce constat est valable tant dans les collectivités où la langue autochtone n’est que très peu utilisée au quotidien que dans celles où les enfants apprennent à parler couramment la langue de leurs aînés et ce, quelle que soit l’« érosion » ou l’évolution linguistique rapide que l’on pourrait craindre du fait de l’accroissement des contacts avec l’anglais ou le français.

Considérer la langue d’un point de vue dynamique, en tant que partie intégrante d’un ensemble de processus sociaux, exige que soient pris en compte tous les usages et toutes les variétés dialectales, de même que la valeur associée à ces variétés sur le marché linguistique. Ainsi, pour comprendre la « menace » qui pèse sur les langues et les raisons d’un tel phénomène, il nous faut examiner l’usage qui est fait des langues autochtones et des langues dominantes comme le français et l’anglais au Canada – ou d’autres langues dans d’autres parties du monde.

Les sections qui suivent feront appel à de nombreux exemples de pratiques linguistiques relevés dans diverses études ethnologiques. L’observation de ces pratiques nous permettra de montrer comment la recherche ethnologique peut contribuer à mettre en lumière les liens qui prévalent entre pratiques linguistiques et configurations politico-économiques. Elle sera également l’occasion de mettre en exergue le fait que les langues « menacées » peuvent être vues en termes de continuité linguistique et culturelle plutôt que de « perte » ou de « disparition ».

Pertinence du contexte et de la continuité culturelle

Pour comprendre le phénomène d’« extinction » linguistique et la signification que les langues ont pour leurs locuteurs, il convient d’étudier la manière dont les ressources linguistiques sont liées à des relations de pouvoir et d’autorité et à des considérations économiques. En d’autres termes, les pratiques linguistiques ne peuvent être dissociées des contextes historiques et sociaux dans lesquels vivent les locuteurs.

Bourdieu (1977, 1982) nous offre un premier outil à cet égard, grâce à son concept d’économie de la langue, qui englobe la notion de capital linguistique et culturel et de valeur associée à une variété dialectale particulière sur le marché linguistique. Ce concept met en lumière le fait que la norme linguistique associée aux sphères étatique, juridique et éducative constitue un capital linguistique doté d’une valeur, et que des normes différentes peuvent avoir cours dans d’autres milieux. La distinction des sphères formelles et informelles de l’usage d’une langue pourrait se traduire ainsi par les notions de marchés linguistiques « dominants » et « marginaux » (Woolard 1985 ; Heller 1994 ; Jaffe 1999 ; Patrick 2003). Cette distinction permet de décrire comment un groupe attribue une valeur à des formes linguistiques minoritaires en fonction des liens que ces formes entretiennent avec les pratiques culturelles et économiques qui ne font pas partie des domaines institutionnels légitimés – comme la poésie ou la musique, l’achat ou la vente à l’échelle locale, la récolte de fruits et de légumes ou la formation de liens au sein de réseaux sociaux informels. La recherche ethnologique peut nous aider à comprendre comment ces marchés fonctionnent, comment ils sont maintenus en marge des institutions et comment des liens peuvent s’établir entre eux selon d’autres modalités que la confrontation directe.

Un deuxième concept de Bourdieu (1982, 1992) nous servira : celui d’« habitus », soit un ensemble de dispositions intériorisées acquises par la socialisation d’individus appartenant à des catégories ou à des groupes sociaux particuliers (de classe, d’ethnicité, etc.). Bien que ces dispositions ne déterminent pas le comportement, elles nous prédisposent néanmoins à réagir de façon particulière aux situations nouvelles ou familières. L’une des plus importantes catégories de ces dispositions est l’habitus linguistique, qui comprend non seulement les formes structurelles de la langue (qui sont sans doute les plus faciles à modifier), mais aussi la pragmatique des interactions linguistiques. Ce concept offre aux chercheurs une relation entre la langue et la culture plus nuancée que celle qu’offre le « whorfianisme » brut que critique Silverstein (2000) et explique pourquoi les gens peuvent être à la fois attachés à certaines manières d’être et se montrer enclins à les dépasser.

Ces outils théoriques et méthodologiques nous permettent de mieux comprendre comment certaines variétés de langues minoritaires se maintiennent au regard de l’expérience que font leurs locuteurs de dominations symbolique, matérielle et politique. Pour étudier ce maintien et les initiatives visant la revitalisation linguistique, il est important de garder à l’esprit la diversité des objectifs collectifs. À une extrémité du spectre, certaines collectivités cherchent à produire des locuteurs habiles ayant une connaissance lexicale approfondie et maîtrisant les structures grammaticales, capables d’accomplir n’importe quelle activité linguistique dans n’importe quel contexte. C’est généralement le cas des communautés où la langue autochtone est encore largement utilisée dans la vie quotidienne, comme au Nunavik (dans le Québec arctique) et au Nunavut. Dans ces régions, l’inuktitut est depuis longtemps encouragé dans les écoles, au travail, dans la culture populaire et dans les médias (Daveluy 2004 ; Patrick 2003 ; Dorais et Sammons 2002, Vick-Westgate 2002 ; Patrick et Shearwood 1999). Certaines collectivités poursuivent un objectif différent : celui de développer des aptitudes linguistiques à des fins plus circonscrites — par exemple, pour participer à des rituels culturels traditionnels encore centraux dans la vie de ces communautés. De fait, ce qui est considéré comme une langue « vivante » peut différer sensiblement d’un locuteur à un autre ou d’une communauté à une autre. Comme Henze et Davis (1999 : 7-8) l’ont souligné, les groupes autochtones eux-mêmes sont les mieux à même de définir leur horizon d’attente à cet égard, parce qu’ils connaissent mieux que quiconque toute la complexité qu’impose un contexte social où se négocient plusieurs identités culturelles et ont expérimenté toutes les embûches d’une vision statique et limitée de la culture. Il revient ainsi aux locuteurs de la langue autochtone d’évaluer de quelle manière leur langue a « survécu » et de cerner les répercussions de cette situation pour leur communauté.

C’est quand il s’agit d’explorer les préoccupations théoriques et pratiques du maintien des langues autochtones que l’ethnologie linguistique révèle toute sa pertinence. Au Canada, parmi les quelque cinquante langues autochtones encore parlées, beaucoup ne sont utilisées que dans des circonstances précises, pour des raisons symboliques ou cérémonielles, par exemple, ou par les locuteurs les plus âgés. Dans beaucoup de ces cas, la pratique de ces langues aide parfois les jeunes locuteurs, en particulier, à s’engager dans « un traditionalisme renouvelé qui établit une continuité avec le passé » (Darnell 2004 : 100, traduction libre). Bien qu’un tel usage puisse être considéré comme uniquement « symbolique », Darnell souligne qu’il révèle l’engagement profond des communautés locales à l’égard du maintien de leur identité autochtone. Cette « idéologie de revitalisation linguistique » dans des contextes d’utilisation restreinte de la langue autochtone permettrait également à ces peuples de se remettre de l’oppression coloniale (2004 : 94). En milieu urbain, notamment, où la moitié de la population autochtone canadienne vit désormais (Siggner 2003), ces « nouvelles » formes d’identité et de revitalisation linguistiques prennent de l’ampleur – dans les écoles, durant les pratiques de guérison, etc. La revitalisation de la langue dans ces milieux s’appuie largement sur le capital linguistique et culturel provenant de milieux non urbains. Par exemple, les aînés viennent parfois parler aux élèves en anglais de leur savoir ancestral, pratique on ne peut plus « traditionnelle » aux yeux de certains (Darnell 2004 : 95).

L’idée que la langue est importante pour la continuité et la vitalité culturelles autochtones est très répandue, bien que l’anglais soit considéré de plus en plus comme un moyen viable de transmission de la culture — du moins dans le sud-ouest de l’Ontario, qui fait le principal objet du travail de Darnell. Bien que ce dernier n’ait pas recours à la notion d’« habitus » pour décrire ces pratiques linguistiques, il est raisonnable de dire que les caractéristiques pragmatiques autochtones, vues comme une partie de l’habitus des locuteurs, nous informent sur l’utilisation de la langue, quelle qu’elle soit, et que ces caractéristiques pragmatiques créent de nouvelles formes d’anglais qui sont uniques aux locuteurs autochtones. Il en va de même pour l’importance accordée à la personne qui parle ou pour la structuration des pauses et du discours indirect (Darnell 2004 : 93). Ainsi, les ressources symboliques sont adaptées à un usage courant, de façon à ce que certains aspects de la culture autochtone puissent être accomplis en anglais (ou dans une autre langue dominante), mais communiqués et interprétés par les « dispositions » ou l’« habitus » de la société autochtone. Dans d’autres régions plus éloignées (souvent aussi plus nordiques) du Canada, le taux de maintien des langues autochtones est beaucoup plus élevé, même si l’anglais ou le français est parfois davantage utilisé dans certaines situations (voir par exemple Patrick 2003 ; Dorais 1997 ; Valentine 1995). La recherche ethnologique, quand elle décrit ces situations, permet de comprendre l’expression des positions identitaires multiples et mouvantes qui surgissent dans des conditions historiques, culturelles, politiques et économiques spécifiques. Dans ma propre recherche sur une communauté de l’Arctique québécois où l’on parle quatre langues, j’ai été en mesure de décrire comment les choix linguistiques peuvent être utilisés stratégiquement pour négocier des relations de pouvoir et de solidarité et comment les pratiques linguistiques construisent des frontières sociales et peuvent servir à définir, à inclure ou à exclure des joueurs sociaux de différents groupes ethniques. En d’autres termes, les groupes sociaux, notamment les Cris, les Québécois francophones, les Canadiens anglophones et les Inuits, sont des catégories sociales fluides qui se construisent, en partie, par des pratiques linguistiques — soit entre membres du même groupe ou entre membres de différents groupes sociaux ou ethniques. Dans ces situations, la langue choisie pour la communication devient cruciale et peut avoir une incidence sur l’acquisition d’une deuxième ou d’une troisième langue par les membres de la communauté.

Pendant quatorze mois consacrés à l’observation active et à la collecte d’informations au moyen d’interviews, j’ai pu évaluer l’importance du français, de l’anglais et de l’inuktitut dans les réseaux sociaux et dans divers milieux de travail, notamment dans les bureaux du gouvernement provincial, de la police et des chantiers de construction locaux. J’ai également montré que l’anglais est utilisé comme une lingua franca et que, tant chez les Inuits que chez les Québécois ou les Anglo-Canadiens, le désir d’apprendre la langue de l’autre est indéniable. Pourtant, en raison des limites qu’imposent les structures de choix des langues entre les membres des différents groupes, le français demeure très peu parlé en dehors du secteur euro-canadien et l’inuktitut est très peu employé par les non-Inuits dans la communauté. L’anglais est utilisé entre les locuteurs de différents groupes ethniques, tandis que le français et l’inuktitut sont tous deux communément parlés parmi les Québécois et les Inuits.

On doit cette vaste distribution de l’anglais dans cette communauté du nord du Québec aux missionnaires anglophones, aux employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson, aux fonctionnaires du gouvernement fédéral et aux écoles anglaises fédérales établies pour les Inuits et les Cris en 1958. Bien que les écoles françaises aient été introduites dans les années 1960 et aient fait l’objet d’une vaste promotion dans les années 1970, l’anglais est encore souvent la deuxième langue de l’élite autochtone éduquée, dont les membres ont poursuivi leurs études dans les écoles secondaires, les collèges et les universités du Sud (néanmoins, il faut souligner que parmi la jeune génération de ces leaders, beaucoup parlent également français). L’anglais est aussi la seconde langue de nombreux directeurs et fonctionnaires francophones qui en ont besoin pour travailler dans le Nord. Dans cette communauté, l’anglais est souvent la langue utilisée dans les situations où des gens des quatre groupes linguistiques se rassemblent, comme dans la salle communautaire, où les panneaux, les horaires ou autres affichages sont en anglais. Pourtant, en dépit de ce passé et de la prévalence de l’anglais, la fréquence d’utilisation des langues autochtones demeure très élevée.

Pour décrire de telles situations de persistance des langues, la notion de marché linguistique m’apparaît pertinente. Une fois que les locuteurs d’une langue autochtone (menacée) se sont vu reconnaître le droit d’utiliser cette langue dans les établissements scolaires et les autres institutions sociales, cette langue entre en compétition avec les langues dominantes et acquiert de l’autorité et une légitimité du fait qu’elle est appuyée par l’État. Cette autorité et ce prestige sont susceptibles de séduire les locuteurs qui peuvent alors considérer cette variété linguistique comme désirable pour des raisons de mobilité sociale et de prestige culturel. Si l’intervention de l’État ne constitue pas le seul moyen de produire du prestige linguistique et si les idéologies qui encouragent ces formes de domination symbolique (d’autres sphères sociales comme la religion, le marché du travail, les groupes de pairs ou d’autres milieux culturels) peuvent produire des formes linguistiques désirables pour les locuteurs, l’État joue néanmoins un rôle crucial pour la défense des droits linguistiques et la réglementation de l’utilisation des langues en milieu scolaire (voir par exemple Blommaert 2005 : 394)

La métaphore de marché linguistique permet de décrire la concurrence qui s’installe entre les langues dans les institutions et dans la société en général. En convoquant le concept de capital linguistique de Bourdieu, il est possible d’examiner comment différentes langues sont marquées et évaluées socialement, à savoir que les formes linguistiques ont un pouvoir de différenciation, en ce qu’elles confèrent des valeurs et des significations sociales particulières dans un contexte social plus vaste. Les variétés et les formes linguistiques sont associées à des valeurs sociales particulières dans un marché donné, que les locuteurs évaluent ainsi de façon particulière. En d’autres termes, la langue est vue comme un bien symbolique auquel est attribuée une valeur qui dépend du marché dans lequel il est offert (Bourdieu 1977 : 651-652) ; de ce fait, la connaissance d’une langue, comme tout autre savoir culturel, fonctionne comme un capital linguistique en relation avec un certain marché (ibid.). Si ce marché est l’école, alors certaines variétés dialectales comme la langue d’enseignement acquerront une valeur élevée en tant que langue à maîtriser pour passer les examens, obtenir de bonnes évaluations et parler conformément aux normes grammaticales standards. Ainsi, non seulement l’école légitime la langue, mais elle accroît sa valeur effective pour les locuteurs.

Dans les communautés multilingues, l’école n’est pas le seul marché dominant où se négocient les ressources linguistiques (symboliques) et où les langues entrent en compétition les unes avec les autres. Le marché de l’emploi et les autres sites économiques, les sphères culturelles, les médias (télévision, radio, Internet, imprimé) constituent autant d’arènes où les langues peuvent se faire concurrence, dans des marchés linguistiques où certaines langues auront une plus grande valeur que d’autres. Dans ces marchés, les ressources linguistiques peuvent être échangées contre des ressources matérielles, ce qui accroît la valeur et le prestige de certaines langues.

Bien que la reconnaissance d’un marché dominant dans les contextes – linguistiques – minoritaires soit essentielle à la compréhension de ces contextes, Woolard et d’autres chercheurs ont montré l’existence d’autres marchés parallèles (Gal 1989 : 354). D’autres pratiques économiques et culturelles coexistent qui peuvent privilégier des variétés dialectales exclues du marché dominant. Ces pratiques peuvent être considérées comme formant un « marché alternatif » dans lequel des formes linguistiques différentes ou opposées sont générées et maintenues (Woolard 1985 :740), ces formes étant distinctes de celles qui sont encouragées par l’État ou par les membres dominants de la communauté.

L’importance sociale de la persistance de ces formes alternatives a souvent été minimisée dans les analyses sociolinguistiques variationnistes classiques. Comme Labov (1972) l’a montré, des formes linguistiques stigmatisées persistent parmi les locuteurs de la classe ouvrière à New York, qui reconnaissent ces formes comme stigmatisées. En d’autres termes, il semble qu’il y ait une certaine résistance chez les locuteurs visés par cette étude, qui, loin d’entamer un virage vers des formes standards (prestigieuses), continuent d’utiliser leurs propres formes stigmatisées. En somme, ces formes linguistiques persistantes semblent être investies d’une valeur sociale pour les locuteurs qui continuent à les utiliser.

Dans ce type d’études, l’analyse théorique n’a pas pris suffisamment en compte la persistance des formes non prestigieuses. Il faut dire que l’analyse de Bourdieu elle-même néglige l’importance de ces formes ; de fait, comme Woolard le souligne, la théorie de Bourdieu a trop insisté sur le rôle des institutions officielles dans la reproduction sociale et a évacué les relations économiques et les structures informelles de la vie quotidienne (ibid. : 742). Autrement dit, pour mieux comprendre les contextes linguistiques minoritaires – et autochtones -, il nous faut reconnaître et interroger ces marchés, qui utilisent les variétés dialectales locales et fonctionnent sur la base de valeurs culturelles, d’idéologies et de règles différentes de celles qui prévalent dans la sphère étatique et privée dominante (Heller 1995, 1992). Ces marchés doivent donc être pris en compte dans toute réflexion qui vise à comprendre pourquoi et comment certaines langues vernaculaires continuent d’être parlées.

Les marchés linguistiques « marginaux » se retrouvent dans les communautés où la langue indigène est toujours employée dans la vie de tous les jours, mais où des formes non dominantes (non standards, « impures » ou « mixtes ») de la langue sont prisées et utilisées. Par exemple, certains auditeurs d’une station radiophonique locale peuvent valoriser une forme vernaculaire (par exemple une forme linguistique mixte utilisée par les jeunes) alors que d’autres la critiquent comme non « réelle ». Les activités économiques parallèles comme la chasse ou la pêche, qui peuvent faire appel à certaines formes linguistiques locales, même si ces formes ne sont pas celles qui sont valorisées en classe, constituent d’autres exemples de cette valorisation. Dans ces cas, la langue autochtone peut être valorisée et persister dans ces marchés « marginaux », même si les formes linguistiques autochtones normalisées perdent par ailleurs du terrain sur le marché dominant.

Ces marchés « dominants » et « marginaux » fonctionnent comme des systèmes opposés et représentent parfois des constructions mentales antagonistes. Néanmoins, dans l’est de l’Arctique, où l’inuktitut est utilisé au quotidien et où le mode de vie inuit et le mode de vie « blanc » s’entremêlent de façon complexe, on ne peut les restreindre à une simple dichotomie. Ce constat soulève des questions importantes en ce qui concerne la nature de la « survie » linguistique, en particulier au milieu des tensions et des contradictions que font naître la modernité et la mondialisation. Certaines de ces questions seront abordées dans la prochaine section.

Le paradoxe de la promotion des langues

La promotion et la revitalisation des langues autochtones soulèvent de nombreux paradoxes. L’un d’eux est lié aux considérations que nous avons soulevées précédemment et survient aussi dans d’autres contextes linguistiques minoritaires. Il prend sa source dans les tentatives visant à promouvoir une langue minoritaire ou autochtone quand une telle promotion suppose l’existence d’une forme linguistique homogène standardisée dans des espaces institutionnels. De telles initiatives risquent tout simplement d’exclure et de marginaliser les locuteurs qui utilisent des variétés non standards, même si c’est au nom de ces mêmes locuteurs qu’elles ont été prises à l’origine.

On trouve des exemples de ce paradoxe au Canada, non seulement dans les contextes linguistiques autochtones, où dans une même région peuvent cohabiter différentes variétés d’inuktitut ou de cri, mais également dans des contextes où les variétés d’anglais, de français ou d’autres langues parlées par les jeunes peuvent ne pas respecter les formes standards enseignées à l’école. Cela est particulièrement vrai pour les minorités, où les formes standardisées de français apprises en milieu scolaire diffèrent parfois sensiblement des formes privilégiées par les jeunes (voir Heller 1999 pour une étude sur le français dans les écoles secondaires de Toronto), ou dans les contextes de langues patrimoniales, où la norme linguistique est enseignée aux enfants d’immigrants, alors que leurs parents et d’autres membres de la collectivité n’y ont pas recours[4].

De fait, la standardisation d’une langue et autres processus de « modernisation » des langues autochtones avant tout orales peuvent susciter nombre d’obstacles aux entreprises de revitalisation. L’un de ces obstacles survient lorsque le nombre de locuteurs d’une variété linguistique autochtone donnée est insuffisant pour mériter l’institutionnalisation. D’autres problèmes se posent lorsqu’une variété linguistique est privilégiée dans les sphères institutionnelles en dépit de l’existence d’autres variétés qui luttent aussi pour la légitimation au sein de la même économie linguistique. Par exemple, une décision prise qui confère du prestige à une variété linguistique donnée peut entraîner des luttes idéologiques visant à établir laquelle des variétés est la plus « authentique » ou la plus « pure ». Même dans les communautés où la norme linguistique est relativement homogène, certaines formes sont davantage prestigieuses que d’autres, et la variété qui devient la norme acquiert un capital symbolique important dans le système scolaire, où la maîtrise des formes linguistiques standards permet aux élèves d’obtenir de meilleures notes et leur ouvre ainsi de nouvelles possibilités d’emploi. Cela signifie que les variétés non standards d’une langue minoritaire – et les locuteurs qui les utilisent – sont facilement marginalisées dans des institutions où s’exercent des mécanismes de contrôle.

Bien sûr, la standardisation ne devient importante que lorsque les variétés linguistiques sont soutenues principalement par l’éducation officielle, étatique. Néanmoins, de nombreux groupes autochtones perçoivent celle-ci comme un enjeu crucial pour la légitimation et par conséquent la « survie » de leur langue. Dans certains cas, l’utilisation d’une variété linguistique donnée dans le système scolaire officiel constitue la seule source de légitimité encouragée par l’État. Pourtant, ce type d’institutionnalisation peut en réalité nuire à la « survie » de la langue en la forçant à se moderniser selon des modèles susceptibles de heurter les valeurs associées à l’utilisation quotidienne qu’en font les locuteurs locaux. Au Nunavik, par exemple, l’utilisation de l’inuktitut à l’école a permis d’éviter de telles conséquences précisément du fait que la langue est déjà utilisée et encouragée dans la vie quotidienne en dehors des contextes officiels. Même là, néanmoins, ce gain linguistique prestigieux n’est toujours pas exempt de contradictions, car les processus et les luttes politiques pour l’indépendance ou l’autonomie nationale, de même que les systèmes institutionnels et économiques auxquels les Inuits veulent participer, tout cela va à l’encontre des concepts « traditionnels » d’ordre social, d’attachement à la terre et d’activités économiques associées à un mode de vie fondé sur la chasse, la pêche et la cueillette.

Si les variétés linguistiques autochtones persistent parfois même lorsqu’elles ne sont pas soutenues – c’est-à-dire légitimées et standardisées – dans les écoles, leur maintien n’est possible que si elles sont valorisées dans les activités culturelles et économiques de la communauté ou dans un marché linguistique « marginal ». Cependant, compte tenu de l’attirance qu’exerce chez les locuteurs plus jeunes la culture francophone ou anglophone dominante au Canada, il est peu probable que les langues autochtones parviennent à se maintenir sans une forme quelconque de soutien institutionnel ou politique.

La conclusion qui découle de ce constat est qu’une fois que les groupes autochtones s’intègrent dans des structures plus vastes et s’engagent dans le discours politique moderne et dans les processus institutionnels, les tensions et les divisions surviennent, suscitant ainsi des prises de positions contradictoires, car les instances locales « traditionnelles » sont souvent dans un rapport antinomique avec les structures organisationnelles modernes. Les langues peuvent être vues comme fonctionnant dans des économies discursives où les pratiques linguistiques locales traditionnelles contredisent ou empiètent sur celles que valorisent les arènes institutionnelles modernes, telles que les écoles et les bureaux gouvernementaux. À l’instar de la redistribution des richesses lorsque la terre autochtone devient un bien commercialisable dans une économie de marché, la distribution des ressources linguistiques dans les écoles et les répercussions de cette distribution pour les membres de la communauté suscitent la controverse.

Conclusion

Dans le présent article, j’ai montré comment les théories ethnologiques et sociales peuvent servir à comprendre les questions relatives à la « survie » des langues autochtones au Canada. À cet égard, il est essentiel de considérer la langue comme une pratique plutôt que comme un objet que l’on peut isoler dans le temps et dans l’espace ou comme une « espèce vivante » pouvant vivre ou mourir. En bref, la notion de continuité linguistique et culturelle est plus opérationnelle que celle de « perte » ou de « disparition » des langues. Pour aborder la question du déclin des langues, il peut être pertinent de considérer ces dernières comme des ressources liées à des configurations politiques et économiques et d’éviter de les dissocier des contextes historiques et sociaux dans lesquels vivent leurs locuteurs.

Comme je l’ai souligné, il est important d’envisager la continuité des pratiques linguistiques dans l’« habitus » des locuteurs, qui peut se manifester dans la continuité des traits pragmatiques qui apparaissent sous de nouvelles formes d’utilisation de la langue. Il est également essentiel de comprendre les relations à l’oeuvre entre les marchés « dominants » et « marginaux », étant donné que les locuteurs de certaines langues autochtones cherchent à jouer un rôle dans le marché dominant, y compris à faire valoir leur droit à l’éducation dans ces langues. Ce rôle est souvent considéré comme essentiel, non seulement pour promouvoir la langue et la continuité culturelle, mais aussi pour se garantir contre les handicaps suscités par le système scolaire, en donnant aux enfants les avantages cognitifs du bilinguisme que la recherche dans les domaines de l’éducation et de la psycholinguistique a mis en lumière.

Néanmoins, en dépit des avantages que semblent procurer au premier abord de telles luttes pour la modernisation et la promotion des langues, l’institutionnalisation des langues autochtones n’est pas exempte de paradoxes, comme je l’ai souligné en montrant que la question de la disparition des langues doit s’inscrire dans un contexte plus vaste. L’un de ces paradoxes, décrit plus haut, est que les locuteurs qui se mobilisent autour d’une variété linguistique homogène et standardisée afin d’élargir l’espace institutionnel réservé à leur langue risquent ainsi d’exclure et de marginaliser les locuteurs de variétés linguistiques non standards. De fait, l’institutionnalisation peut reproduire certaines des structures discursives inéquitables caractéristiques des projets modernistes visant l’émergence nationale. Par exemple, les processus de normalisation généralement associés à l’adoption d’une langue pour l’enseignement tendent à favoriser certaines formes linguistiques au détriment d’autres formes et à forcer les locuteurs qui revendiquent plus d’une langue maternelle à faire un choix parmi plusieurs formes, pour eux-mêmes ou pour l’éducation de leurs enfants[5]. Ainsi, les contextes de bilinguisme mettant en jeu des langues dominante et minoritaire peuvent quelquefois servir les intérêts de certaines personnes et en brimer d’autres.

Un second paradoxe est associé au premier et découle des appels à la promotion des langues autochtones, qui sont souvent liés au maintien de valeurs « prémodernes » associées à la vie « traditionnelle ». Ces appels nécessitent souvent que l’on adopte une langue « réifiée » et que l’on promeuve sa modernisation et sa normalisation. En d’autres termes, la résistance à la domination culturelle et linguistique moderne semble paradoxalement exiger que l’on adopte l’idée selon laquelle à un seul peuple serait associée une seule langue (Patrick, à paraître), idée qui tient d’une conception moderne de la nation. Cette politique de promotion et de revitalisation de la langue devient ainsi de plus en plus complexe et fait l’objet de contestations toujours plus nombreuses dans différents milieux.

Le terrain miné que constitue cette question des langues minoritaires dans des contextes modernes souvent politisés exige des chercheurs en anthropologie ou en sociolinguistique qu’ils examinent avec attention les luttes linguistiques des minorités dans les environnements sociopolitiques particuliers dans lesquels ces luttes surviennent. Non seulement nous devons bien peser les conséquences que certaines de nos conclusions pourraient avoir sur les groupes qui font l’objet de nos recherches, mais il est tout aussi impératif de prendre conscience de l’influence que notre statut d’« experts » peut exercer (Hill 2002 ; Freeland et Patrick 2004 ; Heller 2004). En adoptant une attitude critique à l’égard de la promotion et de la modernisation des langues, nous devons également réfléchir sur notre engagement politique et moral à l’égard des groupes que nous étudions. En tant qu’« experts » et « spécialistes » qui analysons les processus sociaux des mouvements linguistiques, nous devons tous rendre compte de la complexité du développement politique, institutionnel et communautaire. Pour cela, il faut rester ouvert à de nouvelles façons d’imaginer l’ordre social, le rôle des variétés linguistiques et les besoins des locuteurs dans un contexte politique et économique plus vaste. L’un des moyens de parvenir à une meilleure compréhension de ces processus consiste à s’engager dans un travail anthropologique et d’équipe plus profond, qui conduira la recherche sociolinguistique vers de nouveaux domaines de réflexion et une meilleure connaissance des enjeux associés à la disparition des langues autochtones.

Article inédit en anglais, traduit par Catherine Broué.