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J’ai longuement hésité entre « Le cactus rieur et la demoiselle qui souffrait d’une soif insatiable » (1986) et « Douze tiroirs de demi vérités pour alléger votre descente » (1981-1982) pour donner un titre à mes propos. Ces deux oeuvres musicales de Denys Bouliane, professeur de composition musicale à l’université McGill, ont été créées, la première en 1990 par l’orchestre symphonique de Québec, et la seconde, un concerto pour piano, par l’orchestre du Centre National des Arts à Ottawa en 1988 avec Marc-André Hamelin au piano. Ces compositions postmodernes de Monsieur Denys Bouliane m’ont paru mener ailleurs qu’aux plaintes nostalgiques, démunies, et inquiètes pour notre futur, et ailleurs qu’aux narratifs promettant l’accès à des vérités clairement représentées. J’ai adopté le titre de la seconde oeuvre à cause des demi-vérités de mes propos qui trouvaient dans cette musique leur tempo et leur ton.

Pourquoi avoir accepté l’invitation du comité responsable du programme de ce colloque ? Si vous connaissez la réponse, donnez-la moi. Probablement la vanité ou l’illusion, en tout cas je me suis retrouvé devant une tâche impossible. Que faire ? Vous déclarer mes penchants pour la méfiance et le pessimisme ? Vous proposer de vous intéresser aux erreurs, parfois porteuses, plutôt qu’aux vérités clôturées ? Vous avouer ne pas comprendre ce qui se passe malgré les travaux des meilleurs ? Je ne sais pas, d’autant plus que je ne me sens pas particulièrement qualifié.

Le risque accepté, je me suis aussitôt demandé comment vous être agréable sans vous flatter – ce que vous ne supporteriez pas – et comment aussi vous déplaire en grognant. J’ai vite compris que je grognais facilement et qu’être agréable m’était moins familier. Cela doit être l’âge ! J’avancerai, en tout cas, dans mes propos en cultivant l’ambiguïté, parce que je sais, pour le dire en mots bizarres, que l’eau sale fait partie de la condition des bébés dans leurs bains.

J’en veux à l’hégémonie de certains modèles de la science qui prétendent à la clarté et contrôlent la légitimité des vérités présentables. Je souhaite donc m’en tenir à des demi-vérités, en sachant que nous mentons, étonné devant la condition humaine que je crois, autant vous le dire tout de suite, postmoderne depuis toujours. Je m’en expliquerai plus loin.

Je ne dénigrerai pas les travaux des sociologues et des anthropologues, cette prétention serait ridicule, on y trouve de nombreux auteurs compétents et doués, qui ont travaillé avec talent et obtenu le respect de leur profession, des collègues attentifs aux conditions de la vie des autres, engagés et courageux. Ils méritent nos hommages, ils nous inspirent et continueront de nous inspirer. Je constate pourtant, comme vous sans doute, un nihilisme envahissant, qui n’épargne pas nos professions, et presque un désarroi devant l’avenir.

La réalité sociale semble, en effet, filer dans toutes les directions. Comment en comprendre encore le sens ? Nos façons de réfléchir passent-elles à côté de ce qu’elles souhaitent pourtant comprendre ? On aborde les problèmes avec des pincettes, prudemment, le politiquement correct triomphe dans un monde à l’épiderme de plus en plus sensible. Ne serait-ce pas la peur les uns des autres qui s’installe ? Est-ce l’aveu d’un échec annoncé depuis longtemps dont les causes restent inconnues ?

« Seule la publicité bombe encore le torse », disait Enzensberger dans La médiocrité et la folie (1991). Dans ce contexte, et en attendant, la valeur de chacun tend à se réduire à sa capacité de divertir. La parole, ayant perdu ses référents, avance n’importe quoi du moment que ça plaît, puisque tout se vaut du moment que c’est dit. On se retrouve aisément dans un paradoxe peu fructueux : je me comprends, donc c’est clair, et puisque c’est clair, cela doit être vrai, d’ailleurs c’est simple. Qu’elle soit marginale ou dans la moyenne, comment la parole, dans ces conditions, resterait-elle crédible pour l’autre ?

Nous n’allons pas bien, nous sommes abîmés, nous ne resterons plus longtemps dans ce bateau échoué. Le désespoir accompagne les fidèles de la modernité, déçus de trouver partout l’injustice et l’horreur (voir par exemple Chomsky 2004 et Stiglitz 2002, 2003). « Ô dieux inconsolables, ô dieux qui ne connaissez pas la mort, accordez-moi le repos éternel auquel un sort terrible vous a soustrait » (cité par Quignard 1990 : 611).

Se réduire à la modernité ne suffit plus à la réflexion. Les sociologies et les anthropologies, qui ont approché, me semble-t-il, avec leurs biais certes, la plupart des aspects de la réalité humaine, ne devraient pas oublier que leurs commentaires n’ont heureusement pas toutes leurs sources dans la science ou dans leurs savoirs professionnels. Pour assurer l’espace propre aux sciences sociales et humaines, n’avons-nous pourtant pas pris pour acquis des projets de société que nos sciences n’ont pas mis en question, nos débats ne portant que sur les différences dans les manières de s’y prendre ? En ce sens, nous portons tous dans nos discours un gardien des dogmes de la modernité que nous laissons parler pour chasser les intrus qui s’en prennent à ces dogmes.

L’image de nos professions est en jeu, et donc nos rapports avec autrui, sans oublier notre rente de situation. On a réussi pendant longtemps à glorifier nos travaux, parfois à juste titre, j’en conviens. Rythme de croisière sans doute mais qui, reconnaissons-le, tenait à la stabilité de ses conditions historiques, idéologiques et politiques, que notre époque précisément remet en cause.

Au cas où, trop fiers de nos travaux, nous irions jusqu’à oublier nos ignorances gigantesques (souvent nécessaires à l’organisation de nos savoirs qui en seraient, sinon, immédiatement subvertis et désorganisés), je me rappelle souvent la remarque de René Thom, grand mathématicien que vous connaissez, père de la théorie des catastrophes, là où les dispositifs qui se répètent basculent, qui signalait, pour nous rassurer peut-être, que pas un mathématicien n’était capable de rendre compte de la forme que prend la mousse sur les parois d’un verre de bière à peine terminé. N’oublions pas non plus les pastiches de Georges Perec à propos des travaux qui se prétendent ultra scientifiques, rappelez-vous la description impossible des effets d’une tomate bien mûre jetée par quelqu’un de la foule et atterrissant dans la bouche grande ouverte de la soprano au moment du contre-ut !

Mais rapprochons-nous de notre propos.

Il y a péril

Il y a une vraie crise de nos professions[2]. À mon avis, cette crise tient d’abord à la résistance que nous opposons à sortir d’un des dispositifs centraux de la modernité ; cette résistance nous coûte cher. Ne trouvez-vous pas, pour ouvrir nos tiroirs de demi-vérités, que nos travaux restent conduits par le modèle préféré de la réflexion moderne, celui de l’architecture, celui qui a tourné à la cage de fer de Weber ? Malgré les avertissements de nombreux ténors de l’École de Francfort, nous avons trop longtemps conservé le secret espoir de représenter la réalité sociale sous la forme d’un plan d’architecte, aussi subtil soit-il, dont la vertu, en plus de la clarté, nous garantirait de la vérité sous la forme d’un modèle ordonné de ce qui se passe, à partir duquel nous pourrions agir, sûrs de notre adéquation. Le Freud du Malaise dans la Civilisation, publié en 1930, avait marqué la pensée de Horkheimer et Adorno dans la Dialectique de la Raison qui se demandaient : comment se fait-il que la pensée des Lumières et la conquête de la nature dont on attendait la liberté et l’émancipation humaine, chez les libéraux comme chez les marxistes, aboutisse avec le nazisme à la pire forme de barbarisme ? Modernité et Holocauste (2002) de Bauman, se pose toujours la même question avec la même réponse, l’Holocauste est le fruit logique de la raison moderne des Lumières.

Que faire ? L’École de Francfort fut très pessimiste à la fin des années 1930, elle voyait se dérouler le programme d’expansion de la normalisation de tous, la cage de fer de Weber se confirmait, une logique de déclin inéluctable s’installait devant laquelle toute utopie était d’avance suspecte. Habermas proposera de s’en sortir en suspendant le recours aux utopies, en revenant à la négociation, au temporaire, à l’ambigu, à la fabrique progressive du social autour de la raison pratique mise en contexte qui permettrait de sauver des morceaux de modernité. Habermas se servit de la psychanalyse qu’il admirait, parce qu’elle tenait compte du subjectif, de l’intersubjectif (il s’en éloignera plus tard) alors qu’Adorno l’utilisait pour débusquer les pathologies de la modernité. Adorno et Horkheimer louaient le sujet comme un défenseur de la liberté dans une société de plus en plus normée. Leur compliment restait toutefois ambigu et sans espoir, la louange du bourgeois éclairé comme sujet responsable d’une part et sa disparition redoutée à cause d’autres bourgeois qui font triompher la société et ses normes sur le sujet. Décidément, Ulysse (figure du bourgeois le plus rusé, le plus intelligent) a beau entreprendre, se défendre et agir, il est de plus en plus rattrapé par ce qui lui échappe. Voilà la conviction d’Adorno et de Horkheimer. Il n’y a plus de fin crédible, seulement des arrangements, des compositions, des dispositifs. La modernité n’est qu’une gymnastique qui ne porte aucune limite interne apte à l’arrêter.

Devant une situation aussi pernicieuse, il est parfois utile de remonter aux périodes qui précèdent la modernité en y repérant ce qui façonne encore nos manières de penser.

À la fin des guerres de religion, l’Europe était épuisée, elle avait déjà perdu ses certitudes. Qui fallait-il croire, en effet ? Sur quelles vérités s’appuyer ? L’Europe était fatiguée de ces guerres, moralement et économiquement. De plus, les sciences de leur côté mettaient en cause la fiabilité de nos sens eux-mêmes, l’optique avait dès cette époque démontré l’illusion de nos perceptions. Que faire ? La vogue était au scepticisme et les sceptiques avaient de bonnes raisons d’être sceptiques (Montaigne, Charron).

La réaction viendra de Locke, de Hobbes et de Descartes, entre autres. Il fallait déborder la position des sceptiques et retrouver des certitudes. Hobbes et Grotius miseront sur la certitude du droit à se défendre, Descartes pratiquera le doute systématique contre les sceptiques pour appuyer sa certitude sur le pouvoir de la raison analytique, Locke optera avec Hume pour le bonheur toujours recherché.

Nous nous retrouvons en tout cas à notre époque devant des horreurs sans noms, devant des injustices innombrables, devant des millions d’humains littéralement sacrifiés. L’omniprésence de ces malheurs, l’arbitraire de leur distribution sont tels que les commentaires des observateurs (même doués et responsables) formés et compétents, ne sont plus entendus par les pouvoirs et n’ont plus de poids sur les situations réelles. Nous continuons pourtant de prétendre cyniquement que seule la Raison nous sauvera, nous continuons donc de parler comme si nous cherchions désespérément à occuper une position de maîtres qui prétendent en voix-off dire la vérité pour tous. L’histoire récente n’illustre-t-elle pas plutôt le résultat des excès de la Raison, ou plutôt les excès que la Raison défendait, si prête à servir des buts immoraux dont l’éthique est absente ?

Les projets de la modernité et les architectures qu’elle proposait, ont beau être détruits sous nos yeux, le monde se trouver peu à peu en état de ruines, nous persistons, nous cherchons encore et encore à débusquer de la vérité claire. Nous essayons encore de faire cracher la vérité à nos informateurs, de les soumettre à la question pour ensuite nous placer en « voix hors champ », prêts à éclairer les pouvoirs ou à en bâtir d’autres. Nous avons un prodigieux culot, nous persistons comme si rien ne s’était passé dans ce tour de passe-passe.

Les sciences sociales participent à leur manière à ces processus de désengagement des sujets en les soumettant à des discours péniblement coordonnés, aux prétentions scientifiques, par élimination progressive de la diversité des sujets et leur absorption dans un discours général qui prétend contrôler le légitime, c’est-à-dire la conduite des sujets, leur gouvernance, leur bien, bien sûr. Les sujets se retrouvent de plus en plus entourés de ces prétentions scientifiques d’une part, et des prétentions du pouvoir de nous faire servir à quelque chose pour lui, d’autre part.

Les images que nous nous faisons d’une société organisée sont devenues si simplistes, que le moindre désordre nous agite et se fait taxer de postmoderne ! Je pense souvent à l’Indonésie de nos jours, pour n’évoquer que cet exemple. Les travaux des anthropologues hollandais ont montré comment les gens s’adressent à des magistrats de formations variées pour juger des cas variés, certains tribunaux sont meilleurs pour certains cas, le droit inspiré des colonisateurs pour certains, le droit musulman pour d’autres, le droit coutumier pour d’autres encore. Imaginez une situation analogue ici ! On n’y verrait probablement que désordres et confusions ! Serions-nous par hasard incapables de vivre dans des situations sociales complexes qui demandent une réflexion subtile ?

Plus nous en sommes loin, plus la société paraît livrer des vérités simples. Plus nous approchons des acteurs, plus cela nous semble compliqué, aveuglant de réalités, désordonné et confus. Les sciences sociales sont-elles enfermées à une certaine distance de leur objet ? Cette distance fait-elle son objet ?

Nous sommes souvent sur le point d’endosser l’opinion des maîtres des pouvoirs qui nous interrogent : « Les sciences sociales servent-elles à quelque chose ? Si oui, prouvez-le rendez des comptes ». Nous courons ainsi à notre perte, comme l’université elle-même, en tentant de concilier les vains espoirs d’aligner la vie des groupes humains sur les lumières des vérités scientifiques et sur les demandes du pouvoir. Le sens de la condition humaine serait-il à ce point absent de nos propos ?

Rien n’appartient pourtant à la vérité quand il s’agit du réel, comme le dit si bien Quignard : « Le réel sera toujours l’immense empire auquel la vérité et ses propretés, ses paniques et ses argumentations fébriles, ses petites satisfactions d’amour-propre n’accéderont jamais. Le réel paraît immortellement voué à palpiter et à suffoquer et à s’évanouir dans le discours qui prétend l’acclimater à son propre élément […] » (1984 : 35-36). D’ailleurs, « Comment arrêter la Vérité du Texte, quand le commentaire ne peut lui-même s’arrêter ? », disait Yves Delegue (1984 : 173). Nos interprétations sont, de ce point de vue, dans l’errance et portent des vérités dont l’erreur fait partie. Heureusement !

L’errance que l’erreur menace toujours nous approche du souhaitable, me semble-t-il, cela nous ferait au moins sortir d’un dispositif de recherche qui espère encore les aveux de la réalité pour en obtenir des vérités auxquelles obéir.

Aurions-nous par hasard tendance à ne pas aborder certaines expériences ? Aurions-nous peur qu’elles nous conduisent à des espaces peu propices à la répétition de nos connaissances ? Serions-nous plus paresseux que les gens qui, au moins, produisent vaille que vaille des savoirs pour rendre compte de ce qui leur arrive ?

Ce n’est pas parce que nous travaillons mal, ce n’est d’ailleurs pas, faut-il le dire, à cause de nos excellents travaux, quand ils le sont, que les innombrables interprétations que nous en tirons restent scientifiques et ne relèvent que de notre travail. Même dans les meilleurs des travaux, le passage du voir et de l’observé à l’écrit, révèle l’écart qui s’est installé entre nous et ceux dont nous parlons de plus en plus abstraitement.

« Telle est peut-être la véritable vocation de l’ethnologue » (ou du sociologue, bien sûr) comme le disait si clairement Christian Jacob :

Raconter la cérémonie, échapper à la fascination et à la séduction d’une image incompréhensible en la déployant, en l’expliquant et en l’insérant dans un espace et une durée définis. (L’image perçue ne s’immobilise pas devant un regard fasciné, qui va peu à peu s’y engloutir. Le videre s’efface au profit du legere, la lecture est contrôle et prise de distance, elle est déjà interprétation, elle construit un sens et confère une rationalité.) L’observateur reste le détenteur des valeurs de référence, il préserve son point de vue privilégié et, en même temps, évite le renversement du rapport de force. Loin de se laisser dévorer par le spectacle des autres et d’entrer dans le cercle des cannibales au festin, c’est lui, et la civilisation qu’il représente, qui incorpore les sauvages, leur fait prendre place dans son système de pensée, les appréhende comme des figures déviantes par rapport à son axiologie et son mode de vie. 

Jacob 1981 : 95

On le voit, l’auteur, anthropologue ou sociologue, en plus de sa visée scientifique, construit une lecture orientée de son objet. La délicate césure qu’il entretient entre son travail et lui-même entretient un espace savamment flou, inévitable certes, mais qui prête à des réflexions qui ne vont pas nécessairement dans le sens du discours publié. Il n’est pas raisonnable d’occuper ainsi une tache aveugle et de ne rien vouloir savoir de certaines dimensions cachées par nos écrits. Nos sciences humaines ont affaire à des réalités qui se dérobent. Nos réflexions s’adressent-elles assez aux dispositifs que cette dérobade signifie ?

Retour à l’obscurité du sujet

Barthes parlait de « l’imbécillité réaliste » qui manifestait sa plénitude par l’exclusion du signifié, c’est-à-dire la dimension de la vérité intersubjective, et optait pour le référent par le rejet des marques spécifiques portées par l’énonciation elle-même. « In other words, the particularity of the enunciator must be abolished for the “referential illusion” to take hold, for it to become possible to believe that it is referent alone that determines the truth value of a statement » (Copjec 1995 : 142). Cette exclusion permet de croire que la réalité tient toute seule et qu’elle est là avant qu’on en parle, c’est même la condition pour qu’il y ait réalisme. On sait tout cela, me direz-vous, soit, mais accepterez-vous que tout se passe comme si on ne le savait pas, on continue à parler dans les termes d’un réalisme grossier. Nous continuons de croire que le réel est ce dont nous parlons, que notre langage savant en parle, alors qu’il entretient les penchants des auteurs qu’une civilisation produit. Je ne suis pas en train de revenir aux indicibles états d’âme de chacun, je laisse plutôt une place à l’indéterminé du sujet porteur des demandes de sa société mais aussi de ses propres demandes sans solution qui débordent tout ajustement réaliste.

« The subject is never fully determinate according to psychoanalysis, which treats this indeterminateness as a real feature of the subject » (Copjec 1995 : 147). Cette indétermination est un lieu obscur. « Notre monde (est cet) immense appareil né de nos obscurités » disait de Certeau (1983 : 18).

Notre nihilisme ne tient-il pas avant tout à la volonté farouche de la modernité d’éliminer l’obscurité ? Et donc l’humain lui-même ? Ne faisons-nous pas tout pour réduire les labyrinthes, dont les énigmes sont sans solution, aux jardins sans énigmes de nos projets, en espérant ainsi les gérer. Voilà notre problème principal, voilà l’ingrédient nécessaire à la déshumanisation qui nous travaille : ne plus se rendre compte que la poursuite du bonheur dans un jardin futur transformera peu à peu ce jardin en camp. Persistance de la cage de fer et, nous le savons depuis l’École de Francfort, danger qui reste ouvert du retour des holocaustes.

Ne courons-nous pas toujours après un État qui nous épate, n’avons-nous pas, inscrits dans le corps, une demande d’écrasement aux pieds du pouvoir s’il nous garantissait le bonheur par des chemins expliqués par des spécialistes patentés ? Les politiques gouvernementales le savent de mieux en mieux, elles vont jusqu’à former pour les sujets les manières d’accéder à leurs subjectivités. Les façons de gouverner par des politiques sont en train de changer, le néo-libéralisme triomphant recompose la relation de l’individu et de la société, sans aucune théorie du complot contre nous, par essais, erreurs et apprentissage. Il ne s’agit plus d’actions concertées par un gouvernement qui du haut en bas de l’échelle se donne les moyens d’obtenir les résultats visés. Il s’agit plutôt de l’art d’influencer par une sorte d’organisation continue de la rhétorique les espaces où des individus vont « librement » consentir l’endossement des politiques souhaitées. Agir non seulement sur, mais également à travers la subjectivité des acteurs pour se les assurer par la célébration de leur liberté et de leur rationalité de citoyens indépendants ! La rhétorique politique est passée maître dans cette manipulation, elle la pense même nécessaire.

Les historiens avaient décrit la mise en place des modèles et des pratiques des jardins aménagés dans la foulée de l’apparition des utopies de la modernité dès le début du 17e siècle. Il fallait, semble-t-il, débarrasser le monde de ses ombres, de son obscurantisme disait-on, et faire la preuve d’un nouveau monde que la raison conduirait. On nous ferait visiter ces beaux quartiers pour nous amener à y vivre ! On les cherche encore… on court après quand même.

La modernité s’imposait « comme la première machine à faire le vide », soulignait Annie Le Brun dans Les châteaux de la subversion (1982), elle conduisait nécessairement à une séparation tranchée entre la nuit subjective et la clarté objective, entre l’obscur et le clair. Que les sujets se débrouillent !

Depuis Heisenberg au début du 20e siècle, nous savons que la séparation du sujet et de l’objet ne convient pas à la théorisation des sciences physiques. Il est quand même incroyable qu’il faille passer par la lente digestion de cette perspective pour que la complexité du fait humain mette en cause la centralité des modèles de l’architecture de jardin quand il s’agit des sciences sociales. Il est de ce point de vue tout aussi incroyable, soit dit en passant, que la psychanalyse soit l’objet d’une telle méfiance alors qu’elle nous éloigne des jardins organisés pour nous rendre aux énigmes des labyrinthes. Vous me direz que les théories de la complexité sont devenues omniprésentes en sciences sociales, que nous sommes sortis de la naïveté des sciences mécaniques, c’est exact, mais ne voyez-vous pas ici la ruse de l’intelligence au travail, mobilisée comme jamais par l’espoir de représenter dans le langage la complexité humaine ? Si c’est le cas, alors nous ne sommes pas sortis de la position, pourtant nécessaire, de la représentation dans notre réflexion. Pourquoi ? Parce que nous pensons que la représentation reste capable de dire l’irreprésentable, d’éponger ce qui lui échappe, d’éponger l’énigme.

La liberté, l’intelligence et l’éthique des sujets ne tiennent pas seulement à leur adhésion aux plans d’une gouvernance intelligente, elles relèvent des sujets qui savent d’expérience ne pas être réduits aux règles du groupe, aux lois de l’État ou aux coutumes.

L’apparent échec du postmoderne

À suivre les critiques des partisans de la modernité, la postmodernité est le signe d’une dégradation. Ils ont l’impression du n’importe quoi n’importe comment et la postmodernité leur apparaît chaos et confusion. Ils se sentent envahis par des barbares insupportables dont les états d’âmes, disent-ils, se prétendent des arguments, qui se permettent d’exiger le bonheur comme un droit, et se plaisent en plus à moquer les échecs de la modernité.

Comme le dit Marc Abélès, reprenant Paul Rabinow, la figure du chercheur devant ces éclatements…, risque de ressembler à celle du « cosmopolitan amateur » qui « combine tout à la fois une intelligibilité des interdépendances qui caractérisent notre planète et la conscience des singularités » (1997 : 8). Le chercheur se met à surfer, il propose et développe une sensibilité omnidirectionnelle. Il se casserait le nez en persistant à comprendre la planète comme un futur grand jardin, alors il fonce et se retrouve souvent à deux doigts de ressembler au programme pastiche que la revue de l’ESSEC (Essec Magazine) faisait il y a déjà près de vingt ans du patron éclairé de notre époque. En voici un extrait :

Mesdames, Messieurs, nous traversons une époque marquée par des bouleversements sans précédent. Partout présent, bousculant le savoir, surprenant par sa brutalité et sa technicité, le changement secoue de l’intérieur et de l’extérieur toute organisation humaine. Entraînés dans cette accélération, nous sommes tous soumis à un défi permanent de renouvellement, tant au niveau des hommes que des produits (de notre savoir, bien sûr). Comment transformer cette menace en une chance extraordinaire de progrès ? Comment stimuler les réponses constructives en face du changement ? […] Voilà mesdames, messieurs, ce qui doit être aujourd’hui au centre de vos préoccupations. Vous êtes, je n’en doute pas, de ceux qui sont en mesure d’apporter les meilleures réponses à ces questions. […] Tous les travaux montrent que des idées sensées peuvent venir même de la base. Face aux bouleversements planétaires, le besoin de sens est de plus en plus revendiqué par des individus déracinés par la chute des valeurs traditionnelles. C’est sur l’épanouissement de chacun que l’entreprise de demain (l’entreprise des sciences sociales, bien sûr) fondera sa performance. Aucun d’entre nous ne peut échapper à l’internationalisation. Elle exige que nous sachions être réactifs et innovants au travers d’une matrice d’opportunités […] ».

Il n’est pas si simple de sortir de ce discours en cul-de-sac, de plus en plus présent. Ce n’est pas une solution que de s’aventurer par là en croyant être sorti de l’enfermement des petits jardins, on ne fait que travailler dans l’espoir secret de comprendre l’organisation d’un futur grand jardin.

Pourtant, comme le disait T.S. Eliot : « D’autres échos habitent les jardins. Les suivrons-nous ? ».

Le retour du politique demande le sujet

Je suivrai la trace de quelques échos qui se répondent dans mon expérience et donnent des raisons d’espérer. Ils me font penser que la postmodernité ouvre peut-être à la réhumanisation du rapport social, à retrouver progressivement le lien social, en misant moins sur les vérités globales que sur des bricolages de pièces et morceaux plus proches des actes des sujets. J’en dirai plus dans quelques instants. Cette disposition résiste mieux aux idéologies, elle ouvre à des politiques toujours concrètes et ne laisse plus à l’État seul le soin de décréter ce qui convient aux acteurs.

Les pouvoirs finiront par comprendre que ce n’est pas en effaçant les sujets, ou en les flattant, qu’il peut espérer les gouverner. Les savoirs des sciences sociales qui veulent éclairer nos sociétés n’ont-ils pas réduit les sujets à des « boîtes noires » : « oui, d’accord, les sujets sont complexes mais on ne peut rien y faire » ? Les miroirs qu’on nous propose pour trouver un sens au contrat social, ne sont-ils pas devenus si pauvres que l’espace où l’on peut vivre humainement s’en éloigne ? Les pouvoirs s’adressent à nous comme à des enfants et s’étonnent que nous en soyons, « c’est la montée des puérils », disait Philippe Muray.

On dirait que les simplismes du pouvoir veulent nous faire oublier que depuis le 16e siècle, nous étions passés d’un monde ordonné à un monde aléatoire marqué par la violence, où la force devient le facteur décisif, dans lequel l’espoir d’un monde ordonné réglé par des sages n’était plus possible. Nous n’avons peut-être pas vraiment compris que l’art de gouverner avait basculé depuis longtemps, que le pouvoir supposait un appareil d’État puissant dans lequel circulent les secrets du calcul politique, que la gestion de la gouvernance ne saurait nous le cacher. Il n’est plus possible, comme le dit Sellenart, « de définir des règles permanentes d’action dans un monde régi par la fortune […]. À l’idéal platonicien de la sagesse, norme de l’action, devrait se substituer une prudence empirique, incertaine et flottante » (1995 : 237). Les consensus que supposent les rapports du pouvoir et de la société civile ne reposent plus sur un ordre des choses, pourtant le consensus semble reposer désormais sur l’illusion d’un ordre, c’est cette illusion qui rend possible le consensus ! D’ailleurs, s’il ne fonctionne plus, l’État n’étant pas dupe, « il devient nécessaire de combattre les factieux par des stratagèmes » (ibid. : 261).

Ces simulacres peuvent être utiles à l’entretien de la paix mais ils sont inefficaces pour la défendre. N’est ce pas ce que repérait Jacques Rancière quand il disait dans Le philosophe et ses pauvres (1983) : « Dans la cité où le superflu s’est introduit, la hiérarchie survient d’abord comme savoir et réglementation du simulacre » (ibid. : 36-37). Cependant, ajoutait-il : « Quoi que puissent promettre aux travailleurs associés la mécanique et la médecine, la question se trouve ailleurs : au point où la capacité de jouir de l’apparence se distingue de la distribution des compétences et de la hiérarchie des rangs » (ibid. : 295). Le pouvoir ne parle pas en « voix hors champ » qui dit de l’extérieur la vérité de ce qu’il régente, il n’a jamais adopté la perspective des sciences de la modernité à ses débuts, son histoire n’est ni celle de la science, ni celle des sciences sociales. Il peut prétendre être un sage mais il manipule les citoyens en leur faisant croire qu’il est éclairé par des savoirs proches de la vérité alors qu’il est limité par son impuissance que les sujets représentent devant lui. Alors, convenons que les litiges qui nous opposent garantissent nos libertés.

La politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-parts. Cette institution est le tout de la politique comme forme spécifique de lien. Elle définit le commun de la communauté comme communauté politique, c’est-à-dire divisée, fondée sur un tort échappant à l’arithmétique des échanges et des réparations. En dehors de cette institution, il n’y a pas de politique. Il n’y a que l’ordre de la domination ou le désordre de la révolte.

Rancière 1995 : 31

Les sociétés humaines ne sont pas à enligner sur un ordre des proportions inscrit dans je ne sais pas quelle archè, seul le mensonge des fondements simples et clairs fait croire qu’il y a une solution politique. On ne peut pas passer simplement de l’utile au juste, les surprises de la liberté de tous, celle de ceux qui ne peuvent être réduits seulement à obéir, relancent les litiges sans prévenir, elles empêchent tout espoir de gérer ce passage. Oublier le litige comme centre du politique, c’est confondre politique et organisation d’un ordre, c’est confondre politique et police, c’est exclure du politique l’énigme des sujets.

La société a beau être travaillée par des logiques multiorientées qui la fractionnent constamment, créant des conflits récurrents, des paradoxes multiples, charriant des modèles variés non intégrables les uns dans les autres, nous persistons à les hiérarchiser selon leur plus ou moins grand écart par rapport à un modèle préférentiel, toujours bien ordonné, de plus en plus inadéquat à la réalité de la vie en société. Pour je ne sais quelles raisons, nous ne nous habituons pas à la coprésence de ces logiques, aux bricolages de la vie humaine.

Si le sujet est un individu, il est aussi un « dividu »

Pour Marilyn Strathern, le sujet n’est pas seulement un individu, il est aussi un dividu qui dans son rapport aux autres s’engage par morceaux.

Nous savons quelque chose de cette expérience quand nous disons, par exemple : « C’était mon ami, il est mort, c’est comme si je perdais quelque chose de moi-même !», mais nous ne nous y arrêtons pas, nous restons aveugles sur le savoir ouvert par cette réflexion. Pourtant les vieux savent quelque chose de tout cela quand ils se plaignent de « partir par bouts », « par pièces et morceaux ». Un ami me racontait récemment l’histoire d’un homme dont l’épouse avait brodé leur linge de leurs initiales entrecroisées. Peu avant de mourir de la tuberculose deux ans après leur mariage, elle demanda à son mari de lui promettre que sa future épouse ne dormirait jamais dans leurs jolis draps brodés. Elle savait que les objets inscrivent au corps des sujets leurs rapports entre eux et qu’un don transmet quelque chose de la personne.

Le sujet est présent dans les objets qui circulent dans les échanges entre hommes, il est engagé dans ces dons où les hommes se lient entre eux. Il répond de ses gestes et compose sa position sociale par l’histoire de ses obligations dans un lien social qui oblige ses partenaires.

Dans The Gender of the Gift (1988), Marilyn Strathern montre à quel point la rupture occidentale entre personnes et objets rend malaisée la compréhension des positions sur ce point des sociétés mélanésiennes des Hauts-Plateaux de Nouvelle-Guinée. Cette rupture rend également malaisé d’apercevoir l’option mélanésienne qui comprend de nous quelque chose, de peut-être crucial. En tout cas, Marilyn Strathern, à lire sa conférence de 2004, The Whole and Its Artefacts, aborde dans cette perspective le cas des biotechnologies dont nous dirons un mot plus loin par le détour du droit, dans l’intention d’illustrer l’art des pièces et morceaux.

The commodity logic of Westerners, dit-elle, leads them to search for knowledge about things (and persons as things) ; the gift logic of Melanesians to make known to themselves persons (and things as persons). For the one makes an explicit practice out of apprehending the nature or character (convention) of objects, the other their capabilities or animate powers (invention). If I call these practices reification and personification then, in the first case people are making objects appear as things, in the second as persons.

Strathern 1990 : 177

Où passe alors la distinction des objets et des personnes ? « Thus items become separable under the following conditions : they are separated from the donor in so far as they are transacted with another whose social identity is not that of the donor him/herself » (ibid. : 177). Cette pratique n’a de sens que si le donneur anticipe la réaction du receveur et, d’autre part, que la présence de la personne dans l’objet du don ne fonctionne que si l’on donne de sa personne. Autrement dit, celui qui ne voudrait qu’arracher un morceau de quelqu’un d’autre (ou insérer un morceau en secret dans le corps de l’autre) est dans une autre logique que celle du don, il est dans une logique de sorcellerie.

On ne trouvera pas dans ces sociétés la notion de connaissance accumulative et organisable, traduite en modèles par lesquels les sujets contrôleraient la société au nom de la vérité de cette connaissance. Il n’y a pas de notion de « société » mélanésienne en ce sens, avec ses gardiens. L’anthropologie peut la « construire », mais pour les Mélanésiens seuls les actes comptaient, dans leurs effets. L’acteur ne trouvait pas son statut social par référence à un modèle social qu’il représentait plus ou moins bien. Pas plus qu’il n’y a de notion intégrante abstraite du « sujet », pas plus il n’y a de notion intégrante de la « société ». En bref, ce n’est pas le « tout » qui compte (il n’y a pas de discours sur lui), ce sont les « parties ».

I would argue that the capacity to create transactable wealth which stands for aspects of persons and relations simultaneously produces the capacity to conceptualize persons and relationships as of innate values. This includes a value on procreation. It is in the context of “wealth” moving in transactions, then, that people also constructs their “persons” as having value.

Strathern 1987 : 297-298

Les pièces et morceaux, dans lesquels le sujet est compromis et forcément engagé, sont dans cette perspective inscrits aux corps. Chaque sujet est ici passé du rapport social au lien social puisque qu’il est engagé dans un rapport aux autres où il est un acteur apte à répondre et à répondre de sa réponse. Entrer dans la postmodernité suppose une rupture, nécessaire au retour du sujet vers le toujours concret de ses rapports aux autres. Le sujet doit faire son boulot.

La multiplicité des logiques et des règles qu’impliquent les actes humains ne se coordonnent en effet qu’imaginairement. Il n’y a pas de principe premier qui suffise aux mises en scène, aux textes et aux actions de l’être humain.

Il est intéressant de poser le problème des pièces et morceaux en termes de mitoyenneté, notion bien travaillée par le droit, et de concevoir les institutions comme une mémoire des mitoyennetés, fruit de l’expérience de l’humanité. Quels sont les montages qui rendent compte du travail des mitoyennetés ainsi produites ? Quelques remarques sur le droit civil peuvent nous le faire comprendre.

Le droit civil : bricolage des pièces et morceaux

Bruno Latour a évoqué l’hypothèse que, contrairement aux primates qui communiquent tout le temps entre eux, c’est l’introduction des objets dans les rapports entre eux (techniques, façons de faire, de produire, de transmettre, de confier, etc.) qui a permis l’humanisation. Dans la perspective dont je parle ici, cela signifierait que c’est à l’occasion des rapports des humains et des objets que des mitoyennetés sont devenues nécessaires entre les humains, entre les objets et les humains dans des unités, des séquences, des syntagmes composés de leurs rapports.

Prenons le cas du droit civil. Dans notre tradition juridique, la personne est distinguée de son corps. La personne du droit peut, en effet, exister avant le corps et après. Il n’y a pas d’existence juridique avant la naissance mais une décision des juristes reste possible pour défendre la personne avant son existence juridique. La personne juridique peut mourir avant le corps ou être restaurée ensuite. La mort civile n’est pas réductible à la mort du corps biologique (cas de la folie, de l’enfant, de l’incapacité juridique provisoire, etc.). La capacité juridique de la personne inventée par le droit civil ouvre à l’égalité de tous sur le plan du droit de la personne, c’est l’avantage de ne pas se lier aux réalités naturelles ou sociales. En fixant l’âge de la capacité juridique ou l’âge de se marier en s’éloignant de la seule régulation de la nubilité physique, par exemple, le droit précisait ses options contre toute prétention de la biologie de fixer le droit. Le droit civil ne lie pas l’homme par son corps mais par une parole à son sujet.

Le droit civil s’intéresse à l’autorité des parents sur les enfants, mais Jean-Pierre Baud (1993, 2001) que nous suivons ici, n’oublie pas que le droit canon s’est intéressé avant le droit civil, qui n’aime pas cela, au comment on fait des enfants, à l’accès au corps de l’autre et au consentement libre, au droit au corps de l’autre pour la reproduction, à la jouissance limitée de ce bien qu’on ne peut céder et dont on ne peut abuser.

Ce sont les technologies qui forcent maintenant le droit civil à concevoir à nouveau les rapports choses-corps-personne. Le sang et le sperme conservés par la technique ouvrent des morceaux de corps au statut de choses et le droit civil qui n’aime pas s’intéresser au corps est bien obligé de s’en mêler. Le simple délai et l’extériorité des morceaux par rapport au corps fait problème.

Le droit civil et le droit canon sont d’accord sur un point : le corps est une chose mais pas n’importe laquelle. C’est par l’âme que le droit canon le situe. C’est par la primauté de la personne que le droit romain l’aborde. Le droit civil l’emportera, mais cette victoire pose quelques problèmes à l’heure des biotechnologies. Un bref détour nous le fera percevoir.

La violence sociale avait ramené le corps vers le droit civil. La bourgeoisie voulait se défendre : dangers des voyages, nécessité d’être fort, utilité d’être beau. L’oubli du corps s’efface peu à peu pour le droit qui aimait décrire la personne comme libre de contraintes (peu importe la faim et la soif !). La bourgeoisie apprend la boxe, la self-défense, la gymnastique (le duel d’honneur n’est plus permis, ni l’arme) et déconsidère le travail manuel.

Le droit civil ne fut pourtant vraiment sensible au corps que lorsque les bourgeois-citoyens subirent à leur tour des accidents de travail, la violence des machines (autos, chemins de fer, etc.). Le droit civil se mit à comprendre que la personne sujet de droit devait devenir objet de droits et donc défendue comme un corps. Le droit civil avait donné plus de poids à la volonté des hommes qu’à la force des choses.

La violence des choses était plus forte que la capacité des hommes d’en assumer la responsabilité. Les machines des ateliers et les automobiles modifiaient l’environnement de la civilité romaine en créant un risque objectif que ne parvenait pas à appréhender le système de responsabilité du droit civil.

Baud 1993 : 182, italiques de l’auteur

La personne humaine pouvait-elle devenir un « objet de droits », comme une chose, puisqu’on ne pouvait se baser seulement sur sa responsabilité de « sujet de droits » ? En tout cas, les assurances allaient progressivement établir le prix des risques au corps dans des contextes de coprésences de choses. On ne se limite plus à, on est sorti de la « question sociale » et le droit civil le perçut clairement lorsque la violence des choses se mit à atteindre ceux qui ne faisaient pas partie de la « question sociale ». En 1930, le ministère de la Santé est détaché du ministère du Travail en France. Le civiliste est forcé de voir le corps : on en viendra il y a 50 ans à se demander, par exemple, ce que c’est que du sang humain conservé dans un flacon (ibid. : 186).

Avant on ne payait pas le sang, on indemnisait le donneur. On manipule le sacré, on le voit, avec des pincettes. Et pourtant les excréments ne posent pas tant de problèmes, morceaux de corps non sacrés. Il y aurait donc des hiérarchies dans les morceaux de corps et de subtiles distinctions entre sang et excréments (et les cheveux et les ongles !). De la plus forte à la moindre sacralité, véritable géographie culturelle du corps. On peut rappeler également le cas de l’albumine, commercialisable si elle vient du placenta, non pas si elle vient du sang ! Le placenta a été classé voisin du déchet lui qui est si proche du sang (ibid. : 206). Le placenta n’a donc jamais été sacré dans notre civilisation, on peut donc le traiter comme une chose et signer contrat. C’est ainsi que l’on peut voir par quels bouts notre droit est proche de la sacralité, on le voit par les différences d’options juridiques selon les morceaux de corps. Le droit ne raisonne pas, en effet, comme la physiologie. Il sait que les personnes et les corps sont liés, c’est pourquoi on observe sur le plan du droit une casuistique subtile de leurs rapports.

Le sang résiste, il n’y a pas de prix du sang et pourtant l’argent circule autour et alentour de ses produits et sous-produits. Un centre de transfusion a en droit les droits d’un propriétaire sur le sang : détruire, conserver, transformer, vendre. Sans profit, bien sûr ! Que de ruses ! (ibid. : 209-210). Effets sur le droit du corps, chose parmi les choses (corps laborieux et accidentés), du développement des techniques de conservation des morceaux.

« Les biotechnologies n’ont pas plongé les juristes dans la science-fiction, elles les ont au contraire immergés à nouveau dans une atmosphère archaïque antérieure à la civilité romaine » (ibid. : 214). Le droit, on le voit, a réfléchi bien avant Bruno Latour aux rapports constitutifs des personnes et des choses en pratiquant l’art des rapports entre morceaux choisis, quitte à en changer, un bricolage constant que l’histoire du droit illustre.

À Rome, on ne devenait père que lorsque son propre père était mort et non pas parce qu’on avait un enfant. C’est dire à quel point la position sociale est distincte du fait de « donner naissance ».

Le « lien du sang », on le voit, n’est donc qu’une expression, une image, une métaphore pour dire le lien de filiation qui est un lien de droit (qui se substitue donc à un lien matériel). Le lien de droit est un rapport construit par le juridique.

Il s’agit de fabriquer l’homme comme unique, comme sujet en lui donnant une position dans la suite des générations, et un nom. Cet homme de la culture du droit est enfanté par des artifices.

L’État est une scène faite pour tirer des conséquences pratiques et ce sont elles qui comptent.

Nos sociétés, on le voit ici une fois de plus, sont enracinées à des titres divers dans des époques qui précèdent de beaucoup la modernité. L’histoire du droit civil en porte un important témoignage. La modernité a conservé de nombreux éléments qui la précèdent, il ne faut donc pas en attribuer la raison à la modernité et finir par opposer brutalement modernité et postmodernité. L’exemple du droit civil est là pour servir de rappel, nous en sommes les fils. Comme le dit Baud, « On est le fils de son père, non par le fait d’une mécanique génétique, mais par une raison de droit qui nous a fait tel » (2001 : 218). C’est le mariage et l’adoption qui fait l’enfant de tel ou telle, ce n’est pas le sang. Le droit civil reste un véritable anticorps de tout ce qui est génétique et tient les clés particulières, bien avant celles de la modernité, de la civilisation occidentale. Tiendra-t-elle, se demande Jean-Pierre Baud ?

Le sujet, déjà nommé par le droit, fils ou fille de, n’est par ailleurs pas réductible à ses appartenances familiales ou sociétales, ni aux préoccupations de la police du groupe, ni même à la reconnaissance de sa parole politique dans un groupe. L’énigme du sujet tient, le droit s’y intéresse, les lois s’y intéressent, le ministère de l’Éducation également, le sujet leur échappe.

L’énigme nécessaire

La situation est pour le moins paradoxale, ce sujet, objet de tant de soins est au coeur d’une énigme irréductible : la société se reproduit, le sujet ne se reproduit jamais. Comment concevoir la reproduction du groupe aux prises avec des sujets qui ne se reproduisent pas ? Répondre à cette question, c’est rencontrer l’énigme du sujet. Cette énigme est le lieu d’un savoir qui fait limite pour tous les pouvoirs. Impossible d’autonomiser la philosophie sociale, ou la police, ou les règles d’appartenance, le groupe est obligé de manigancer avec le sujet, de le leurrer, de lui faire croire qu’il est celui qu’il faut honorer (dans la meilleure des situations !) pour qu’il endosse ses propositions, qu’il les trouve crédibles et légitimes. La société porte un Autre nécessaire auquel le sujet s’adresse comme à son référent et qui détient les clés du tiers qui préside aux rapports entre sujets. Mais, dès que la société, sous prétexte de ses rôles de référent obligé, s’installe dans un discours qui prétend à la vérité sur le sujet, à un savoir exclusif sur la norme et donc sur le jugement, elle court le risque de réduire son intelligence du sujet à sa conformité aux normes du groupe. C’est l’ouverture au camp, là où le sujet se perd.

Le sujet, dit Copjec, n’est pas à la recherche d’une vérité à découvrir, il ne peut miser sur aucun fait sans équivoque « because no fact exists outside a signifying chain and no signifier is unequivocable » (1995 : 67). Autrement dit, le signifiant, qui n’est pas le propre du fait, vit de sa propre vie et développe ses rapports propres indépendamment des faits. L’individu affecté par les faits de sa vie est donc « affected by meanings that it never lives, never experiences » (ibid. : 68). Cela fait comprendre la surdétermination du sujet : il est sensible aux équivoques du signifiant. Cette perspective s’oppose évidemment à toute position historiciste qui prétendrait ramener le sujet à une narration qui le raconterait historiquement, socialement, en le réduisant au symbolique et à l’Autre. Le sujet est bel et bien divisé, entre le groupe et lui-même, entre lui-même et lui-même, ce qui est de groupe et ce qu’il sait de lui.

Je ne suis pas en train de dénigrer les règles de la coexistence nécessaire entre les sujets, ni l’autonomie du groupe dont la reproduction a ses marques propres. Je suis en train d’évoquer pour nos débats les conséquences du travail d’une logique sociale inadéquate qui se retrouve devant la nécessité pour se maintenir de récupérer ou d’éliminer le sujet.

Nous avons affaire dans nos sciences sociales à une réalité qui se dérobe. Tout est toujours à recommencer, le mythe de Sisyphe raconte la fable de nos travaux. Cela nous gêne pour de mauvaises raisons, me semble-t-il, parce que nous croyons à des vérités trop simples. « J’ai très peur de ne pas rester incompris » disait Oscar Wilde, livré en transparence aux savoirs et aux pouvoirs qui en rêvent.

N’est-ce pas alors malgré nos critères de la vérité scientifique que nos travaux restent intéressants, les auteurs restent des sujets et leurs écrits sont malaisément fondés sur les modèles que je décrie. Alors pourquoi les conservons-nous et plaidons-nous, contre toute apparence, que nos professions sont scientifiques ? Nous sommes coincés entre nos prétentions scientifiques et celles du pouvoir ou celles des idéologies, nous cherchons trop à nous faire beaux pour servir à quelque chose pour eux.

Pendant ce temps-là, partout autour de nous, nous voyons les horreurs se multiplier, l’offre de la modernité persister à nous offrir un discours sur le monde de moins en moins crédible. La modernité a beau rêver que le sujet est convertible selon ses voeux, cela ne marche pas. Qui croit encore à ses offres ? Qui accepte encore l’idée qu’avant elle l’obscurantisme régnait ? Qui ne voit que nous devenons incapables d’accueillir la variété de l’expérience humaine, son impossible normalisation ? Nous nous déshumanisons pour ces raisons, nos jugements reposent sur un modèle appauvri du sujet.

Même la démocratie se met de la partie ! La petite vantardise de la démocratie, c’est de nous respecter comme des individus libres. Pris au piège de cette flatterie, nous n’y respectons plus que nous-mêmes et nous excluons de notre respect ceux qui nous représentent. Nous perdons le sens des positions et ne voyons plus que les individus. Quand ils occupent des positions, nous ne voyons plus qu’eux. Ou bien, nous confondons la démocratie et la règle de la majorité en ne voyant plus que nous endossons ainsi la règle principale des conseils d’administration d’entreprises. Comme le soutient J.-C. Milner, la règle de la majorité met en jeu une véritable violence logique en nous faisant croire que la majorité vaut pour le tout. « De fait, pourquoi ceux qui sont moins nombreux devraient-ils s’incliner devant les plus nombreux ? N’est-ce pas là une simple variante du droit du plus fort ? » (2003 : 38). Certes, nous savons que la démocratie est avant tout une pratique, ouverte à la contestation du pouvoir lui-même et de ses lois devant la justice. Mais parfois…

La démocratie n’est pas le régime parlementaire ou l’État de droit. Elle n’est pas davantage un état du social, le règne de l’individualisme ou celui des masses. La démocratie est, en général, le mode de subjectivation de la politique – si, par politique, on entend autre chose que l’organisation des corps en communauté et la gestion des places, pouvoirs et fonctions. Plus précisément, démocratie est le nom d’une interruption singulière de cet ordre de la distribution des corps en communauté que l’on a proposé de conceptualiser sous le concept élargi de police. C’est le nom de ce qui vient interrompre le bon fonctionnement de cet ordre par un dispositif singulier de subjectivation.

Rancière 1995 : 139

Jusqu’à la fin de son livre, Rancière s’attaquera à dégonfler les baudruches de la démocratie bon teint. Le litige, l’énigme n’est pas un problème à régler. La démocratie fondée sur le litige qu’entraîne le surgissement de la liberté de tous ne peut se réduire aux notions unanimistes du consensus qui sur le principe équivaut à supprimer le tort. « La politique n’est pas la communauté consensuelle des intérêts qui se conjuguent » (ibid. : 185). Elle est traversée par l’impur, le tort, l’erreur que garantit la présence humaine.

Toute narration dotée de sens est comparable au souffle tiède d’un vivant qui ternit le miroir au moment où il cherche à scruter les traits de son visage. Tel était le geste que les Anciens faisaient pour s’assurer de la mort de leurs proches : on allait quérir un petit miroir de cuivre qu’on approchait des lèvres des êtres immobiles. Le défaut de buée, ou si l’on préfère le reflet sans défaut, le contact sans écran de réel à réel, témoignait de la mort.

Quignard 1984 : 48

Ouvertures pour conclure

Vue du point de vue de la modernité, la postmodernité ne peut-être que le symptôme de son échec. Toutefois, elle nous place paradoxalement dans une position qui ouvre à une réhumanisation du rapport social qui cassera tout espoir de transformer la société en camp géré par une gouvernance détentrice de la vérité qui manipule nos peurs en entretenant l’illusion des harmonies sociales qui ne sont en fait que des harmonies de retranchement. La crédibilité du contrat social proposé par la modernité est mise à l’épreuve, même si sa légitimité ne l’est pas encore.

On ne peut évidemment opposer sous tous rapports modernité et postmodernité. La modernité ne forme pas un tout, même si elle prétend dans son idéologie avoir rompu avec les anciens régimes et ses modèles préférés. Elle est portée, par exemple, par des institutions qui n’ont pas grand-chose à voir avec elle, notamment celles que porte le droit civil. Elle est elle-même un bricolage fait de morceaux dont les origines historiques sont diverses et ne relèvent pas tous de l’époque de l’émergence de la modernité. Elle est rongée de l’intérieur par la priorité de la logique du marché qui soumet toutes les autres à sa reproduction élargie et par une version mécanique de la pensée cartésienne qui ne vise qu’à mettre au clair. Elle entretient des machines à supprimer les ombres comme si cela lui donnait un droit au déclassement-rejet de tout autre projet plus complexe de compréhension de la réalité humaine. L’inadéquation des options de la modernité se révèle avec le temps. La résistance à ses projets est de plus en plus évidente.

Restons des « intrus » que les maîtres de la vérité, toujours risibles, ne s’approprient pas. Pour reprendre la métaphore du début concernant le bébé et l’eau de son bain, la modernité des Lumières rêvait de « vider l’eau sale de la civilisation corrompue pour n’en conserver que le bébé, le moi enfantin, sain, pas encore touché par la dégénérescence » (Zizek 1993 : 128). Mais elle a échoué en ne voyant pas que le sujet a besoin de son eau sale, qu’en retirant le moi de cette eau pour le formater idéalement, on ne conservait qu’un monstre. L’erreur fatale est de sortir le bébé de l’eau de son bain pour le soumettre aux travaux d’aménagement d’un Maître (et ses équivalents) qui, le sujet le sait, n’est qu’un imposteur. Je n’irai pas plus loin certain que vous aussi avez au moins douze tiroirs. J’ai voulu trifouiller dans les miens pour évoquer avec vous quelques morceaux, en espérant que dans les vôtres quelques-uns y ressemblent et font appel à des expériences analogues. Le but : alléger notre sortie de la modernité et retrouver les redoutables partenaires que sont les sujets, irrécupérables par le pouvoir qui se voit signifier ainsi ce qui lui échappe et pourtant lui sert de ressource.